En 2019, pour le magazine Commune, l’ingénieur et membre de la coalition des travailleurs de la tech (@techworkersco – voir également Collective Action In Tech et @tech_actions) Jimmy Wu (@jimmywu) revenait sur la question de l’optimisation. Qu’est-ce que le numérique optimise ?
Alors que la tech rencontre une contestation inédite, l’éthique de la technologie bénéficie d’un vif regain d’intérêt, explique Wu. Le but : apporter aux professionnels de la technologie une conscience sociale… pour redresser la crédibilité du secteur ! « Pourtant, en positionnant l’éthique comme la boussole morale de la technologie, l’informatique académique nie le fait que ses propres outils intellectuels sont la source du pouvoir dangereux de l’industrie technologique ». Pour Wu, le problème réside dans l’idéologie même de la tech. « Ce n’est pas seulement que l’enseignement de l’ingénierie apprend aux étudiants à penser que tous les problèmes méritent des solutions techniques (ce qui est certainement le cas) ; le programme est surtout construit autour de tout un système de valeurs qui ne connaît que les fonctions d’utilité, les manipulations symboliques et la maximisation des objectifs. »
L’informatique, une idéologie du statu quo ?
Wu raconte avoir assisté au premier cours sur l’éthique des données proposé par Stanford au printemps 2018. Dans un exercice proposé aux élèves, l’enjeu était d’interroger un jeu de données provenant d’un site web qui avait révélé les noms des donateurs à des organisations qui soutenaient le seul mariage hétérosexuel. Les étudiants étaient appelés à faire des propositions pour résoudre le problème. Pour Wu pourtant, le problème n’était pas la question de la granularité des données (c’est-à-dire jouer sur la visibilité du montant des dons par exemple, comme de faire passer l’obligation d’afficher les noms des donateurs à partir d’un montant plus élevé pour éviter qu’ils soient pointés du doigt, comme le proposaient des étudiants) qu’un enjeu politique qui consiste à organiser la politique depuis des dons financiers. Cette proposition à sortir du seul cadre des paramètres accessibles a mis fin aux discussions. Pour Wu, ce petit exemple illustre à lui seul « l’idéologie du statu quo » qui structure l’enseignement de l’informatique. C’est comme si en informatique, l’enjeu premier était de ne pas prendre parti ou de ne pas faire de politique… Comme si tout n’était question que de paramètres à régler.
La science informatique a visiblement largement intégré la discipline de l’esprit qu’évoquait Jeff Schmidt dans son Disciplined Minds (2000, non traduit), un livre qui critiquait justement la socialisation et la formation des professionnels qui consiste trop souvent à ne pas faire de vagues. En 4 ans d’informatique à Berkeley et Stanford, rapporte Wu, à l’exception d’un cours d’éthique, les enseignants ne nous ont jamais suggéré d’examiner de manière critique les problèmes techniques, souligne-t-il. « Les questions dites « douces » sur la société, l’éthique, la politique et l’humanité étaient silencieusement considérées comme intellectuellement inintéressantes. Elles étaient indignes de nous en tant que scientifiques ; notre travail consistait à résoudre les problèmes qui nous étaient soumis, et non à nous demander quels problèmes nous devions résoudre en premier lieu. Et nous avons appris à le faire bien trop bien. »
Pour Wu, l’enseignement technique est directement responsable du technosolutionnisme. Des programmes d’études qui exposent « la primauté du code et des manipulations symboliques engendrent des diplômés qui s’attaquent à tous les problèmes sociaux à l’aide de logiciels et d’algorithmes ». En cours d’éthique, les questions de politiques et d’orientation étaient réduites à des problèmes techniques. Wu fait référence à un cours très populaire sur l’optimisation mathématique donné par Stephen Boyd à Stanford. « Dans le monde de l’informatique et des mathématiques, un « problème d’optimisation » est toute situation dans laquelle nous avons des quantités variables que nous voulons fixer, une fonction objective à maximiser ou à minimiser, et des contraintes sur les variables ». Pour Boyd d’ailleurs « tout est un problème d’optimisation » ! Tout peut être modélisé, tout peut-être exprimé en fonction d’un critère d’utilité selon des critères plus ou moins grossiers. Une affirmation des plus banales pour ces étudiants. Pour Wu, nous sommes là face à un marqueur de l’état des sciences informatiques.
