Le Big Data fait-il l’inverse de ce qu’il promet ?

« Je vous prie de m’excuser. On va parler de commerce… Cela va nous permettre d’éviter les grands principes et d’en rester à des questions plus triviales », prévient Daniel Kaplan (@kaplandaniel), délégué général de la Fing, venu parler du contrôle individuel au colloque sur la politique des données personnelles organisé par l’Institut des systèmes complexes et l’Ecole normale supérieure de Lyon (voir sa présentation).

Comme le rappelle le célèbre manifeste des évidences, les marchés sont des conversations : le commerce a, de tout temps, consisté à marchander… Si on définit le commerce sous cet angle, force est de constater alors qu’internet a tué le commerce !

« Dans un monde où les organisations sont outillées avec les données, comment peut-on reproduire du commerce, de la conversation, pour que les individus y retrouvent leur compte ? » C’est l’une des questions que se pose la Fing depuis plusieurs années. Le programme Identités actives, qui s’était achevé par la publication du livre Informatique, liberté, identité concluait en s’interrogeant : pourquoi les gens donnent-ils l’impression de ne pas contribuer à leur propre protection ? C’est le paradoxe de la vie privée. « Les gens se plaignent, mais ne se protègent pas. Mais le paradoxe n’est-il pas dans le regard de l’observateur avant tout ? Qu’assigne-t-on comme rôle aux gens quand on leur dit de se protéger ?… On leur propose juste de se défendre, ce qui n’est pas un rôle très valorisant. Ce constat nous avait amenés à travailler sur la « projection de soi », pour trouver d’autres valeurs à cette protection ».

La Fing a ensuite travaillé sur la question de la confiance. « Dans l’industrie du numérique, quand on parle de confiance, on parle essentiellement de sécurité. Or, la confiance, dans la vie, c’est justement l’inverse : c’est quand on ne prend pas de mesures de sécurité… justement parce que quelque chose d’autre les remplace : une relation de confiance. »

Présentation : la présentation de Daniel Kaplan.

Big Data : le degré zéro du commerce !

Nous sommes dans un monde où l’on a industrialisé l’objet de la confiance : la relation. « Et nous sommes parvenus à un tel degré d’industrialisation, de personnalisation de la relation entre individus et organisation, que celle-ci n’a jamais été autant endommagée », constate Daniel Kaplan. Comme le dit l’expert en sécurité Bruce Schneier, les entreprises ne cessent de demander des garanties aux gens, elles ne cessent de tout mettre en oeuvre pour leur montrer qu’elles n’ont pas confiance en eux ! Depuis 30 ans, elles ont accumulé énormément d’information sur les gens. Parfois pour de bonnes raisons (mémoire, analyse de la relation, individualisation…), mais aussi pour de mauvaises. « Nous sommes entrés dans une époque de relations industrialisées ».

A l’origine, on voulait utiliser ces informations pour recréer une relation, pour fidéliser le client. Le client rentable étant celui qu’on a depuis un moment, le nouveau étant plus cher à acquérir… « Mais ne vivons-nous pas un moment de contradiction flagrant entre un surarmement en données et un effondrement continu de l’attachement aux marques ? », interroge le délégué général de la Fing.

Cette contradiction, on souhaite la résoudre par les Big Data, c’est-à-dire par l’analyse de vastes ensembles de données. Qu’importe si ces données nous ont fait oublier la fidélisation… « Grâce aux techniques de retargeting, vous êtes poursuivis par les produits que vous consultez en ligne pendant des mois, que vous les ayez finalement achetés ou pas. D’une certaine manière, ces techniques sont très respectueuses de la vie privée… Elles se moquent de qui vous êtes et ne vous considèrent que comme un acte d’achat en devenir. Nous sommes là face au degré zéro du commerce ! », s’énerve Daniel Kaplan. « Vous ne retourneriez jamais chez n’importe quel commerçant qui se comporterait ainsi dans le monde réel ! »

Et le Big Data pourrait bien amener cette catastrophique conception du commerce a son paroxysme ! Car que nous disent les 4 lois des Big Data : collectez tout ce que vous pouvez, ne jetez rien, croisez toutes les données tout de suite… « Autant dire que cette conception est problématique sur le fond, la forme et l’objectif poursuivi ». A aucun moment, elle ne cherche à partager l’intelligence avec le consommateur. A aucun moment, elle ne sert à lui parler. « Pire, elle sert même à éviter de lui parler, à ne plus jamais lui parler ». Que nous importe de discuter avec notre client puisque nos données savent tout de lui !

