Un monde à réparer (2/2) : de quoi les pannes sont-elles le révélateur ?

Couverture du numéro 72 de la revue Techniques & Culture : en cas de panneQuittons le colloque Ecologies Mobiles et sa focale sur la réparation pour le compléter, en observant un instant ce qui nous conduit à réparer. Nicolas Nova qui y intervenait est également le codirecteur (avec Mathilde Bourrier) du dernier et passionnant numéro de la revue Techniques & Culture dédié à la panne (@Revue_TC).

Dans leur remarquable introduction, le chercheur en ethnographie et en design, Nicolas Nova (@nicolasnova) et la sociologue Mathilde Bourrier, rappellent que si la panne est l’arrêt de fonctionnement d’un mécanisme, souvent accidentelle, celle-ci recouvre une très vaste gamme de dysfonctionnements… qui nécessite souvent de distinguer les modalités opératoires de la fonction de l’objet technique en question, à l’image d’un ascenseur dont les voyants lumineux peuvent ne plus s’allumer tout en continuant à faire ce pourquoi il est fait, ou l’inverse. « La panne (…) n’est pas ce point clair entre l’objet qui fonctionne et l’objet qui ne fonctionne plus ». Elle n’affecte pas tous les objets : certains, comme la brosse à dents, ne tombent pas en panne, d’autres, comme l’ampoule, ne peuvent pas être réparés. Qu’elle soit bénigne ou fatale, elle ne relève d’ailleurs pas seulement de l’accident, de l’erreur ou de la rupture technique, d’où elle se manifeste concrètement, mais tient beaucoup de bien d’autres accidents, erreurs et ruptures : organisationnelles, décisionnelles, voire financières.

Derrière l’instabilité des objets, leur inéluctable dégradation, on constate surtout combien tout objet relève d’un réseau qui n’est pas qu’une intrication technologique, mais également une intrication politique et économique, comme l’illustre parfaitement l’article du médecin et anthropologue Jean-François Werner sur la défaillance d’un système IRM dans un département de radiologie d’un pays francophone d’Afrique subsaharienne, soulignant que l’arrêt ou la dégradation du fonctionnement a des origines multiples, techniques, mais également organisationnelles, ainsi que financières : ici, ce qui cause la panne, c’est parfois des contrats de maintenance qui ne peuvent pas être honorés, des financements qui conduisent à des échecs critiques. Ou encore l’article de l’ethnologue Dalila Floriani Petry sur la difficulté à amener des paraboles pour accéder au numérique dans les profondeurs de la jungle brésilienne, qui souligne que les impondérables ne relèvent pas seulement des défaillances techniques, mais bien aussi de défaillances humaines.

Derrière les pannes, se révèle la difficulté à faire que la technique croise, voire se superpose à la réalité, c’est-à-dire qu’elle fasse ce qu’elle est censée faire. C’est ce que souligne l’article du sociologue Léo Magnin sur le « registre parcellaire graphique », ce système d’information qui permet d’attribuer des aides dans le cadre de la Politique agricole commune, et qui nécessite, pour cela, de regarder dans le détail des photographies aériennes des exploitations pour caractériser précisément les surfaces agricoles à l’échelle des arbres, pour distinguer par exemple les haies, des arbres isolés ou alignés. Une enquête qui souligne que ce qui ne fonctionne pas tient parfois de questions concrètement opérationnelles, visant à produire des distinctions sémantiques et à les faire correspondre à une analyse de la réalité. Un article qui pointe la difficulté à faire correspondre les données à la réalité que les machines seules ne peuvent pas accomplir, et que le recours à une armée de vacataires pour observer le territoire pour réaliser ce patient tâcheronnage laisse entrevoir la difficulté à faire correspondre une description au monde. La panne, ici, semble inscrite dans la difficulté même d’organiser et de produire ce chantier administratif, à faire se rejoindre la connaissance et les outils de production de cette connaissance.

Comme la question de la maintenance, la question de la réparation permet de faire tomber de son piédestal la figure omnipotente de l’innovation et du progrès technique, en observant ses bugs, ses lacunes et ses failles. Elle renvoie à ceux, invisibles, qui prennent soin du monde technique et qui tentent de corriger inlassablement ses erreurs, attentifs à ses fragilités plus qu’à ses promesses.

Les pannes ne sont pas qu’un révélateur de dysfonctionnement, insistent Nicolas Nova et Mathilde Bourrier, elles tiennent souvent et avant tout d’un registre de la normalité, de l’attendu. Nous sommes confrontés à un monde fragile, qui fonctionne très souvent en mode « dégradé ». Entre la panne technique et l’erreur humaine, il y a tout un spectre, toute une gamme de modes de fonctionnements imparfaits auxquels nous sommes quotidiennement confrontés.

