Qu’est-ce que la technologie essaie de nous dire ?

La lecture de la semaine est un très beau texte publié dans The Atlantic par mon nouveau héros Alexis Madrigal. Il s’intitule « quand les journaux étaient nouveaux ou comment les Londoniens parlèrent de la peste ».

« Certains disent que la peste a été d’apportée d’Italie, d’autres du Levant, parmi d’autres choses importées chez nous par la flotte turque ; d’autres encore disent qu’elle vient de Chypre », écrit Daniel Defoe en ouverture de son récit historique Journal de l’année de la Peste (1722). Le livre, que beaucoup ont lu comme un roman, portait un sous-titre évocateur pour nous, écrit Alexis Madrigal : « observations et souvenir des faits les plus remarquables, aussi bien publics que privés qui se sont déroulés à Londres en 1665 ». Un texte présenté comme l’œuvre d’un citoyen « demeuré pendant ce temps à Londres » et révélant une intrigue, « jamais rendue publique jusqu’ici ».


Image : Une histoire de la peste et du feu, estampe provenant de la bibliothèque du collège d’Harvard.

Commentaire de Madrigal : « En tant que journaliste à l’ère numérique, je me suis tout de suite dit que Defoe aurait su engranger les pages vues ». Pour le dire autrement, Defoe aurait été un sacré blogueur. Il a atteint une reconnaissance nationale en tant que journaliste, au début du 18e siècle, au moment où naissaient les journaux imprimés. Une partie de son succès, il l’a dû à sa capacité à cracher de la copie. Un de ses biographes parle de lui comme d’une « véritable machine à écrire » qui donnait son point de vue au jour le jour, d’une manière qui n’avait pas, et n’a toujours pas, son égal dans l’histoire de l’écriture politique anglaise. Il avait sa propre publication, the Review, qu’il a rédigée et publiée trois fois par semaine pendant neuf ans d’affilée. Elle ressemble à ce point à un blog qu’un chercheur la recréée sur un site sous WordPresse defoereview.org. Et après la publication de Robison Crusoe en 1719, il a publié le Journal en 1722, un étrange petit livre basé sur presque une décennie de collections de faits, d’histoires, d’anecdotes autour de la peste qui a frappé Londres quand Defoe était enfant. Et ce livre n’est pas seulement une réflexion sur la peste en elle-même, mais sur la manière dont l’information se diffuse. Defoe est fasciné par ce qui fait autorité en matière d’information, par la manière dont les gens donnent du sens à l’information et on peut dire qu’il en conclut avant l’heure que le message, c’est le médium.

Au tout début du livre, reprend Madrigal, Defoe signale que l’écologie de l’information sera un sous-texte essentiel : « A l’époque, nous n’avions pas les journaux imprimés pour répandre les rumeurs et le compte-rendu des faits, et pour les améliorer par l’invention des hommes, comme je l’ai vu pratiqué depuis. »

Madrigal voit là une observation très contemporaine, dans la tonalité générale et l’ironie, dans l’impossibilité de distinguer précisément si Defoe approuvait ou non ces journaux imprimés. Defoe était le créateur du journalisme imprimé et pour autant, ne savait pas bien quoi penser de son impact sur le monde. Une profonde ambivalence que Madrigal dit ressentir aujourd’hui face aux médias numériques.

Mais Madrigal insiste sur la phrase de Defoe  » répandre les rumeurs et le compte-rendu des faits, et les améliorer par l’invention des hommes ». « C’est brillant, dit Madrigal. Des mots positifs (améliorer, invention) qui sont accolés à d’autres (rumeurs, compte-rendu) et deviennent par là même très ambivalents. Des rumeurs améliorées, des comptes-rendus inventés. Ou des rumeurs inventées et des comptes-rendus améliorés. Les journaux, alors, ne pervertissent pas seulement les faits, mais aussi les rumeurs et le compte-rendu des faits, les nouvelles apportées par les commerçants, les lettres, les choses imprimées par les pamphlétaires, rêvées dans les cafés, les décrets des gouvernements, les divinations déduites de la course des étoiles, les choses vues. Les journaux, semble-t-il, pervertissaient le mélange en quoi consistait l’information à la fin du 17e siècle, avant la prolifération et la formalisation des journaux. Pourtant, le secret délibéré qui entoure le gouvernement et l’asymétrie de l’accès à l’information sont décrits par Defoe comme le mal. Le mauvais traitement de l’information dans les réseaux du bouche-à-oreille a entraîné des morts pendant l’épidémie de peste. Les soi-disant prophètes et les charlatans ont proliféré parce que les gens manquaient d’information pour faire la différence entre la réalité et le reste. En ce sens, les journaux ont aidé ce que l’information « se répande instantanément dans le pays tout entier », ce qui les rachète. La vie pouvait être pervertie, car convertie en une information transmise par ce nouveau médium, mais ça n’était pas forcément une mauvaise chose. Le passé était-il parfait ? Non. L’avenir le serait-il ? Non. Mais il pouvait être un peu mieux.

