Des statistiques… au Big data

Le sociologue et politologue William Davies (@davies_will) livrait pour le Guardian une intéressante tribune sur l’évolution de l’analyse de données. Pour lui, la capacité des statistiques à décrire le monde décline. Alors qu’elles devraient aider à l’argumentation, la confiance dans les statistiques a chuté, tant et si bien qu’elles semblent désormais alimenter la controverse et la polarisation des opinions. Trop factuelles, pas assez émotionnelles, en fait, on assiste plutôt à un rejet des chiffres, ces preuves quantitatives soupçonnées de toutes les manipulations. Pour lui, l’autorité déclinante de la statistique est au coeur de la crise de la « post-vérité ». Mais comment construire un monde partagé si nous ne sommes même plus d’accord sur sa mesure ?

Après avoir dressé une rapide histoire de la statistique qui a beaucoup servi au développement d’indicateurs pour les gouvernements, William Davies montre que leur défaut a souvent été d’être aveugles aux variabilités locales, au profit de l’uniformité. « Les statistiques ne permettent pas de saisir tous les aspects d’une population donnée. Il y a toujours un choix implicite dans ce qui est inclus et ce qui est exclu, et ce choix peut devenir une question politique à part entière (…). L’aspiration à représenter une société dans son ensemble et à le faire d’une manière objective a signifié que divers idéaux progressistes ont été attachés aux statistiques. L’image de la statistique comme une science impartiale de la société n’est qu’une partie de l’histoire. »

Le rôle de la statistique a été très important pour les gouvernements et pour la sphère publique, apportant des « preuves » à tous ceux qui pouvaient les utiliser. Au fil du temps, cette production et cette analyse sont devenues de moins en moins dominées par l’Etat : les spécialistes des sciences sociales les utilisant à leurs propres fins. Reste que l’intérêt public demeure enraciné dans les statistiques.

La crise de la statistique n’est pas nouvelle rappelle pourtant William Davies, mais ce qui a changé, c’est la perte de légitimité des indicateurs. Ceux-ci sont restés le plus souvent globaux, peinant à montrer les différences régionales ou locales par exemple, alors que ces différences se sont exacerbées. « L’idéal de la Nation en tant que communauté unique, liée par un cadre de mesure commun, est de plus en plus difficile à soutenir. » Les indicateurs nationaux ou régionaux peinent à montrer le développement des inégalités territoriales. « La connaissance officielle devient de plus en plus abstraite de l’expérience vécue, jusqu’à ce que cette connaissance cesse pleinement d’être pertinente ou crédible. » Au Royaume-Uni par exemple, la très bonne tenue du taux de chômage masque la montée du sous-emploi ou de la main d’oeuvre indépendante, faisant que les chiffres ne semblent plus représenter certaines parts de la population.

Mais surtout, souligne le sociologue, les statistiques laissent la place aux données qui donnent une image du monde radicalement différente. Si les Big Data offrent des possibilités d’analyse quantitative inédites, elles mobilisent une autre forme de connaissance et un nouveau mode d’expertise. Il n’y a plus d’échelles fixes d’analyses ou de catégories, comme le soulignaient déjà très bien la philosophe Antoinette Rouvroy ou le sociologue Dominique Cardon. L’analyse de données permet de suivre les identités que les gens se donnent eux-mêmes plutôt que d’importer des classifications sur eux. « Il s’agit d’une forme d’agrégation adaptée à un âge politique plus fluide, où tout ne peut pas être renvoyé de façon fiable à quelque idéal de l’Etat-Nation gardien de l’intérêt public ». Le problème, c’est que nous ne sommes pas conscients, individuellement comme collectivement, de ce que ces données disent de nous. Il n’y a pas d’équivalent à l’Insee pour les Big Data.

Désormais, on a accès à des capacités à percevoir la psychologie de grandes populations, à l’image des analystes de données qui accompagnent désormais les politiciens en campagne… Mais, le principal problème pour Davies,c’est que ces Big Data, contrairement aux statistiques, ne sont pas accessibles à tous. Elles n’aident donc pas à ancrer le récit politique dans une réalité partagée. Si ce nouvel appareil quantitatif est adapté à la détection de tendances, d’humeurs… s’il sert très bien les directeurs de campagne et les spécialistes du marketing : ils sont beaucoup moins adaptés pour construire des revendications sans ambiguïtés, objectives, permettant de faire consensus comme le permettaient les statistiques. Pour le sociologue, cette crise statistique pose la question de notre récit commun et donc de la démocratie. Pour Davies, l’un des enjeux consiste à savoir comment ces Big data pourront être partagées avec le public. L’Institut Open Data, cofondé par Tim Berners Lee, fait campagne pour que les données soient accessibles au public, mais il a peu d’influence sur les sociétés privées qui les génèrent, les traitent et les stockent. Alors que les statistiques ont été un outil pour permettre à tout le monde de voir la société, l’analyse de données n’est aujourd’hui pas partagée. Pour Davies, une société post-statistique revient à privatiser l’information sur la société. Pour lui, l’enjeu à venir ne consiste pas à opposer une élite politique qui regarde les faits à une élite qui regarde les sentiments, mais entre ceux qui sont engagés pour le partage de la connaissance publique et ceux qui profitent de cette désintégration.

La journaliste Valérie Segond pour Le Monde, dresse un constat similaire. Si les chiffres ont perdu de leur autorité c’est notamment parce que leurs promesses n’ont jamais été tenues. C’est également parce qu’ils sont devenus pluriels et que leur usage est devenu finalement très politique. Même « le taux de natalité, sans enjeu politique, n’est jugé crédible que par 77 % des Français. » En fait, leur surutilisation depuis des sources et conventions multiples, rend difficile toutes comparaisons. Au final, le constat est le même : « Derrière les moyennes se cachent des transformations et inégalités de plus en plus importantes, dont les statistiques agrégées rendent mal compte. On ne reconnaît plus les difficultés de sa vie quotidienne dans les indicateurs qui nourrissent les débats politiques. » Même si les chiffres n’ont cessé de s’affiner, si leur accès n’a jamais été aussi ouvert, la crise du chiffre marque surtout « la défaite de l’approche comptable de la politique ».

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