L’optimisation n’est pas récente, rappelle-t-il. Elle est née avec la Seconde Guerre mondiale et est devenue un passage obligé des sciences informatiques. La question des algorithmes d’optimisation est arrivée à maturité au milieu du XXe siècle, avec le développement de la programmation linéaire qui a permis de faire des progrès sur des problèmes allant de l’allocation des biens au routage logistique. En URSS, sous la coupe de son inventeur, Leonid Kantorovich, elle est devenue un outil central de la planification dès les années 60. En Occident, elle s’est déployée dans l’expédition et le transport. Des deux côtés du rideau de fer, longtemps, « l’optimisation a été déployée dans des contextes résolument non marchands », pour la planification notamment. Mais depuis le début du XXIe siècle, elle a été remodelée pour être utilisée par nombre d’applications, notamment commerciales. Désormais, aidés par l’IA et l’apprentissage automatisé, entreprises, armées et États exigent des algorithmes rapides, efficaces, sûrs, mais aussi intelligents, réactifs. Tout est en passe d’être exprimé à l’aide de variables, de contraintes et de fonctions objectives, puis résolues à l’aide d’un logiciel d’optimisation.
Cette prise de contrôle de l’optimisation se reflète sur les campus au vu du nombre d’inscriptions à ces cours. À Stanford toujours, au Huang Engineering Center, à quelques centaines de mètres de là où enseigne Boyd, Andrew NG (@andrewyng) donne des cours sur le Deep Learning où se pressent des milliers d’étudiants. Son cours porte sur les réseaux neuronaux profonds. Ici, les paradigmes d’optimisation ne sont pas de type planification, car les modèles n’ont que les contraintes qu’ils découvrent eux-mêmes. Une fois entraîné, le modèle est exécuté sur des échantillons de données. Si les résultats sont médiocres, le concepteur modifie les paramètres ou affine l’objectif. « L’ensemble du processus de formation d’un réseau neuronal est si ad hoc, si peu systématique et si embarrassant, que les étudiants se demandent souvent pourquoi ces techniques devraient fonctionner. » Personne ne sait très bien leur répondre, mais soyez-en assurés, elles fonctionnent ! « L’étude de l’apprentissage automatique offre une révélation stupéfiante : l’informatique du XXIe siècle manie, en réalité, des pouvoirs qu’elle comprend à peine » !
L’informatique, c’est de l’économie sans les questions politiques
Le seul autre domaine qui semble à la fois en savoir autant et si peu est l’économie, explique encore Jimmy Wu. La comparaison est à raison : cette optimisation en roue libre et heuristique rappelle la façon dont l’économie elle-même est comprise. « Plutôt que de considérer l’optimisation comme une planification, nous cherchons à libérer la puissance de l’algorithme (le marché libre). Lorsque les résultats ne sont pas ceux escomptés, ou que l’algorithme optimise son objectif (le profit) avec beaucoup trop de zèle à notre goût, nous corrigeons docilement ses excès rétrospectivement avec toutes sortes de termes secondaires et de réglages de paramètres (taxes, péages, subventions). Pendant tout ce temps, le fonctionnement interne de l’algorithme reste opaque et sa puissance de calcul est décrite en termes de magie, de toute évidence compréhensible uniquement par une classe de technocrates doués et suréduqués. »
« Lorsqu’on entre dans le « monde réel », la perspective acquise grâce à ces formations en informatique s’intègre parfaitement à l’idéologie économique dominante. Après tout, qu’est-ce que le capitalisme néolibéral sinon un système organisé selon un cadre d’optimisation particulièrement étroit ? » « À l’école, on nous a dit que tout problème pouvait être résolu en tournant les boutons algorithmiques de la bonne manière. Une fois diplômés, cela se traduit par la conviction que, dans la mesure où la société a des défauts, il est possible d’y remédier sans changement systémique : si l’accumulation du capital est le seul véritable objectif et que le marché est un terrain de jeu infiniment malléable, il suffit de donner aux agents individuels les incitations appropriées. Pour réduire l’utilisation du plastique, ajoutez une surtaxe sur les sacs d’épicerie. Pour résoudre la crise du logement, relâchez les contraintes imposées aux promoteurs d’appartements de luxe. Pour contrôler la pollution, fixez un prix de marché en utilisant un système de plafonnement et d’échange. »