Madrigal explique avoir voulu en savoir plus sur Defoe. Et notamment sur l’afflux nouveau d’information qui a caractérisé cette époque de l’histoire. Car Defoe n’a pas été le seul à devoir affronter cet état, c’était un trait d’époque. Les historiens, notamment Katherine Ellison (éditrice de Digital Defoe), montrent que les gens de cette époque ont développé des stratégies pour faire face à cette « surcharge informationnelle », qui existait bel et bien en ce début de 18e siècle. Les auteurs de cette époque, dans lesquels il faut compter aussi Jonathan Swift, sont très conscients de cet état, pas seulement pour l’accepter ou y résister. Chaque œuvre ouvre au lecteur des pistes d’adaptation possible à ce qui est perçu comme une prolifération des textes. « Chaque œuvre démontre son propre processus de résolution du problème technologique », écrit Katherine Ellison. Et cela, sans adopter une réponse de l’ordre de l’enthousiasme débridé ou de l’horreur.

Dans la suite de son passionnant article, Madrigal montre comment le livre de Defoe est une réponse, comment le livre s’interroge sur la production de statistique de mortalité pendant l’épidémie ou sur le processus d’interprétation d’un fait par la foule. Il montre comment se mettre à distance d’une information qui s’est répandue partout dans la ville, comment, quelle que soit sa provenance – l’Etat, la rumeur, la nature elle-même – l’information doit être regardée avec scepticisme. En même temps, Defoe montre que les contenus oraux, les textes imprimés ou manuscrits ne peuvent pas être vus comme des médias séparés, ces formes de communications étant proches et ayant tendance à franchir les barrières. Un trait significatif, qui peut paraître exotique aujourd’hui, est néanmoins la place que Defoe accorde à la religion et à la volonté de Dieu dans une information. Quand une information lui arrivait, Defoe passait son temps à se demander « Que Dieu veut-il me dire par là ? »

Or, pour Madrigal, c’est exactement ce qui se passe dans notre rapport à la technologie. Quand on regarde Facebook, Twitter, BuzzFeed, une visualisation de données ou un drone, on a tendance à se demander : « Qu’est-ce que la technologie essaie de me dire ? » Et en passant notre temps à essayer de voir si la technologie change le monde, si c’est bien elle qui est la cause de tel ou tel comportement, on l’investit d’une sorte de puissance supérieure, on se retrouve engagé dans un processus de divination pas très intéressant.

D’où la conclusion de Madrigal : « Peut-être pouvons-nous nous inspirer de Defoe, de son ironie et de son scepticisme et ne pas voir dans le monde des choses qui n’y sont pas. Il n’y a pas forcément une téléologie à l’oeuvre. Personne n’a le bon modèle pour prédire les impacts des changements induits par la technologie. Et même, certains ont de très bonnes raisons de faire passer pour inévitables certains avenirs. » Et, dans internet, ce médium que nous créons pour « répandre les rumeurs et le compte-rendu des faits », il ne faut pas, selon Madrigal, oublier le double sens que Defoe donne aux mots « améliorer » et « invention ». Ce ne sont pas des choses simples. Elles ont un coût qui diffère, mais pas en nature, des solutions qui ont été imaginées auparavant. Alors que nous nous efforçons de construire quelque chose de nouveau et de meilleur, je recommande, dit Madrigal, une dose d’humilité, car, comme le Katherine Ellison « chaque âge a été un âge de l’information ».

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 30 mars 2013 s’intéressait à l’atlas e-Diaspora, un programme de recherche qui vise à cartographier les diasporas telles qu’elles apparaissent dans les réseaux en compagnie de la conceptrice et coordinatrice du projet, la chercheuse Dana Diminescu, directrice scientifique du programme TIC migrations de la Fondation Maison des sciences de l’homme, d’Emmanuel Ma-Mung et William Berthomière, géographes et tous deux membres du laboratoire de recherche Migrinter.

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