Pourquoi démocratiser la prospective ?

La prospectiviste Amy Webb (@amywebb, Wikipédia), fondatrice du Future Today Institute est l’auteur de deux livres : Data, a Love Story : How I Cracked the Online Dating Code to Meet My Match, et tout récemment, The Signals Are Talking : Why Today’s Fringe Is Tomorrow’s Mainstream. C’est à propos de ce dernier ouvrage qu’elle a été interviewée par la Technology Review.

Le but de ce dernier livre, y explique-t-elle, est de familiariser les gens avec les principes d’une approche prospective, en évitant ce qu’elle nomme la « fétichisation du futur ». Selon elle, l’approche de la technologie devient de plus en plus « fantastique et politique », alors qu’il vaudrait mieux se concentrer sur les sujets « plus ennuyeux, mais tout aussi importants ».

Pour elle, il est capital de démocratiser les compétences du public en matière de prospective, car ils ne sont pas nombreux ceux qui réfléchissent sérieusement aux implications des recherches en cours. Et notamment, ce n’est pas le cas des scientifiques eux-mêmes :

J’étais récemment au centre T.J Watson d’IBM, où sont basés tous les chercheurs, pour parler avec eux d’intelligence artificielle. Ces gens-là vivent I.A, respirent I.A, mangent I.A, et dorment IA. L’un des défis lorsqu’on travaille dans un domaine aussi raréfié est qu’à un certain moment, afin de bien faire votre travail, vous devez bloquer toutes les distractions et les bruits provenant d’autres espaces. Vous vous habituez, en quelque sorte, à ne pas prêter attention à la manière dont le travail que vous faites pourrait générer un impact sur d’autres domaines. Vous essayez simplement de faire avancer la prochaine partie de votre expérience ou de votre recherche. Par conséquent, vous ne voulez pas perdre de temps à réfléchir à la façon dont telle ou telle ligne de code ou tel résultat pourrait rejaillir sur la santé, la géopolitique ou quoi que ce soit d’autre.

Et pourtant continue-t-elle, une telle réflexion est nécessaire. Pour preuve, lorsque Microsoft, empruntant une technologie d’origine chinoise, a essayé d’implanter un chatbot aux U.S.A, avec la conséquence bien connue que ce dernier (le fameux Tai) s’est mis en 24 heures à débiter des insultes racistes ou homophobes. « Ils auraient du prévoir cela », remarque-t-elle. 

Lorsqu’elle étudie un sujet, Amy Webb se pose une série de questions qui lui permettent de dépasser la « hype » de la presse technologique. Elle se demande ainsi qui travaille dans le domaine en question, qui est susceptible de le financer ou d’encourager l’expérimentation, quels sont les acteurs qui auraient intérêt au développement d’une technologie ou au contraire, qui pourrait désirer la bloquer, ou encore qui considère que ladite innovation pourrait servir de point de départ pour un autre projet. Il faut toujours, dit-elle, se poser ce genre de questions.

Et puisque son dernier livre parle de l’importance des marges (« fringe »), elle cite comme exemple celui des biohackers :

Il existe partout de telles communautés, et ses adeptes effectuent toutes sortes d’expérimentations, que ce soit l’injection de puces RFID sous la peau ou beaucoup d’autres choses. Nombre de gens voient cela et se moquent d’eux, ou pensent qu’ils sont ridicules, mais là encore nous regardons à travers les lunettes de notre propre réalité actuelle sans se demander, «Où allons-nous ? »

(Ceci dit je trouve toujours gênant de nommer biohackers ceux qui s’injectent des éléments électroniques dans leur corps. Les biohackers se consacrent surtout à la biologie DIY, et à ma connaissance, il existe assez peu de passerelles entre biohackers et body hackers).

L’interview ne pouvait manquer de se conclure sur la question à 1000 euros qu’on pose à tout prospectiviste : quelle est, selon Amy Webb, la prédiction la plus excitante ? Et sa réponse est assez étonnante, puisqu’elle cite, parmi les champs les plus excitants et prometteurs, l’idée de la « smart dust », ce projet proche de la notion de matière programmable , qui envisage de créer une poussière composée d’ordinateurs microscopiques connectés entre eux. Cela permettrait de « rendre intelligent » tout notre environnement, mais serait également susceptible de nous espionner, voir de nous « hacker ». « Vous en avez parlé dans la Technology Review », souligne-t-elle. Exact, mais l’article en question date de …2003. Quant au concept de « smart dust », il a été élaboré vers 1997, soit il y a environ 20 ans. Un tel choix peut surprendre, mais cela peut aussi se comprendre chez quelqu’un qui justement, cherche à séparer le bon grain de l’ivraie et éviter la « hype » médiatique : il est fort possible en effet, qu’une idée assez ancienne, qui a cessé de faire la une de la presse depuis un bon bout de temps se révèle, plusieurs décennies plus tard, la plus susceptible de créer dans la société des transformations profondes.

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