dWeb : vers un web (à nouveau) décentralisé ?

La journaliste Zoë Corbyn, pour le Guardian est revenue sur le Sommet pour un web décentralisé (vidéos), qui se tenait début août à San Francisco.

Les partisans du web décentralisé, explique Corbyn, souhaitent promouvoir et développer un web qui ne dépendrait plus des grandes entreprises qui amassent nos données pour en tirer profit. Pour ses promoteurs (parmi lesquels on trouve Tim Berners-Lee, Brewster Kahle ou Ted Nelson…), l’enjeu est de revenir à un web originel, avant qu’il ne soit perverti par les grandes plateformes qui ont émergé avec le web 2.0. Redistribuer le web afin que les utilisateurs gardent le contrôle de leurs données, interagissent et échangent des messages directement avec les autres membres du réseau sans passer par des services centralisés : tel est l’enjeu du dWeb.

dApps : le boom des alternatives décentralisées ?

Pour Muneeb Ali (@muneed), cofondateur de Blockstack, une plateforme d’applications décentralisées (dApps pour decentralized applications) qui souhaite construire un internet sur la blockchain, l’enjeu lié à la décentralisation consiste à sortir du web centralisé des Gafam et de l’informatique en nuage qu’ils ont promu pour fluidifier leurs services. Blockstack permet notamment à chaque utilisateur d’avoir un identifiant universel et des clefs qu’il peut communiquer à des applications pour que celles-ci puissent accéder à ses données stockées sur son terminal… Pour Matt Zumwalt (flyingzumwalt), responsable de programme à Protocol Labs, qui construit également des outils et systèmes pour le web décentralisé, les principes de fonctionnement reposent bien sûr sur la connexion entre pairs et sur le fait que la manière dont l’information est stockée et récupérée soient des fonctions différentes. Les protocoles du web décentralisé utilisent des liens qui identifient l’information indépendamment de là où elle se trouve.

Le développeur de Mozilla, Dietrich Ayala (@dietrich) qui présentait les principes du dWeb sur l’un des blogs de Mozilla, rappelle que la mission de Mozilla consiste à mettre les utilisateurs en contrôle de leurs expériences en ligne. D’où l’implication de Mozilla dans le dWeb. Dans une série de billets un peu techniques présentant des applications concrètes de ce nouveau web décentralisé, on découvre plusieurs solutions émergentes comme Scuttlebutt, un réseau social décentralisé qui repose sur un protocole chiffré qui permet de stocker ses messages en local afin de les partager avec d’autres utilisateurs en pair à pair ; WebTorrent, un lecteur de torrent qui fonctionne dans le navigateur ; ou encore IPFS, un protocole pour remplacer le protocole HTTP du web…

Si ce web décentralisé est encore balbutiant, ce mouvement a été largement renouvelé par le développement des protocoles blockchain. De nouvelles applications sont apparues, comme Stealthy (un système de messagerie instantanée décentralisée), OpenBazaar (une place de marché décentralisée), GraphiteDocs (une alternative à Google Doc), Textile (une alternative à Instagram), Matrix (une alternative à Slack), DTube (une alternative à YouTube)… On y trouve aussi bien sûr les alternatives décentralisées aux réseaux sociaux que sont Akasha et Diaspora… Et même un navigateur pour explorer le web en pair à pair : Beaker Browser basé sur le protocole dat (voire les explications).

Reste à savoir ce qui pourrait permettre à cette promesse originelle de s’imposer, alors qu’elle n’y est pas parvenue jusqu’à présent. En mai dernier, Tom Simonite pour Wired soulignait que le web décentralisé et ses premières applications peinaient à concurrencer l’internet centralisé des plateformes. Cet espace ressemble plutôt à une niche de geeks, à l’image des vidéos que l’on trouve sur DTube. La contestation de la centralisation ne suffira pas à faire décoller ce nouvel attrait pour la décentralisation, pointait-il avec pertinence.

Pour Juan Benet (@juanbenet) de Protocol Labset de FileCoin, le mouvement doit également se focaliser sur les avantages réels qu’il apporte par rapport aux systèmes centralisés.

Pour rendre le web plus démocratique, il faut rééquilibrer les droits

Paul Frazee (@pfrazee), l’un des concepteurs du navigateur Beaker et de Hashbase, un répertoire de fichiers pour le protocole Dat, a dans l’été publié un essai pour expliquer les enjeux renouvelés de la décentralisation.

Dans cet essai, intitulé « Information Civics » (qu’on pourrait traduire par la citoyenneté de l’information ou par l’éducation civique des réseaux), Frazee invite à reprendre le pouvoir sur les grands réseaux sociaux. Il rappelle combien nous sommes déconnectés de la gouvernance des grandes plateformes et que cette déconnexion est ce qui motive la réponse proposée par la décentralisation. Si les motivations des partisans de cette réaction vont de l’affirmation des libertés individuelles à l’autonomisation économique, elles cherchent toutes à répartir autrement l’autorité politique dans les systèmes techniques. Paul Frazee rappelle néanmoins que toute décentralisation n’est pas démocratique pour autant. Il égratigne notamment la gouvernance de Bitcoin qui est plus ploutocratique qu’autre chose, donnant le pouvoir à ceux qui ont le plus de capital. Etherum a provoqué la colère de nombre de ses membres lorsque l’état du registre a été modifié pour contrer un piratage. Pour Frazee, cet exemple est également la preuve que des autorités existent en dehors du code du protocole. « Ces controverses montrent que nous pourrions avoir une vision incomplète de la gouvernance et de l’autorité ».