Dans notre rapport aux pannes, qui dysfonctionne ?

Lors d’une rencontre à la Gaîté Lyrique pour la publication de ce numéro, Marie Lechner, responsable de la programmation artistique de la Gaîté, interrogeait notre rapport aux machines récalcitrantes, à l’heure où la « grande panne », cet effondrement technique cher aux collapsologues, cet envers ou ce miroir du grand soir, semble notre horizon commun…

Thermomètre numérique madrilène erroné plusieurs mois durant, 2014Lors de cette soirée, Nicolas Nova a passé en revue d’innombrables exemples de pannes auxquelles nous sommes quotidiennement confrontées, à l’exemple d’une enseigne d’une pharmacie de Madrid qui a affiché, pendant plusieurs années, une température alarmiste de -173°C, image d’une panne récalcitrante, bénigne, mais qui souligne la difficulté à y avoir accès, à la réparer, et finalement le fait que nous pouvons très bien vivre dans un monde légèrement dysfonctionnel. Autre exemple d’une image extraite de retransmission en direct du tour de France 1996, où l’image se fige un instant et où le commentateur est trompé par ce glitch et pense que le cycliste s’est arrêté en pleine course. Si depuis nous avons largement appris à vivre avec ce type de glitchs, l’exemple souligne la nécessaire adaptation que nous avons à accomplir pour comprendre les incidents techniques auxquels nous sommes confrontés.

C’est justement notre capacité d’ajustement aux pannes qui semble intéresser Nicolas Nova. Cet espace entre la compréhension (ou l’incompréhension) et l’interprétation (ou son absence d’explication). Cet espace de négociation et d’ajustement avec des fonctionnements plus ou moins détériorés, les bricolages et bidouillages que nous devons produire pour y répondre, les interprétations bancales, naïves, expertes, névrotiques ou ésotériques avec lesquelles nous composons pour donner sens à nos environnements techniques, pour être compris d’eux, comme pour mieux les comprendre. Nous composons tous des récits de notre rapport aux objets techniques, à l’image des témoignages qu’il rapporte d’un clavier d’Amiga 500+, l’un des premiers ordinateurs personnels, qu’il fallait soulever et faire tomber sur son bureau pour que l’écran cesse de se figer, soi-disant parce que les microprocesseurs étaient mal enfoncés sur le dock. Ou de personnes qui pensent que leurs smartphones se calquent à leurs comportements, se mettant à envoyer des messages ou des appels par-devers eux, lorsque son porteur est ivre. Nos liens étranges à nos machines récalcitrantes, nous font produire, en tant qu’utilisateurs, un rapport étrange à elles, comme quand nous leur attribuons des pannes qui n’existent pas vraiment. Dans la très grande gamme de panne, nous sommes renvoyés à un continuum de situations où notre rôle ne cesse de devoir s’ajuster en miroir.

Des écrans bleus aux écrans brisés qui permettent encore de faire plus ou moins fonctionner nos outils, aux messages d’erreurs plus ou moins compréhensibles et plus encore aux innombrables messages d’attentes, de serveurs indisponibles, de pages disparues… L’attente est l’un des revers des pannes modernes, le miroir de notre rapport complexe aux systèmes. « Elle est le retour du crash, la marque de l’imbroglio du quotidien des systèmes ». Ces messages qu’il nous faut décoder, à l’image des SMS qui indiquaient aux passagers d’un vol à venir que celui-ci était annulé du fait d’une activité volcanique, montrent que l’interruption technique dépasse la seule question technique. Nos GPS de voiture qui perdent la réception satellite et qui projettent l’image de notre position en dehors des routes ou qui ne sont pas à jour avec la réalité (nous invitant à tourner à droite quand des panneaux nous indiquent que ce n’est pas possible) soulignent les limites de nos systèmes d’information, auxquels nous ne pouvons faire pleinement confiance. Les situations non prévues par les machines créent de nouveaux dysfonctionnements qui interrogent le sens même de nos pratiques.