« À un niveau élevé, l’interprétation computationnelle de l’économie moderne ressemble à ceci : une économie peut être considérée comme un gigantesque problème d’optimisation distribuée. Dans sa forme la plus élémentaire, nous voulons décider quoi produire, combien payer les travailleurs et quels biens doivent être alloués à qui – ce sont les variables du programme d’optimisation. Les contraintes consistent en toute limite naturelle sur les ressources, la main-d’œuvre et la logistique. Dans le capitalisme primitif du laissez-faire, l’objectif à maximiser est, bien entendu, le profit ou le produit total. »
« Le péché originel du programme capitaliste est donc qu’il optimise non pas une certaine mesure du bien-être social ou de la satisfaction humaine, mais une quantité qui ne peut être qu’un lointain substitut de ces objectifs. Pour remédier aux dommages considérables causés par cette mauvaise formulation, les démocraties libérales d’aujourd’hui cherchent à concevoir un programme plus nuancé. Le profit constitue toujours le premier terme de l’objectif, mais il est désormais accompagné d’un éventail impressionnant de termes secondaires modifiables à l’infini : imposition progressive des revenus pour ralentir l’accumulation des richesses, taxes et subventions pigouviennes pour guider le comportement des consommateurs, et marchés d’émissions financiarisés pour freiner la désintégration rapide de la planète. Lorsque les carottes et les bâtons du marché ne suffisent pas, les gouvernements tentent d’imposer des réglementations, en introduisant des contraintes supplémentaires. Ces solutions politiques suivent précisément la même logique que les exercices qu’on nous propose en classe sur les réglages algorithmiques. »
Wu rappelle qu’il n’est donc pas étonnant que le rôle sociétal des algorithmes fasse l’objet de nombreux débats. Il n’y a pas si longtemps encore, les gens pensaient que les algorithmes étaient politiquement neutres ou ne présentaient pas de danger fondamental pour les humains. Comme la révolution industrielle précédente, cette révolution était considérée « comme un fait impersonnel de l’histoire économique, et non comme quelque chose qui discriminait activement certaines populations ou servait de projet à la classe dirigeante ». En 2013, quand on évoquait des biais dans les modèles, on estimait que c’était une question purement statistique dépourvue du moindre jugement moral. Depuis 4 ou 5 ans, la critique s’est emparée de la question des boîtes noires algorithmiques, montrant qu’elles excluaient nombre de personnes des services sociaux… La fausse neutralité et objectivité des calculs ont été démasquée, constate Wu. Un nouveau parti-pris a émergé qui reconnaît qu’en pratique, les algorithmes comme les données encodent des partis-pris.
Pour Wu néanmoins, ce nouveau parti-pris continue de faire l’apologie de la « tyrannie informatique ». Il reste sans idéologie !
Le problème c’est les programmeurs humains et les données ! Pas le fait que l’informatique travaille à améliorer et automatiser le monde… Or, comme le soulignait le philosophe Mark Fisher (Wikipedia), ce « réalisme capitaliste » (Entremonde, 2018) relève précisément de l’idéologie. La tâche qui reste à l’informatique comme au capitalisme, c’est « d’affiner le système au mieux de nos capacités »… À calculer encore et toujours leur efficacité maximale, les systèmes pourraient bien tourner en rond !
