Vidi : les relations que nos webcams permettent

LLe programme de recherche Vidi (Video in disguise que l’on pourrait traduire par « vidéo en camouflage »), piloté par Annie Gentes, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Ecole nationale supérieure des télécommunications (Enst), s’est interrogé longuement sur les pratiques, les imaginaires, les limites légales de l’image de soi, essentiellement autour des systèmes de visiophonie. Si les systèmes de vidéo temps réel semblent avoir envahi nos imaginaires depuis longtemps (voir la courte étude .pdf de Nicolas Thély sur la visiophonie dans les dessins animés des années 70-80), quelles sont réellement leurs conditions d’acceptation ? Quels types de relations ces dispositifs favorisent-t-ils ?

Le projet est parti de l’observation des technologies en situation, en partant par exemple de l’offre de Logitech qui consiste à adjoindre un logiciel à ses webcams permettant aux gens de se déguiser lors de tchats vidéo. Les observations ont montré que passé l’amusement des premières minutes, les utilisateurs avaient rarement envie de prolonger l’expérience. « Comment penser une expérience innovante et non pas anecdotique en s’appuyant sur les webcams ? », se sont alors interrogés les auteurs de l’étude. Le déguisement sert-il la conversation ? Pour quels médias le déguisement a-t-il du sens ?

La webcam entre intimité et exposition publique
Compilation d« La webcam est à la fois un objet personnel, qui permet de se livrer, de donner en pâture aux autres son visage dans un rapport face à face, mais dans de situations collectives, l’enjeu n’est plus le même », explique Annie Gentès. « Il y a au moins deux familles d’objets et d’usages en un : le moment d’intimité, où notre visage à nu peut être la porte de notre émotion et de nos affects et le moment d’exposition public. Entre les deux, il y a des degrés de dévoilement progressifs, un peu comme dans un jeu de séduction. »

D’où l’idée d’articuler des études sur le contexte d’utilisation des webcams à une démarche créative. Les auteurs montrent ainsi que malgré les soit-disant échecs de la visiophonie, la vidéo s’insère dans un nombre considérable d’usages, non pas comme une application en tant que telle, mais comme une fonctionnalité supplémentaire dans des services déjà structurés autour de l’écrit, de la parole ou du partage. « La vidéo apparaît non pas comme une killer application, mais comme un objet technique infra ordinaire, comme le dit Georges Perec « qui fait basculer la pratique dans le trivial » : une innovation diffuse. Un usage invisible qui contraste avec sa forte présence dans l’imaginaire : la vidéo est l’outil naturel des interactions. »

« Il se vend chaque année des centaines de milliers de webcams dans le monde, or nous n’avons pas de données quantitatives sur leurs usages. C’est un objet infraordinaire, qui est désormais installé d’office sur nos ordinateurs, dans nos téléphones mobiles… et qui est très peu étudié quantitativement et qualitativement. »

L’acceptabilité de la webcam est encore un champ d’études
Vue de la cathédrale de Fourvière à Lyon depuis la webcam du Grand Lyon par Annie Gentes« L’idée qui a motivé notre étude était de dépasser les problématiques traditionnelles de la visioconférence qu’étudie très bien Marc Relieu notamment pour s’attarder sur l’utilisation des webcams », nous explique Annie Gentès. « Pour les webcams de villes par exemple, la question était de savoir qui pose ces caméras ? Qui les regarde et pourquoi ? Pourquoi le Grand Lyon met-il une webcam qui peut être pilotée à distance, sur le toit de la Tour du Crédit Lyonnais ? En quoi le fait de se filmer ou de filmer son environnement a un apport dans une situation de communication précise comme regarder un match de foot ensemble, partager un déplacement avec quelqu’un de distant… Notre souci était de recontextualiser la question de la vidéo dans la communication : à quoi sert-il d’avoir de la vidéo « en plus » ? »

« Or on connaît mal l’acceptabilité de ces services », poursuit-elle. « Une partie de mon travail par exemple a consisté à faire une étude sur les webcams de ville. J’ai récolté des récits personnels incroyables comme celui d’un homme, qui, pour avoir une idée du temps, de l’espace et du lieu où vivait sa petite fille à l’étranger, regardait les webcams de l’endroit où elle vivait. Non pas dans l’espoir de la voir passer devant l’objectif, mais bien comme un moyen de se sentir plus proche d’elle en partageant quelque chose de l’atmosphère de l’endroit où elle vivait. Par rapport à une photographie qui fige un instantané, un passé : la webcam représente un présent partagé. Quand on évoque un endroit où l’on doit aller, il n’est pas rare que les gens donnent le lien vers une webcam, afin de mieux rendre compte de l’endroit où ils se rendent. La webcam amplifie le présent : on sait si c’est le jour ou la nuit, on voit si ça change, on est là en même temps que d’autres personnes. La webcam, c’est le présent partagé. Elle permet de mieux partager ce qu’on fait, ce qu’on montre, ce qu’on est, ce qu’on fait ensemble. »

