Des limites du recrutement automatisé

Aux États-Unis, de plus en plus d’entreprises utilisent des systèmes automatisés de sélection de candidats, pointe le journaliste Nick Keppler pour Vice. Les logiciels de suivi de candidature comme on les appelle, longtemps réservés aux très grandes entreprises recevant des milliers de candidatures, sont désormais accessibles dans de plus en plus de secteurs et pour tous types d’entreprises et d’embauches (même de stagiaires). En moyenne, estime le site de recherche d’emploi Glassdor, 250 candidats postulent à une offre : un argument fort pour les vendeurs de solutions quand ils s’adressent aux responsables des ressources humaines submergés de réponses… Le marketing de ces outils à destination des recruteurs est clair : il consiste à décharger le travail des RH sur les candidats.

Pour Ifeoma Ajunwa (@iajunwa), spécialiste en droit du travail et auteure de The Quantified Worker (Cambridge University Press, 2020, à paraître), ces systèmes transfèrent le travail des départements de ressources humaines aux candidats, sans se préoccuper beaucoup d’éthique.

L'article de Vice

Comment battre les algorithmes de tris de candidatures ?

La difficulté, pour les candidats pris dans les rets de ces systèmes de tris automatisés, est d’en sortir, c’est-à-dire se battre contre les bots, ces gardiens algorithmiques, pour atteindre une personne réelle capable de décider de son sort. Lynne Williams, conseillère en gestion de carrière de la région de Philadelphie propose à des candidats à l’embauche une formation pour « vaincre » ces logiciels. Elle explique ainsi qu’une des techniques les plus importantes lorsque l’on candidate est d’adapter son CV et sa lettre de motivation aux mots clefs de la candidature, pour les faire correspondre, car les logiciels de suivi de candidature traquent ces mots-clefs, sans toujours avoir des dictionnaires de synonymes. Cela consiste par exemple à remplacer les termes de directeur, manager ou responsable selon les modalités des annonces. Pour beaucoup de demandeurs d’emploi qui passent du temps à peaufiner lettres de motivation et CV, c’est bien souvent une surprise de constater que leurs efforts ne sont jamais vus par un être humain.

Jack Wei, directeur du marketing du site d’emploi SmartRecruiters, explique que toute candidature génère un profil automatisé depuis les mots clefs du postulant, qui produisent automatiquement un score de corrélation à la demande. La plupart des candidatures sont donc scorées, sans que les demandeurs n’aient accès à ces scores !

Ces technologies obligent les candidats à trouver des moyens pour se faufiler dans le groupe de ceux qui seront retenus et qui pourront, eux, peut-être, enfin accéder à un humain ! Ifeoma Ajunwa évoque ainsi la possibilité de remplir ses CV avec des mots-clefs invisibles (écrits en police transparente, afin qu’ils ne soient lisibles que par les robots). Bien sûr, les plus fortunés des candidats ont également recours à des services spécialisés pour battre ces algorithmes, comme Jobscan. « Savoir utiliser ces astuces ne repose pas sur des compétences professionnelles pertinentes, mais est assurément devenu une compétence essentielle pour la recherche d’un emploi », explique la chercheuse. En tout cas, « les gens constatent très vite que seules les personnes qui utilisent ces savoir-faire obtiennent un emploi ». De plus en plus nombreux sont donc ceux qui s’y conforment.

Des tests de recrutement… très pauvrement corrélés à l’efficacité au travail

Une fois la sélection obtenue, reste encore à passer les tests de sélections. Si ceux-ci sont utilisés depuis longtemps, les logiciels les ont automatisés, à l’image d’Indeed, l’un des sites de recherche d’emploi le plus visité au monde, qui offre aux employeurs des dizaines de modules de tests de compétences ou de tests psychométriques (voir notre critique de l’efficacité de ces tests). Quand on postule à un emploi depuis nombre de sites où l’on en cherche et où on renseigne son parcours professionnel, il est de plus en plus courant de recevoir des demandes d’évaluations et de tests en ligne. Bien souvent, ces tests sont proposés automatiquement, dès qu’on postule, signe qu’aucun être humain n’a encore examiné votre candidature. Ces tests de compétences ne regardent pas celles que vous indiquez dans votre CV et vous proposent donc de vous évaluer, même si vous indiquez des compétences bien supérieures aux évaluations. D’une candidature l’autre, bien souvent, vous êtes invités à passer un test que vous avez déjà passé.