Les contributions du monde universitaire au capitalisme sont essentiellement venues de l’économie, notamment des partisans ultralibéraux de l’École de Chicago, explique encore Jimmy Wu. Mais ces contributions comportaient une limite majeure : l’économie reste une arène de débat, de désaccords…
L’informatique lui est bien supérieure, ironise l’ingénieur. « Elle enseigne les axiomes et les méthodes du capitalisme avancé, sans les questions politiques qui peuvent se poser en économie ou dans d’autres sciences sociales. Dans sa forme actuelle, l’informatique est un véhicule d’endoctrinement réussi pour l’industrie et l’État, précisément parce qu’elle apparaît comme leur contraire : un domaine sans valeur qui incarne à la fois des mathématiques rigoureuses et une ingénierie pragmatique. C’est le pourvoyeur idéal du réalisme capitaliste pour une époque sceptique ; une science de droite qui prospère dans notre ère post-idéologique. »
Peut-on, doit-on, faut-il défaire l’ordinateur et ses sciences ? Le débat oppose deux camps, simplifie Jimmy Wu. D’un côté l’élite traditionnelle qui ne voit pas même le problème. De l’autre, des « humanistes de la technologie », une alliance peu structurée de fonctionnaires critiques, de médias, de chercheurs, d’ONG et de repentis de la tech… qui pensent que les pratiques technologiques peuvent être apprivoisées par une politique plus éclairée, des pratiques d’ingénieries réformées et un peu plus d’éthique… Mais les deux parties partagent finalement la même vision, même si l’un a un visage plus aimable que l’autre : « celle d’une société dominée par une aristocratie technique qui exploite et surveille le reste d’entre nous ». L’informatique universitaire file les mêmes contradictions : le matin, un étudiant peut assister à un exposé sur la maximisation publicitaire et le soir construire une base de données pour une association locale…
Avons-nous besoin d’une autre informatique ?
L’ingénieure repentie, Wendy Liu (@dellsystem) en appelait dans le magazine socialiste britannique Tribune (@tribunemagazine) à « abolir la Silicon Valley » (elle en a depuis fait un livre : Abolir la Silicon Valley : comment libérer la technologie du capitalisme, Repeater Books, 2021, non traduit). Elle n’appelait pas par là à un rejet naïf de la technologie, mais à sa régulation, à sa transformation en un secteur qui soit financé, détenu et contrôlé par la société dans son ensemble et non plus seulement par quelques actionnaires.
Pour Wu, ce réformisme ne suffit pas. Il est nécessaire de mettre en cause ce qui sous-tend cette prise de pouvoir économique sur le monde. « La Silicon Valley n’existe pas dans un vide intellectuel : elle dépend d’un certain type de discipline informatique. Par conséquent, une refonte de la Silicon Valley par le peuple nécessitera une informatique « populaire » ». C’est-à-dire une autre informatique et une autre vision de l’informatique, soutient Jimmy Wu. Nous en sommes pourtant encore très loin. « Aujourd’hui, les départements d’informatique ne se contentent pas de générer le « réalisme capitaliste », ils sont eux-mêmes gouvernés par lui. » Le financement de la recherche en informatique est totalement dépendant des géants de l’industrie et de la défense. La recherche est guidée par les seules applications industrielles. Et tout ce beau monde nie que l’informatique contemporaine soit une entreprise politique (quelles que soient ses intentions apolitiques affichées). Pour remédier à ce brouillard idéologique étouffant, nous devrions construire une « informatique communiste », soutient Jimmy Wu. Il termine en l’esquissant à grand trait : à savoir que seuls les projets au service direct ou indirect des gens et de la planète devraient pouvoir être financés, en invitant à imaginer des algorithmes pour la planification économique participative, pour estimer le temps de travail socialement nécessaire, pour créer des chaînes d’approvisionnement locales… « La froide science de l’informatique semble déclarer que le progrès social est terminé – qu’il ne peut y avoir désormais que du progrès technologique. Pourtant, si nous parvenons à arracher le contrôle de la technologie à la tour d’ivoire de la Silicon Valley, les possibilités de la société post-capitaliste sont apparemment infinies. Le mouvement des travailleurs de la technologie du XXIe siècle est un véhicule plein d’espoir pour nous amener vers de telles perspectives ! Il est certes encore naissant, mais il est de plus en plus une force avec laquelle il faut compter, et, au risque de s’emballer, nous devrions commencer à imaginer le futur que nous souhaitons habiter. Il est temps de commencer à conceptualiser, et peut-être à prototyper, l’informatique et l’information dans un monde de travailleurs. Il est temps de commencer à concevoir une nouvelle science de gauche. »
Reste à savoir si la lutte contre les dérives des technologies (le techlash des employés de la tech) ou la prise en compte des questions écologiques suffiront à mobiliser les « agents de la société technicienne » comme le dit très bien le dernier numéro de Socialter (@socialter) ?
