Construire pour durer ? Des limites de la robustesse face à l’austérité

En avril, alors que la pandémie s’abattait sur les États-Unis et que le chômage explosait, extrêmement brutalement, nombre de services en ligne d’assurance chômage américains se sont effondrés sous la demande. Plusieurs de ces services en crise ont rejeté la responsabilité sur leurs systèmes informatiques vieillissants, soi-disant obsolètes, écrits en COBOL, un langage de programmation né à la fin des années 1950. Le gouverneur du New Jersey a même tenu une conférence de presse pour mobiliser en urgence des spécialistes de ce langage informatique. Mais, lorsque des dizaines de programmeurs COBOL se sont précipités pour proposer leurs services, les gouvernements des États touchés n’ont pas accepté leur aide. En fait, les États n’en avaient pas vraiment besoin…

Couverture du dernier numéro de Logic MagLe COBOL a surtout été un bouc émissaire facile, explique l’historienne de l’informatique, Mar Hicks (@histoftech, blog, auteure de Programmed Inequality, MIT Press, 2017, non traduit) pour le dernier numéro du toujours excellent Logic Magazine, consacré au soin (@logic_magazine).

De nombreux systèmes informatiques fonctionnent encore depuis ce langage, notamment dans le domaine des transactions par carte de crédit ou dans le domaine des prestations sociales d’invalidité pour les anciens combattants. En fait, ces systèmes se sont avérés plutôt robustes et à l’épreuve du temps. « Parce qu’il a été conçu non seulement pour être écrit, mais aussi pour être lu, le COBOL rendait les processus commerciaux informatisés plus lisibles, tant pour les programmeurs et gestionnaires d’origine que pour ceux qui ont maintenu ces systèmes longtemps après ». Ce langage de programmation multiplateforme complet s’est révélé bien plus puissant que tout ce qui existait auparavant. Il fut un succès foudroyant. En 1970, 10 ans après son lancement, il était le langage de programmation le plus utilisé au monde. Bien que souvent caricaturé comme un langage simpliste, notamment par les promoteurs de langages concurrents, il a continuellement été amélioré et doté de nouvelles fonctionnalités. Cela n’a pas empêché nombre d’informaticiens de mal le considérer, notamment parce qu’il n’exigeait pas une expertise informatique pour être utilisé. Rendre la programmation plus difficile était aussi un moyen pour nombre d’informaticiens alors, de masculiniser et professionnaliser le métier, face à un langage qui a été initié par une équipe comprenant de nombreuses femmes, dont notamment l’informaticienne Mary Hawes. Accessible, facile à comprendre, documenté, robuste, facile à enseigner… Cobol a été surtout dénigré pour son accessibilité, estime Mar Hicks. C, un autre langage de programmation, créé en 1972, est presque tout aussi ancien, mais pas du tout dénigré. En fait, souligne l’historienne, le dénigrement de Cobol masque surtout la crainte d’une menace persistante à l’encontre de l’expertise informatique. La préférence du secteur pour des langages complexes est surtout un moyen de protéger son statut. « Le contrôle d’accès n’est pas seulement le fait des personnes et des institutions, il est écrit dans les langages de programmation eux-mêmes ».

Couverture de Programmed InequalityEn fait, explique la chercheuse, même au milieu de cette crise, les systèmes COBOL ne se sont pas vraiment effondrés. Des enquêtes ultérieures à l’appel lancé par le gouverneur du New Jersey ont montré que c’était le site web via lequel les gens déposaient des demandes, rédigées dans le langage de programmation Java, relativement plus récent, qui était responsable des erreurs, des pannes et des ralentissements. Le système de traitement de ces demandes, celui qui est écrit en COBOL, n’était lui pas du tout responsable de la situation.

COBOL s’est révélé un bouc émissaire facile. Pourtant, concède la chercheuse, même les systèmes les plus robustes ont besoin d’une maintenance constante afin de corriger leurs erreurs, ajouter des fonctionnalités et s’interfacer avec les nouvelles technologies informatiques. S’ils pouvaient faillir, cela aurait surtout pu venir du cette absence d’entretien que de la technique elle-même. En fait, le responsable relève bien plus de la logique d’austérité que de la technologie. Car pour prendre soin des infrastructures techniques, nous avons besoin d’ingénieurs de maintenance et pas seulement de concepteurs de systèmes, c’est-à-dire payer pour des personnes et pas seulement pour des produits. Or, au fur et à mesure que les autorités ont réduit leurs budgets, ils ont été de moins en moins enclins à payer pour le travail nécessaire à la maintenance et l’entretien des systèmes critiques. C’est ce manque d’investissement dans les ressources humaines qui a fait disparaître les programmateurs COBOL, bien des années avant cette crise. Quant au mythe que les programmeurs COBOL seraient tous retraités, là encore, l’historienne explique que cette affirmation tient plus du mythe qu’autre chose. « Les anciens systèmes ont de la valeur, et construire constamment de nouveaux systèmes technologiques pour un profit à court terme au détriment des infrastructures existantes n’est pas un progrès », conclut la chercheuse.

Et de faire l’analogie entre les défaillances des systèmes techniques et celles des autres infrastructures publiques. Si l’ouragan Sandy a frappé si durement le métro de New York, c’est parce qu’il avait été affaibli par des décennies de désinvestissement. L’ouragan Katrina a détruit des vies notamment dans les quartiers noirs de La Nouvelle-Orléans parce que les travaux d’entretien des digues qui étaient sous la responsabilité du gouvernement fédéral n’étaient pas assurés. Et si le Covid-19 fait autant de victimes, notamment dans les populations les plus démunies des États-Unis, c’est aussi parce que l’infrastructure fédérale nécessaire pour faire face aux crises de santé publique a été méprisée et détricotée depuis trop longtemps. « La bénédiction et la malédiction d’une bonne infrastructure est que lorsqu’elle fonctionne, elle est invisible : ce qui signifie que trop souvent, nous n’y consacrons pas suffisamment de soin… jusqu’à ce qu’elle s’effondre ».

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