Utilisateur qui pointe un doigt en l'air pour améliorer sa connexion, via Nicolas NovaFace aux perturbations techniques, nous recourrons parfois à des comportements étranges, névrotiques, irrationnels pour y répondre, à l’image de cet utilisateur qui lève un doigt en l’air pour tenter d’améliorer la connectivité de son téléphone. Nos tentons de produire du sens des dysfonctionnements auxquels nous sommes confrontés, depuis une compréhension souvent naïve des objets, comme si dans la nouvelle intimité que nous tissons avec la technologie, semblable à une forme nouvelle d’animisme, nous permettait de mieux les comprendre. « Nous sommes confrontés à un monde qu’on ne comprend pas toujours et que nous devons interpréter malgré tout », à l’image des problèmes que nous rencontrons face aux dysfonctionnements des portes automatiques où aux problèmes qu’on rencontré les utilisateurs de chaussures autolaçantes lorsque les serveurs tombent en panne ou lorsque l’application n’est plus disponible, les empêchant d’enlever ou de mettre leurs chaussures ! Une légende persistante veut que la fameuse erreur 404 qui indique qu’une page n’a pas été trouvée à l’adresse demandée, serait liée à une salle 404 au Cern… qui n’a pourtant jamais existée.

Pour comprendre la complexification du monde, nous avons ainsi souvent recours à des formes de lecture désordonnées, à convoquer un folklore singulier pour l’expliquer. Nos machines nous demeurent étrangères, mystiques, à la fois fluides et ésotériques, déconcertantes, énigmatiques… Plus que les pannes, ce qui intéresse l’ethnologue, c’est notre comportement face aux aléas techniques, les innombrables manières dont nous vivons avec, tentons d’y répondre, avec des pratiques qui ne tiennent pas toutes d’une parfaite rationalité, mais qui au contraire, laissent entrevoir la complexité de notre rapport au monde.

« Nous sommes sans arrêt en train de nous ajuster aux défaillances potentielles des systèmes »

Pour Axel Meunier (voir également) du Medialab de Sciences Po et co-auteur d’un article sur les glitchs algorithmiques pour ce numéro de Techniques & Culture, l’enjeu est de tenter de comprendre les relations qu’on entretient avec les systèmes. Avec le programme de recherche AlgoGlitch (@algoglitch), qui vise à enregistrer la sensibilité aux calculs, l’enjeu est de requalifier la question des algorithmes comme une situation singulière et à la fois une expérience très banale, en s’intéressant là encore aux moments et aux relations problématiques que chacun d’entre nous expérimente avec les calculs. Axel Meunier donne ainsi plusieurs exemples de notre rapport aux dysfonctionnements, comme le tweet d’un journaliste américain, qui, lors des incendies en Californie de décembre 2017, invitait les gens à ne pas suivre les recommandations de leurs GPS, car ceux-ci avaient tendance à les renvoyer vers des routes vides d’autres voitures. Ici, l’algorithme fonctionnait parfaitement. Les utilisateurs n’étaient pas tant confrontés à une panne, qu’à une situation exceptionnelle qui n’était pas prévue par le calcul. Pour Meunier cet exemple illustre le phénomène du glitch qui tient ici non plus d’un artefact dans les images, d’une corruption de données, mais d’artefacts dans les programmes, de fonctionnements inattendus ou imprévus.

Axel Meunier évoque un autre exemple provenant également d’un tweet : un utilisateur s’y plaint du fonctionnement de sa caméra de surveillance à reconnaissance faciale qui s’active et lui envoie des alertes intempestives parce qu’elle voit un visage dans la neige devant chez lui, l’obligeant à aller fouler ce visage pour désactiver les alertes de sa caméra. Cet exemple souligne combien le monde du calcul, devenu banal ou normal, ne fonctionne pas si bien. « En tant que personnes calculées par les programmes, nous devons nous adapter, changer nos gestes, entrer dans une relation nouvelle et ambiguë avec les machines, entre l’utilité et la critique ».

Si derrière les glitchs se cachent des biais de conceptions que les problèmes révèlent, si derrière l’incident saillant s’opacifie des responsabilités, pourtant, « c’est nous-mêmes, utilisateurs, qui devons sans cesse nous recalibrer face au calcul », explique Axel Meunier. Derrière ce que nous appelons glitchs ou pannes algorithmiques, explique-t-il, on trouve majoritairement beaucoup de publicités mal ciblées. Mais souvent, le problème n’est pas tant la justesse du calcul, que la diversité du monde auquel nous sommes confrontés. Par exemple, nombre de systèmes proposant un mot de passe refusent des noms d’utilisateurs de deux lettres, alors que les cas existent. « Alors que nous sommes censés être confrontés à des objets intelligents, bien souvent, nous sommes renvoyés à un bricolage, à une débrouille, à des modes dégradés de fonctionnement dont nous devons nous dépêtrer. Notre quotidien avec les systèmes de calcul, c’est de devoir nous calibrer nous-mêmes aux procédures, c’est de devoir nous ajuster nous-mêmes entre les promesses et leurs réalités ».