Quels sont les contextes qui font qu’on accepte de montrer son image ?
Une partie de l’étude a porté sur l’analyse des implications juridiques et montre une tension croissante entre la recherche d’une sécurisation croissante de son identité et de son image, et le souhait de pouvoir en disposer librement (voir l’étude .pdf de Raruca Gorea et Wassan al Wahab). Si l’image permet de plus en plus de s’identifier, elle est aussi souvent la marque de l’usurpation d’identité : c’est par notamment par l’image ou son détournement qu’on affiche un faux profil. L’image est de plus en plus un attribut de la personnalité, même dans le virtuel. Le désir de la maîtriser contraste avec les pratiques de modification, de reproduction et de communication libre et sans autorisation. En tout cas, relèvent les auteurs, observer les usages montre que le droit doit basculer d’une logique de protection à un cadre permettant une meilleure création et exploitation de l’image de la personne.

Le procédé de visiophonie Halo d« Pourquoi la visiophonie ne marche pas ? Pourquoi a-t-on un écran sur nos téléphones mobiles et pas sur nos téléphones fixes ? Pourquoi un lieu fixe n’a-t-il pas besoin de proposer une image ? Soit, répondent les sociologues : nous n’avons pas envie de donner à voir notre image, de montrer notre tête au réveil : on ne veut pas d’intrusion dans notre espace intime ! Même si on peut couper la fonction vidéo, on sait que la refuser signifie des choses pour nos interlocuteurs. La vidéotéléphonie n’est pas fonctionnelle nous disent-ils. Mais alors pourquoi Skype avec la webcam fonctionne-t-il ? Pourquoi la téléprésence de Cisco ou d’HP semble-t-elle concluante ? Il y a certainement là quelque chose qui n’est pas étudié, qui passe en dessous de notre regard. Faut-il en chercher la raison dans la différence qu’il existe entre des objets personnels que sont la webcam de notre ordinateur ou la caméra de notre téléphone mobile par rapport au téléphone fixe qui reste et demeure l’objet du foyer ? »

La webcam va-t-elle encore servir à nous montrer ?
Le rôle de la webcam évolue. D’objet porteur d’une image de soi, qui permet une tractation, entre notre image et l’image de l’autre (je te montre mon visage si tu me montres le tien), la webcam devient de plus en plus un nouveau moyen d’interaction. La caméra ne sert plus à se montrer, mais à interagir avec l’autre, comme le montre l’Eye Toy de la Playstation de Sony. On peut d’ailleurs se demander si l’image de soi qu’elle véhicule n’est pas appelée à disparaître pour ne laisser que nos traces : de nos yeux, de nos mouvements, de nos expressions faciales ?

gentesopendisplays.jpgC’est en tout cas ce que montre la dernière partie de l’étude qui a consisté à créer de nouveaux scénarios d’usages en partant de la technique et de ses potentiels sociaux. Les étudiants de l’Ensci et de l’Enst ont ainsi imaginé plusieurs propositions, comme Atome, un projet de Yoan Ollivier et Audrey Richard-Laurent qui consiste à la fois à rendre disponible les images des webcams dans leur environnement immédiat et à les enrichir de messages de ceux qui passent à proximité. Une autre proposition, imaginée par Laure Duchaussoy et Victor Fromond, a consisté en un tchat scénarisé, qui modifie votre image selon votre degré de relation avec votre interlocuteur, pour mieux maîtriser son image et structurer l’espace d’échange, avec des silhouettes de vous-même qui s’éclaircissent selon votre degré d’implication dans un échange. Enfin, le projet image et conversation de Grégory Lacoua, Matthew Marino et Denis Pellerin a consisté à imaginer comment la vidéo peut générer des subtilités de langage appropriées sans prendre le pas sur la conversation. Ainsi, ils ont imaginé un Open Display, c’est-à-dire un système qui permet de partager l’objet de la conversation : deux internautes regardent un match de foot à distance et le système permet autant de voir son interlocuteur que le match, car les réactions et l’émotion de ses amis participent complètement au plaisir de regarder le match. L’instant Video Messenger permet, lui, d’accéder à une série de clichés de soi dans différentes attitudes pour montrer à l’autre une posture correspondante à l’échange, tout en maîtrisant son image et en utilisant un procédé moins intrusif que la vidéo. Enfin, ils ont également proposé un répondeur vidéo pour messagerie instantanée : car converser en différé ne réduit en rien le caractère spontané de l’échange et permet même de développer une nouvelle narration de soi.