Si l’on en croit le dernier livre du sociologue Jamie Woodcock (@jamie_woodcock), Le combat contre le capitalisme de plateforme (Press de l’université de Westminster, 2021, non traduit), les travailleurs des plateformes parviennent à organiser de plus en plus d’actions collectives et à renforcer la solidarité transnationale, explique le politologue James Muldoon (@james_muldoon_) pour le blog de la London School of Economics (@LSEReviewBooks). En Europe, expliquait récemment The Guardian, la sécurité des travailleurs des plateformes progresse, tout comme le déploiement des plateformes coopératives, notamment autour de Coopcycle qui fédère plus de 67 coopératives dans 7 pays. La France semble plutôt tenir de l’exception en la matière, puisque malgré les jugements récents, les plateformes continuent à opérer par l’auto-entrepreneuriat.
Reste que l’horizon d’une nouvelle informatique qu’esquisse Jimmy Wu semble encore loin !
Défaire l’optimisation ?
Dans son dernier livre Undoing Optimization : Civic Action in Smart Cities (Yale University Press, 2021, non traduit), la chercheuse Alison Powell (@a_b_powell, blog), qui est également la responsable du programme et réseau de recherche sur l’éthique de l’IA, Just AI (@justainet, blog), de l’Ada Lovelace Institute, rappelle que les données ne sont pas gratuites, qu’elles ne sont pas exemptes de déséquilibres de pouvoir. Comme elle l’explique dans une tribune pour la LSE, cette optimisation configure des rationalités, notamment le fait que les décisions opérationnelles soient basées sur des données disponibles. Pour elle, pour défaire l’optimisation, nous devons nous concentrer sur les frictions, les lacunes, les erreurs… Comme le propose l’anthropologue Anna Tsing, les frictions produisent des relations de négociation inédites. Pour Powell, « les relations de pouvoir inégales autour des données pourraient générer de nouvelles opportunités de changement social ».
Pour Powell, nous ne sommes pas suffisamment attentifs à la manière dont les technologies se superposent les unes aux autres. À la fin des années 90, la vogue était au citoyen en réseau, à l’individu connecté qui s’engage dans la ville grâce à la connectivité. L’accès est alors devenu une demande et a aussi produit (à la marge) quelques projets politiques (comme les réseaux communautaires sans fil, voir « Avons-nous besoin d’une vitesse limitée sur l’internet ? »). La démultiplication des données et des systèmes de capteurs connectés ont permis une collecte sans précédent et une forme d’optimisation de la vie urbaine en temps réel… Mais pour Powell, cette optimisation n’aborde pas la conception coercitive des applications qui servent à la collecte de données justement. Quand la ville intelligente donne la priorité aux données, l’optimisation produit une surveillance constante, incompatible avec les libertés collectives.