Rendre leurs données aux gens pour… revenir au commerce

« Peut-on travailler dans un monde de données et recréer du dialogue et de l’échange en partageant du pouvoir et de l’information avec ses clients ? »

Oui, estime Daniel Kaplan, avant de prendre plusieurs exemples, comme c’est le cas dans le monde du Quantified Self, où l’on trouve désormais dans les magasins de sports ou d’électronique des rayons entiers d’outils de mesure de soi. Avec ces outils, les gens produisent des données pour en tirer des connaissances utiles pour eux. Les données personnelles peuvent donc bien avoir un intérêt et une utilité pour les gens, et ce pas seulement pour se protéger.

Doc Searls a lancé il y a quelques années le projet VRM (gestion de la relation vendeur), un projet permettant aux clients de tirer des enseignements de l’histoire de leurs relations avec les entreprises et permettant à celles-ci de mieux dialoguer avec leurs clients. Certes, le projet semble patiner un peu, reconnaît Daniel Kaplan, mais parce que ces sujets sont compliqués pour les entreprises, d’autant qu’ils tentent de prendre le contrepied de l’opacité des relations que l’on créé partout actuellement.

Le programme gouvernemental britannique miData cherche lui aussi à rendre les marchés plus transparents, par exemple en s’attaquant aux tarifs téléphoniques particulièrement nombreux et complexes de l’autre côté de la Manche. Une opacité qui organise le marché, mais qui fait que 70 % des Britanniques payent leurs forfaits téléphoniques trop chers ! Pour le gouvernement britannique, la politique de restitution des données aux utilisateurs est un « levier pour redonner du pouvoir d’achat aux consommateurs ». Aux Etats-Unis, l’ouverture des données publiques a été élargie à des données nominatives par secteur (le bouton vert par exemple pour la consommation d’énergie qui invite les distributeurs d’énergie à restituer leurs données de consommation sous forme de données…).

En France, la Fing pilote une expérimentation avec le programme MesInfos, qui vient de lancer une plateforme de test avec 300 individus volontaires et 8 grandes entreprises : Orange restitue les données des factures téléphoniques et de leurs annexes, Intermarché restitue les informations liées aux tickets de caisse, Axa, les données des contrats d’assurance, Privowny, les historiques de navigation…

Le but : regarder ce que ça inspire aux utilisateurs. Imaginer des applications ou des idées d’applications… comme y invite le concours que vient de lancer la Fing et ses partenaires. Qu’est-ce que cette perspective change dans la relation aux données, aux enseignes ? En quoi cela permet-il de transformer la gestion du quotidien ? Qu’apportent les factures qui vous disent par e-mail ou SMS quand vous devez les payer ? Permettent-elles d’avoir un meilleur contrôle de nos données ? Bien souvent, les données marketing sont mauvaises et elles se dégradent très vite dans le temps… Les données de votre opérateur téléphonique sur votre situation familiale ne sont souvent pas bonnes or chaque client peut avoir intérêt à ce qu’elles s’améliorent pour se voir proposer des services mieux adaptés à sa situation. Permettent-elles une meilleure connaissance de soi ? Permettent-elles d’appliquer des valeurs qui comptent pour soi dans ses modes de consommation ?…

Pour conclure, Daniel Kaplan donne juste un exemple de service imaginé : le relevé bancaire intelligent. Les relevés en ligne existent depuis longtemps et nombre d’entre nous y ont recours… Mais que se passerait-il si les lignes devenaient de liens ? Si d’un clic l’on pouvait savoir qui est à l’origine de telle facture ou dépense dont on ne trouve plus trace ?…

Répondant aux questions de l’auditoire, Daniel Kaplan précise que le but de l’expérimentation n’est pas d’aider les partenaires à mieux croiser les utilisateurs, ils ont déjà suffisamment d’outils pour le faire. Pourtant, très vite, il est apparu que les individus exprimaient le besoin de comparer leurs situations les uns aux autres. Par exemple, permettre de comparer ses tarifs d’opérateur avec d’autres pour trouver parmi les clients des gens qui auraient un profil de consommation proche du sien et qui auraient fait un choix de tarif ou d’opérateur plus adapté. Cela n’a pas été le choix technique fait. Les utilisateurs ne peuvent pas se comparer entre eux pour l’instant. On leur propose uniquement de s’évaluer par rapport à des moyennes… Ce qui n’est pas suffisant. Il faudra trouver des moyens pour dépasser cette limite.

Sur la plateforme de test, les utilisateurs ont accès à leurs données brutes, rapporte encore Daniel Kaplan. C’est souvent une expérience particulière. L’enregistrement du contrat d’assurance automobile d’Axa par exemple, c’est quelque 150 champs, dont beaucoup sont codés avec des chiffres qui n’ont pas de signification liée. Qu’importe. L’essentiel est de se frotter aux données, d’expérimenter, de regarder ce qui peut en sortir et trouver des propositions qui ont de l’importance pour les gens, pour les entreprises et pour le respect d’une relation plus équilibrée.

Hubert Guillaud

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