Wikipédia : collectivisme en ligne ou intelligence collective ?

Jaron Lanier, le gourou de la réalité virtuelle Jaron Lanier, spécialiste de la réalité virtuelle, a récemment publié un intéressant et polémique article intitulé « Le maoïsme numérique : les dangers du nouveau collectivisme en ligne ». Il s’en prend à l’idée, selon lui induite par l’attention que l’on porte à Wikipédia par exemple, que ce qui est collectif est nécessairement « sage »… Et que cette idée, qui a fait la gloire de quelques extrêmes, est désormais prônée par des technologues et des futurologues, « des amis » de Jaron, « ce qui ne rend pas ces idées moins dangereuses », constate-t-il.
« Wikipédia est loin d’être le seul site symbolique du collectivisme bête. Une course effrénée a lieu en ligne pour devenir un « méta » emplacement, pour être l’agrégateur le plus visible englobant l’identité de tous les autres. » Selon lui, souligne-t-il encore, « sur ces sites, personne ne prend la responsabilité de ce qui y apparaît, autre qu’un algorithme. » Si ces agrégateurs en ligne sont le meilleur moyen d’observer le « bourdonnement de l’esprit » (hive mind), pour reprendre une expression de Kevin Kelly, pourquoi leur prêter attention ? Depuis quand le bourdonnement serait-il intéressant ?

« La beauté de l’internet est qu’il connecte les gens. La valeur repose dans les autres. Si on commence à croire qu’internet lui-même est une entité qui aurait quelque chose à dire, on dévalue les gens qui s’y expriment et on fait de nous des idiots. (…) Bloguer n’est pas écrire. C’est facile d’être apprécié comme blogueur. Tout ce que vous avez à faire est de jouer avec la foule. Ou de chauffer la foule pour recevoir un peu d’attention. Mais écrire c’est autre chose. Cela nécessite d’articuler une perspective qui n’est pas une simple réaction aux derniers soubresauts d’une conversation. (…) Donner du pouvoir au collectif ne donne pas de pouvoir aux individus – mais l’inverse est vrai. Il peut y avoir d’utiles réactions entre des individus et le bourdonnement général, mais ce bourdonnement est trop chaotique pour être nourrissant en lui-même. »

Où cela nous mène-t-il ? Lanier attire l’attention sur le rôle de cette prétendue intelligence artificielle qui serait le résultat de l’agrégation de tout ce que nous faisons sur l’internet et le danger de cette course qui conduit à effacer les personnalités au profit d’un « esprit collectiviste ». Selon lui, cette forme d’intelligence collective a tendance à nous mettre au niveau du plus faible de ses éléments.

Bien évidemment, une telle attaque venant d’une personnalité aussi apprécié de ses pairs a déclenché une volée de bois vert de très nombreux gourous de l’internet que la Fondation Edge a compilé et publié.

« L’article de Jaron touche un nerf sensible parce qu’il existe toujours une tension, inséparable et incommensurable, entre notre individu et nos identités collectives. Depus 10 ans maintenant, il est visible que la montée du numérique a apporté de nouveaux pouvoirs aux individus. Il est maintenant visible que les réseaux apportent de nouvelles opportunités pour l’action collective. Comprendre comment ces révolutions cohabitent et s’opposent aux modèles classiques du travail intellectuel et social est l’un des grands challenge des années à venir. La largeur et la profondeur des réponses collectées ici est la marque de la complexité et de la subtilité de ce challenge », introduit Clay Shirky.

« C’est assez juste qu’un important nombre de sites et de projets collectifs reposent surtout sur de l’agrégation de contenu plutôt que sur un travail original, mais c’est une critique qu’on peut élargir à la culture occidentale depuis le post-modernisme », estime Douglas Rushkoff.

Le « bourdonnement » de l’internet qu’évoque Kevin Kelly et que l’on peut voir en action sur popurl par exemple, « était juste une façon d’expliquer un type de comportement dont on n’avait jamais fait l’expérience avant : celui d’une communauté virtuelle ».

« Dans tous les cas, la vraie valeur du collectif n’est pas dans sa capacité à générer des « méta » ou des comportements moyens, mais plutôt, son opposé : connecter des gens qui ne se connaissent pas. (…) Les tags dans FlickR n’ont jamais constitué une intelligence fonctionnelle en soit, ils permettent aux gens de participer à quelque chose de plus important qu’eux et encouragent une plus grande compréhension des bénéfices de l’action collective. Ils sont les premiers pas d’une société désocialisée vers une action collective qui permet aux gens d’avoir plus d’intelligence que seuls. Et observer les signes d’une telle intelligence est tout sauf ennuyeux », conclut l’analyste Douglas Rushkoff.