Image scénographique pour le démonstrateur DRH réalisée par Aude-Maïmouna Guyot-Mbodji et Annie GentesQuelles vont être les suites de Vidi ? « Les suites au projet Vidi se concrétisent avec MyLife3D, un projet soutenu par le RNTL, sur lequel travaillent Catherine Pelachaud de Paris VIII, spécialiste de la modélisation des émotions, avec Gérard Chollet de l’Enst, Patrick Horain de l’INT qui travaille sur des interfaces simples de capture de mouvement et de l’expression, et la société i-maginer. Notre idée est d’aller plus loin en mettant en place une situation où l’apprenant, sous forme d’un avatar, est en discussion avec un directeur des ressources humaines pour s’entraîner à l’entretien d’embauche en faisant varier les profils du DRH (autoritaire, piégeur…). Comme on le voit, notre problématique est de mettre en scène des dispositifs 3D temps réel qui prennent en compte, via la webcam, nos expressions. A la suite des travaux de Nicolas Auray, on sait ce qu’on projette dans nos avatars, mais on souhaite aller encore un peu plus loin, avec un personnage toujours plus fidèle à ce qu’on veut lui faire ressentir, ce qu’on traverse comme épreuve. La webcam est assurément un moyen de raccourcir la distance entre ce qu’on donne à la machine et la manière dont elle le rend. »

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Bonjour, je suis Cyrille (Vinvin), VP of content chez seesmic, start-up créée par Loic Le Meur et moi-même à San Francisco. Dans seesmic, l’objet principal de la conversation mondiale que nous voulons créer est la webcam. Si ça vous intéresse, je peux vous donner des codes (sites en alpha) pour votre équipe. Un mail suffira.
    A +

  2. Comme le note Annie Gentès le rapport de la webcam à l’identité se situe sur un continuum dont les extrémités sont d’une part le marqueur pur et simple qu’est l’image (comme le nom, la voix,…) et d’autre part le vecteur de meta-données (expression faciale, indications sur l’environnement,…) qui enrichissent le message transmis. L’utilisation de webcam de ville filmant le lieu de vie d’un correspondant correspond exactement à une opération d’enrichissement de la communication avec des données contextuelles. Les projets Open Display et Instant Video Messenger relèvent de la même logique.

    La video nous font remarquer les auteurs est un usage qui n’a pas encore trouvé ses pratiques. Le plus compliqué me semble-t-il avec la vidéo est de faire émerger des expériences partagées : une communication implique la réciprocité, il faut donc que l’utilisation de la video résulte d’une volonté commune a priori et implicite. Comme il est noté dans l’article, le refus explicite d’utilisation de la video par l’un des interlocuteurs envoie un signal.

    Cette difficulté à s’accorder sur l’utilisation de la vidéo est lié à l’importante quantité de meta-données que celle-ci convoie. Une communication « riche » crée, comme je le fais remarquer dans un billet « Choix social d’un mode de communication », des obligations sociales (du fait de convention de politesse qui s’appliquent là où elles n’ont pas lieu d’être dans une communication plus « pauvre »). Il peut en résulter un sentiment d’intrusivité ou d’obstructivité.

    La video est donc une modalité possèdant une expressité très forte, elle est donc difficile à utiliser dans une stratégie sociale de communication. On peut cependant s’attendre à ce que de nouvelles conventions se créent autour de son usage, à ce qu’elle trouve sa place au milieu des autres modes de communication pour servir des pratiques/expériences particulières.

  3. Gary et Judith Olson ont écrits dans les années 2000 un article remarqué sur l’importance de la distance (.pdf) dans les relations professionnelles en ligne. Judith Olson, de l’Ecole d’information de l’université du Michigan a ouvert la conférence CHI 2009 par un exposé prolongeant ces premières recherches en montrant comment la conception d’interfaces pouvait favoriser ou pas l’interaction sociale. Voilà longtemps que Judith Olson explique que dans les relations distantes via les technologies de l’information, la distance, l’espace et la relation ont un rôle. Les gens interagissent différemment en fonction de la distance qui les sépare, en fonction des espaces où ils sont (intimes, personnels, sociaux, publics) et de la proximité relationnelle qu’ils ont avec leurs interlocuteurs. La technologie vient brouiller les conventions et en définir de nouvelles : la proximité d’un visage, le temps de latence, les indications non-verbales, la gestuelle, le volume sonore sont des données contextuelles différentes selon qu’on a une conversation en présentiel ou via les systèmes sociotechniques. Le positionnement d’une webcam influence directement la conversation, la perception que l’on a de l’autre ou de soi (cadrage, proximité, positionnement, contexte, habillement…) explique-t-elle. Via Daniel Lafrenière.