Dans un article, le chercheur Tarleton Gillespie parle de « négociation tacite » avec les systèmes pour évoquer combien nous sommes appelés à ajuster nos comportements pour être compris par les machines, souligne Nicolas Nova, à l’image de la manière dont nous faisons un effort d’articulation quand nous devons parler à un assistant vocal. « Nous sommes sans arrêt en train de nous ajuster aux défaillances potentielles des systèmes », reconnait Axel Meunier en évoquant nos batailles avec les correcteurs d’orthographe. « Nous sommes contraints à des formes permanentes de micronégociation ». C’est notre quotidien de vie dans les pannes, dans les bugs.

Les modes de fonctionnement dégradés cet impensé de la conception et du fonctionnement

Face aux machines qui défaillent, aux procédures absentes, à l’impossibilité de reprendre la main, il ne nous reste bien souvent que la frustration face à des machines toujours moins autonomes que promis, souligne la sociologue Caroline Moricot qui livrait pour le numéro de Techniques & Culture un article sur les drones et les robots chirurgien, ces dispositifs d’action à distance sur lesquels, lors de pannes, il est impossible de reprendre la main. Dans ces objets systèmes qui permettent une action distance, il n’est pas possible de reprendre la main en cas de panne. Pour les pilotes comme pour les chirurgiens, la prouesse à dépasser la panne n’est plus possible. En cas de panne d’un drone, c’est un programme de secours qui prend le relais. En cas de panne d’un robot chirurgien, c’est l’équipe de secours qui doit intervenir. Pour répondre aux pannes, il y a des procédures, mais les défaillances génèrent, même dans ces systèmes très formalistes et contraints, des frustrations, des attentes, des tensions pour ceux qui les utilisent.

Dans la discussion qui suivit, d’autres rapports aux pannes furent encore évoqués, comme le fait d’en tirer parti, comme de chercher à pouvoir retirer deux fois de l’argent d’un distributeur automatique, ou d’utiliser les bugs d’un moteur de jeu pour le terminer avant les autres. Les pannes, glitchs et autres bugs sont pareils à des fonctionnalités qui ouvrent sur les entrailles des défaillances des systèmes des fenêtres pour les améliorer, à l’image de l’artiste Simon Weckert qui a réalisé récemment une performance avec une centaine de téléphones connectés pour faire croire à un embouteillage sur Google Maps. Pour Axel Meunier, les nouvelles pannes auxquelles nous sommes confrontés révèlent également que nous sommes entrés dans « la société du test permanent », c’est-à-dire que nous sommes confrontés à des systèmes expérimentaux déployés sur le monde. Nous sommes désormais dans une société d’innovation permanente qui inonde les utilisateurs de produits qui ne sont pas finis, acquiesce Nicolas Nova et qui déploient de fait un continuum sans fin de pannes et de désarrois pour les utilisateurs. Dans ce régime, nous sommes confrontés à des biais de conception qui ne sont pas tant des incidents que des fonctionnalités, à l’image des systèmes de reconnaissance faciale défaillants. Ce qui relève de la panne se confond avec ce qui relève de l’erreur de conception, au risque de faire disparaître les responsabilités. Nous sommes convoqués à négocier dans des dispositifs sans savoir à quelles formes de pannes nous sommes confrontés, sans plus distinguer l’accident du défaut. La seule chose que nous pouvons constater, c’est la violence de ces pannes sur les utilisateurs, leur confusion, leur égarement… et les manières dont ils tentent d’y répondre par leurs propres moyens.

Une Peugeot 404 60%, qui a conservé 60% de sa conception d'origineFinalement, la panne nous montre combien les modes de fonctionnement dégradés auxquels nous devons faire face demeurent un impensé de la conception et du fonctionnement, alors qu’il est la réalité du quotidien des gens, estime Mathilde Bourrier. Entre la marche et la panne, il y a toutes les formes de réalité avec lesquelles nous devons nous débrouiller, des écrans cassés, aux GPS défaillants, aux messages dont on ne sait pas s’ils sont arrivés. La panne révèle une hybridation totale des mondes, explique-t-elle en évoquant l’incroyable effet de dégradation technique induit par les algues brunes sur les systèmes électroniques des littoraux caribéens dans l’article de la cheuseuse Florence Ménez. « Le bug est notre réalité ! » Nous devons « faire avec ». La débrouille, les modes dégradés, le système D – poussés à l’extrême dans les formes incroyables de réparation que l’on trouve à Cuba, comme le montre l’article du chercheur et artiste Ernesto Oroza notamment via les voitures 60 %, c’est-à-dire qui conservent 60 % de leurs caractéristiques d’origine – sont devenus notre réalité.

Hubert Guillaud

À lire aussi sur internetactu.net