Yochai Benkler, auteur de The wealth of network, après avoir exprimé les mêmes doutes que Jaron sur les dangers de la perte de l’individualité, concède quelques qualités à ces systèmes : « Les systèmes en réseaux, distribués, la production sociale, à la fois individuelle et coopérative, offrent de nouveaux systèmes aux côtés des marchés, des entreprises, des gouvernements et des organisations sans but lucratif, dans lesquels les individus peuvent s’engager pour produire de la culture, de l’information et de la connaissance. Ces nouvelles modalités de productions offrent de nouveaux challenges et de nouvelles opportunités. Mais elles sont à l’opposé exactes du Maoïsme. Elles sont fondées sur l’accroissement des capacités individuelles, employant des solutions de calculs, de communication et de stockage largement distribuées aux mains d’individus et déployés sur leur initiative à travers des réseaux sociaux-techniques, qu’ils soient individuels ou le fait d’associations volontaires lâches. »

« Jaron Lanier a raison de regarder les inconvénients de l’action collective. Ce n’est pas une révolution où personne ne perd. Pourtant, son article déforme la situation présente de deux façons. La première est que la cible de son essai, le bourdonnement, est juste un terme dans l’air du temps, utilisé par des gens qui ne comprennent pas comment des objets comme Wikipédia fonctionnent réellement. (…) Deuxièmement, sur le fait qu’il y ait des inconvénients à la production collective du travail intellectuel (…) il y a un problème de sur interprétation. (…) Ce que cet article manque, c’est que Wikipédia ne fonctionne pas de la façon dont on croit. Wikipédia est surtout une communauté engagée qui utilise un nombre important et croissant de mécanismes de régulation pour gérer un énorme contenu. (…) Pour avoir une discussion sur les avantages et les inconvénients des formes nombreuses d’action collectives, il nécessite de discuter des outils et des services tels qu’ils existent, plutôt que de discuter de leur caricature », s’énerve Clay Shirky.

« Là où Jaron Lanier voit de la centralisation, je vois de la décentralisation », remarque Cory Doctorow, toujours critique. « Nous sommes de piètres futuristes. Nous sommes mauvais pour prédire ce qui sera important et utile demain. Nous pensions que le téléphone serait surtout utile pour apporter l’opéra aux salons américains. Nous pensions que la télévision allait devenir un média éducatif. Et nous avons créé l’hypertexte pour faciliter l’échange de brouillons d’articles de Physique. »

« Mais si le bourdonnement est si bête, pourquoi s’en inquiéter ? Parce que pour autant bête qu’il soit, il est suffisamment intelligent. Plus important, sa bêtise brute produit un matériel brut assez intelligent pour fonctionner. Si nous ne faisions que répertorier le bourdonnement, ce serait stupide. Mais si nous l’ignorons tout à fait, ce serait tout autant stupide », argumente Kevin Kelly.

Larry Sanger, co-fondateur de Wikipédia, rappelle : « Personne n’a admit croire un seul instant qu’un collectif était par définition avisé. Ce qui est important dans Wikipédia n’est pas que cela produise une vue moyenne – même si une vue moyenne est quelque chose de mieux qu’une déclaration autoritaire. Ce qui est important dans Wikipédia est le fait que c’est un moyen d’organiser une énorme quantité de travail dans un simple but intellectuel. (…) La collaboration en ligne, pour certains, est indifférenciable d’un nouveau collectivisme, et Lanier a raison de le dire et de combattre ce fait. Mais ce collectivisme n’est inhérent ni aux outils, ni aux méthodes telles que la collaboration et l’agrégation. »

Et Howard Rheingold de conclure : « Je suis d’accord que les nouvelles notions d’intelligence collective, de production par les pairs doivent être regardées d’une manière critique et pas embrassées comme si elles étaient des pensées magiques. Pour autant, une action collective n’est pas la même chose que le collectivisme. (…) Les actions collectives nécessitent de choisir soi-même son implication et la coordination distribuée qui la sert ; là où le collectivisme implique la coercition et le contrôle centralisé. Parler d’internet comme un commun ne signifie pas qu’il est communiste. »

Un débat qui a au moins le mérite de montrer combien même les experts sont encore prudents sur leur objet d’étude.

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  1. Cet article, remarquable, a le mérite de poser très clairement les termes du débat sur l’intelligence collective, le web 2.0, les plates-formes collaboratives. Je crois qu’il est indispendable que certains nous rappellent qu’il faut garder un esprit critique, même devant des progrès qui paraissent si indispensables comme les technologies de l’intelligence collective. Merci à Hubert de nous aider à y voir plus clair.

  2. Ce qui est dit dans cet article est vrai, mais cela n’est pas particulièrement l’apanage d’une quelconque nouvelle technologie. Je me rappelle qu’il y a déjà des années, les intellectuels se battaient autour des manuels scolaires soupçonnés d’être remplie d’idéologie gaulliste ou même gauchisante. Et je ne parle pas du débat autour des théories de Darwin ou de Freud.

    Le problème est toujours le même. Dès que quelqu’un expose ce qu’il sait, il y mêle, consciemment ou non, ses convictions. Le meilleur moyen pour lutter contre ce risque est de multiplier les auteurs et de favoriser la discussion sur chaque thème (ce que le wiki permet de faire très bien soit dit en passant).

    Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Au moment le plus noir de l’Afrique du Sud, de beaux esprits s’inquiétaient que les enfants noirs n’aient accès qu’à l’école de l’Apartheid. C’était oublier qu’ailleurs, il n’ya avait souvent pas d’école du tout. Wikipedia et les autres sont des outils plein d’imperfections. Mais c’est mieux que rien et pas forcément moins « orienté que l’encyclopédia Universalis.

  3. Je suis tout à fait d’accord avec Philippe Gendreau. Il faut se rappeller que Wikipédia reste un outil avant tout. Mais la centralisation est un phénomène inquiétant, car notre monde subit de plus en plus un « effet de répétition », qui n’est pas uniquement lié à l’industrie et au travail des machines mais qui semble d’une certaine manière faire partie de l’homme, de son action par rapport à la « Nature ».