Pourquoi les réseaux sociaux décentralisés ne marchent-ils pas ?

En 2016, l’artiste et activiste Jillian York (@jilliancyork a été exclue de Facebook pour avoir relayé des images d’une campagne allemande de prévention du cancer du sein. Même si cette exclusion a été de courte durée, elle a eu un impact sur le travail de Jillian. Pendant plusieurs heures, elle ne pouvait plus poster de commentaires sur une large gamme de sites d’information qui intègrent l’outil de commentaire de FB… ou utiliser des services nécessitant FB pour s’authentifier, comme Spotify… Etre exclu de FB a donc désormais des conséquences directes sur notre quotidien, sur notre capacité à accéder à des services, à travailler (notamment avec des outils de travail qui utilisent la solution d’authentification de FB voir avec Facebook Workplace), au-delà de FB lui-même.

Pour les chercheurs du Media Lab du MIT Chelsea Barabas (@chels_bar), Neha Narula (@neha, directrice du Laboratoire des monnaies virtuelles du MIT) et Ethan Zuckerman (@ethanz, directeur du Centre pour les médias civiques du MIT), dans une tribune publiée par Wired, le web est passé d’un espace ouvert pour la libre expression à une communauté fermée de plateformes privées appartenant à des entreprises. « A mesure que ces plateformes élargissent leur portée, les effets des exclusions qu’elles portent peuvent avoir de graves conséquences personnelles ou professionnelles pour les utilisateurs, sans que leurs capacités de recours soient claires ».

En réponse à ces effets de privatisation, de nombreux pionniers défendent le développement de plateformes décentralisées. Le principe des plateformes décentralisées, héritières du P2P et des technologies qui font fonctionner la plupart des cryptomonnaies, reposent sur la création de plateformes qui ne sont pas administrées par un acteur central, à l’image du réseau social Mastodon (Wikipédia), du système d’applications locales Blockstack, du clone du forum Reddit : Steemit… Malgré leurs promesses, les trois chercheurs demeurent sceptiques : les systèmes décentralisés ne suffiront pas à lever les menaces des méga-plateformes.

Tous ces outils, à l’image de Diaspora ou FreedomBox (Wikipédia)…, montrent leur difficulté à acquérir une base suffisante d’utilisateurs. Nous rejoignons des réseaux parce que nos amis y sont présents, pas pour des raisons idéologiques comme la décentralisation ou la protection de la vie privée, soulignent les chercheurs. Alors que les réseaux sociaux existants ont perfectionné leurs interfaces en se basant sur les retours d’expériences de millions d’utilisateurs, la simplicité, la convivialité et la commodité des interfaces des réseaux décentralisés laissent souvent à désirer.

Certes, sur le papier, les plateformes distribuées pourraient théoriquement s’attaquer aux problèmes que cause le caractère privé et centralisé des plateformes, comme le fait qu’elles privilégient les chambres d’échos ou les contenus accrocheurs… Mais cela représente encore un sérieux défi pour les nouveaux systèmes estiment les chercheurs, qui pointent les effets de concentration à l’oeuvre jusque dans les systèmes décentralisés comme le bitcoin. La consolidation du marché des plateformes centralisées, elle, encourage la concentration et décourage l’interopérabilité pour favoriser leur insatiable croissance. En fait, les chercheurs estiment qu’il n’y a pas de solutions techniques simples pour répondre au monopole des plateformes centralisées.

Pour les chercheurs, la meilleure stratégie consiste à mettre en oeuvre des politiques qui permettraient à des plateformes décentralisées d’exister plus facilement : en favorisant par exemple la transférabilité des données, l’interopérabilité et des alternatives au modèle publicitaire. Si les utilisateurs ont plus de contrôle sur leurs données, notamment le droit d’exporter et de réutiliser les contenus qu’ils ont créés et partagés comme les amis qui les suivent, ils seront plus enclins à expérimenter de nouvelles plateformes. Si les partisans du web décentralisé ont de bonnes intentions, la décentralisation est loin d’être une solution miracle. Elle n’adviendra pas toute seule en tout cas estiment-ils. L’étude qui accompagne cette tribune pointe également l’importance à trouver des modalités de financement pour développer et soutenir ces plateformes décentralisées.

Pour illustrer les limites de ces solutions, sur son blog, Ethan Zuckerman revient en détail sur le développement et le fonctionnement de Mastodon. Il rappelle que du fait que Mastodon soit une espèce de fédération de services, on connaît mal son envergure, c’est-à-dire le nombre de personnes qui l’utilisent réellement (le Mastodon Monitoring Project recense environ 2142 instances de Mastodon, soit 1,5 million d’utilisateurs enregistrés – mais tous les serveurs ne sont ni fédérés ni déclarés). Néanmoins, on estime qu’une grande majorité d’utilisateurs de Mastodon sont japonais. Or, ce succès s’explique surtout par le succès du lolicon, des dessins érotiques ou pornographiques que Twitter et Facebook ont chassés de manière très agressive. Les serveurs Mastodon ont été pour ces utilisateurs un refuge. La seule raison de la croissance de Mastodon vise donc à contourner la censure automatisée que pratiquent les plateformes centralisées. « L’attrait de la publication décentralisée est qu’elle permet de créer des communautés en ligne qui opèrent sous toutes sortes de règles différentes. Si Twitter ne trouve pas le lolicon acceptable, les fans de lolicon peuvent créer leur propre communauté en ligne avec leurs propres règles. » Pourtant, signale le chercheur, le principal intérêt des plateformes décentralisées n’est pas la résistance à la censure, mais de permettre à des communautés de fonctionner selon leurs propres règles. Force est pourtant de constater que le succès (limité) des plateformes distribuées repose bien souvent sur la liberté de publication de contenus controversés (qui a toujours été un moteur d’innovation). Reste que, hormis pour les utilisateurs stigmatisés, capables de faire des efforts pour utiliser des outils trop souvent complexes, la plupart des utilisateurs ne sont pas prêts à laisser tomber la commodité et la convivialité des plateformes centralisées. En fait, tant qu’elles ne seront qu’un refuge pour des utilisateurs stigmatisés, les plateformes décentralisées auront du mal à connaître le succès. Pour cela, elles doivent trouver les moyens de leur financement et faire un réel effort de conception…

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