Les modules de tests pour employeurs disponibles sur Indeed

Reste qu’il n’est pas si simple d’y répondre, comme le confie un demandeur d’emploi : la question « Est-ce que je préfère travailler seul ou en équipe ? » dépend entièrement d’un poste dont on ne connait pas toujours très bien les modalités concrètes. Ces tests de personnalité reposent sur le fameux – et controversé – modèle des Big Five, qu’on applique à tous types de candidatures et qui peuvent être discriminants, notamment en détectant des faiblesses psychologiques ou des problèmes mentaux, mais surtout parce qu’ils sont au final très pauvrement corrélés à l’efficacité au travail, comme le soulignait la mathématicienne Cathy O’Neil dans un article pour Bloomberg. En plus des problèmes de discrimination, baser les recrutements sur des tests et des données favorise peu la mobilité professionnelle, puisque ces systèmes regardent l’expérience passée plus que les aspirations, avec le risque de restreindre considérablement les parcours professionnels. Ils négligent les idées, l’ambition, l’adaptabilité ou la compréhension d’un secteur… « Ces systèmes maintiennent les gens dans leur passé plutôt que dans ce qui les inspire », estime un candidat qui, confronté à ces systèmes, ne parvenait pas trouver un emploi adapté à l’évolution de carrière qu’il souhaitait.

Il existe d’autres modalités que ces QCM en ligne : entretiens téléphoniques automatisés, interview vidéo auprès de systèmes complètement automatisés, comme le propose HireVue (ou encore VidCruiter ou Modern Hire), en analysant le comportement d’un candidat en vidéo pour en dégager son profil psychologique. De plus en plus de demandeurs d’emploi doivent ainsi se conformer à des tâches étranges et fastidieuses imposées par des entreprises qui ne semblent pas faire preuve d’une réelle considération pour eux. HireVue a été qualifié de pseudoscience par des chercheurs et l’Electronic Privacy Information Center a déposé une plainte à l’encontre de la startup auprès de la Commission fédérale du commerce au prétexte que ce système basé sur la reconnaissance faciale et vocale ne respecte pas la vie privée des demandeurs d’emploi. Pour Ifeoma Ajunwa, ce type de système s’avère particulièrement discriminant pour nombre de candidats, par exemple pour ceux qui viennent d’une autre culture, où le sourire n’a pas la même signification qu’il peut avoir dans un test de recrutement aux États-Unis.

Comment répondre au risque d’aggravation des discriminations ?

Pour Ifeoma Ajunwa, ces systèmes introduisent de nouveaux mécanismes de discrimination derrière l’opacité de leurs « boîtes noires ». Cette automatisation facilite et occulte la discrimination à l’embauche, alors que ces entreprises se cachent derrière le droit de la propriété intellectuelle pour dresser des obstacles aux contrôles et à l’audit de leurs systèmes. Pour elle, l’égalité des chances à l’emploi crée un « impératif d’audit » de ces systèmes d’embauche algorithmiques, qui permettrait de labelliser les systèmes équitables, défend-elle dans un article de recherche. Or, les demandeurs d’emploi ne sont pas toujours en situation de se rebeller ou de dénoncer ces systèmes. Auprès du Congrès américain, Ifeoma Ajunwa a récemment défendu (.pdf) de meilleures lois fédérales pour mieux protéger les travailleurs d’une surveillance excessive. Dans une tribune pour le New York Times, elle soulignait que ces systèmes automatisée risquait surtout d’aggraver les discriminations à l’embauche, notamment parce que cette automatisation est particulièrement forte pour les emplois les plus précaires. Elle pointait le risque de création de « boucles fermées » d’embauches, où les annonces recrutent certains profils qui sont utilisés ensuite pour établir les critères de nouvelles annonces, à l’image d’Amazon qui, en 2018, avait mis en place un système automatique qui écartait systématiquement les femmes, pour se conformer au modèle en vigueur dans la firme, où 85 % des employés sont des hommes. Ainsi, certains sites ont été accusés par exemple d’exclure des candidats passé un certain âge… Une action collective intentée contre Facebook Business dénonçait la possibilité pour les recruteurs de proposer des annonces d’embauches en excluant certaines populations, à savoir les communautés noires, latinos ou asiatiques…

Pour la juriste et chercheuse, il est nécessaire d’adopter des lois qui permettent aux individus d’intenter des poursuites contre ces systèmes. Or, pour l’instant, ils doivent faire la preuve qu’ils ont subi un traitement discriminant ce qui semble difficile sans avoir accès aux données et modalités de traitement de ces plateformes. Pour Ifeoma Ajunwa, il est nécessaire de permettre au plaignant de demander la charge de la preuve à l’employeur, souligne-t-elle dans un autre article de recherche. Ce serait alors aux employeurs et aux plateformes d’appariements à l’embauche de fournir des preuves statistiques de non-discrimination et d’évaluation des impacts de leurs offres. Un renversement de perspective nécessaire.

Hubert Guillaud

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