Au lieu de cela, les points de friction ouvrent une autre perspective et permettent de limiter l’objectif d’une optimisation sans limites. Pour la chercheuse, il est ainsi nécessaire d’interroger l’optimisation, de savoir « pour qui ce n’est pas optimal » justement. Pour Powell, nous devons travailler à des alternatives à l’optimisation. Elle propose un exemple, celui du projet Connected Seeds and Sensors – un projet londonien qui explore comment l’internet des objets peut soutenir la consommation et la production d’une alimentation durable – qui montrent que les données collectées sur les semences ne parviennent pas à être exhaustives. Le savoir n’est pas réductible aux informations. Pour la chercheuse, pour nous défaire de l’optimisation, nous devrions considérer que la friction est bien plus nécessaire pour créer de bonnes relations. Ensuite, nous devrions travailler à limiter la collecte de données plutôt que l’étendre. En privilégiant l’optimisation à la friction, nous risquons surtout d’oublier de construire des solidarités et des échanges qui ne soient pas que de données.
Comme elle l’expliquait dans le texte de configuration du réseau Just AI, l’éthique doit se penser d’abord comme une pratique. Comme elle le souligne encore dans un premier compte rendu de travaux portant sur la cartographie de la recherche éthique, « les préoccupations éthiques concernant l’IA sont désormais profondément imbriquées dans les préoccupations éthiques concernant de larges pans de la vie sociale ».
Dans la conclusion de son livre, Powell explique que le modèle de pensée « techno-systémique » étend sans fin la commodité des données et l’exploitation des informations personnelles. Le problème est que cette approche ne définit pas une bonne citoyenneté, mais seulement « une bonne citoyenneté technologique »… et celle-ci, d’une manière très récursive, ne consiste finalement qu’à soutenir toute optimisation. Le problème, explique Alison Powell, c’est que cet objectif restreint l’action civique à n’être qu’une consommation de ressources ! Le paradigme de l’optimisation par les données et les capteurs réduit en fait la place des citoyens à n’être que les acteurs de leur propre surveillance. Ce paradigme réduit également la diversité, favorise les intérêts privés plus que publics. Mais surtout, l’optimisation efface le conflit, les divergences, les dissensus, les frictions… Or, dans la réalité, bien souvent, les gens luttent pour redéfinir les formes normatives que produisent les données, et trouver des espaces de discontinuité entre les données. La liberté ne consiste pas seulement à ne pas être surveillé, mais également réside dans la capacité d’avoir des approches différentes, d’être en désaccord avec des interprétations, de revendiquer un droit à la discontinuité… Powell défend une datafication minimisée (un droit à la « datafication minimum viable », sur le modèle du Produit minimum viable). Pour elle, la transparence ou la responsabilité ne suffisent pas, car elles ne permettent pas de modifier le cadre technologique qui nous capture, de remettre en question son circuit de pouvoir, explique-t-elle en faisant référence au « droit à une ville intelligente soutenable » de Sara Heitlinger. Bref, de continuer à avoir le droit de faire évoluer nos modes de connaissances et de relations hors des produits prédictifs… À produire une société autrement qu’en calculant son efficacité maximale.
Cela nous renvoie au livre déjà classique de l’historien des technologies Edward Tenner (@edward_tenner), Le paradoxe de l’efficacité : ce que le Big Data ne peut pas faire (Penguin Random House, 2018, non traduit), qui soulignait combien l’inefficacité a de vertus. Tenner y rappelle que ce que nous rendons plus efficace rend toujours autre chose moins efficace. Que l’optimisation est toujours un choix qu’on peine à évaluer, dans ses coûts comme dans ses bénéfices. Dans son livre, Tenner observe l’apport ambigu de la techno sur la médecine, l’éducation et la connaissance pour souligner qu’il n’y a pas qu’une forme à l’efficacité, mais des formes qui s’imbriquent et se contrebalancent. Dans notre monde ultra rationnel, où domine le colonialisme comptable, où tout est converti en gains de productivité, l’historien pourtant bien peu radical, nous rappelle que l’inefficacité est parfois un bien meilleur chemin.
Hubert Guillaud