Peut-on considérer la décentralisation comme étant simplement une élimination de toute autorité ? Si c’était le cas, nous n’aurions pas à discuter d’éducation civique aux réseaux, estime-t-il. Pour lui, la décentralisation ne peut pas seulement reposer sur la maximalisation de la répartition du pouvoir, au risque de donner plus de pouvoir à certains qu’à d’autres. « Les réseaux informatiques sont des systèmes sociaux et politiques », rappelle-t-il. Chaque réseau informatique possède une structure d’autorité qui découle de l’attribution de capacités et de la gestion de l’état partagé du réseau. « Les appareils doivent avoir des adresses ; les données doivent avoir des références ; des autorisations doivent être attribuées ; le contenu doit être partagé. Par conséquent, le réseau doit attribuer une autorité sur les informations. Cette autorité peut être accordée à des participants individuels, à des sous-ensembles du réseau ou à l’ensemble du réseau. Cependant, l’existence de cette autorité ne peut être évitée. L’attribution de l’autorité est gérée par les systèmes politiques. Ainsi, un système politique est inhérent à la conception d’un réseau. » Chaque réseau à un système politique qui sous-tend ses fonctions.

Dans les applications centralisées comme Facebook ou Google, toute autorité est confiée au serveur. Pour Frazee, ils sont par essence des services autoritaires. Les utilisateurs n’ont aucun mécanisme à leur disposition pour contraindre ou ignorer les décisions du serveur. Aucune loi ne restreint la puissance du serveur. Dire qu’ils sont autoritaires n’est pas les dénigrer, c’est décrire leur conception politique. Cet autoritarisme est particulièrement saillant lors de controverses, comme lors de mécontentement des utilisateurs dû à des changements d’interfaces, lors de colères contre les politiques de modération, la conception d’algorithmes, le placement publicitaire ou l’utilisation des données personnelles des utilisateurs… Mais au-delà de leur indignation, les utilisateurs n’ont aucun pouvoir sur ces politiques autoritaires, qui, si elles apportent du confort, apportent aussi leur lot d’anxiété quant à la manipulation, la surveillance ou la censure. Dans ce système politique, pour l’utilisateur, se révolter consiste à changer de service, bien souvent au détriment de leurs données – perdues -, ce qui ne laisse en fait pas beaucoup de place à la révolte. En passant d’un service à un autre, « les utilisateurs ne trouvent aucune libération politique ».

Proposer des alternatives nécessite donc de distribuer l’autorité, à l’image des services P2P, des services d’adressage chiffrés, des blockchains… Chacune de ces méthodes n’empêche pas l’utilisation de serveurs centraux ni la formation d’autorités, mais vise à les réduire. Proposer de nouvelles applications nécessite également de nouveaux protocoles qui sont plus lents à changer et à se déployer. Mais au-delà des défis techniques et sociaux liés à la mise en application, il existe des défis politiques liés à trouver des accords sur ces nouvelles normes tout comme à trouver des processus de partage de pouvoir qui ne provoquent pas de dysfonctionnements. L’architecture des droits induits par les protocoles et normes adoptés découle de la manière même dont les réseaux sont construits et reflètent les capacités des participants. Dans l’architecture HTTP, le déséquilibre entre les droits des serveurs et des clients est clair. Mais l’autoritarisme des réseaux, même dans les réseaux décentralisés, n’est pas toujours évitable. Pour y remédier, Frazee propose de s’appuyer sur des « protocoles de réseaux constitutionnels », c’est-à-dire des protocoles qui appliquent automatiquement le code, comme dans les contrats intelligents. Le code est alors une constitution parce qu’elle fournit les règles pour le fonctionnement de l’autorité et que les utilisateurs peuvent s’assurer à tout moment que la constitution est respectée. « Le constitutionnalisme de réseaux a pour effet de transférer l’autorité de l’opérateur au code » : elle assure du processus, décrit des autorités et limites leurs possibilités d’action.

Lors d’une conférence donnée cet été, Frazee (vidéo) explique encore que la technologie définit la structure civique de la communauté. Les spécifications architecturales et logicielles définissent la façon dont nos ordinateurs travaillent les uns avec les autres. Pour Frazee, nos modèles d’autorités sont encodés dans les architectures, tout comme nos capacités individuelles. Pour améliorer la structure civique du web – le rendre plus démocratique -, il faut donc rééquilibrer les droits. Peut-on permettre que les clients (c’est-à-dire les ordinateurs de chacun) aient plus de droits que les serveurs, qu’ils aient le droit de publier, le droit d’avoir une identité, le droit de déployer du code (pour décider de comment ils souhaitent que leurs applications fonctionnent) ? Seuls les réseaux pair-à-pair déploient des noeuds avec des droits égaux, rappelle-t-il. Cette question n’est pas qu’une question technique, estime Frazee, c’est une question démocratique, une question civique. Les techniciens n’ont pas à résoudre les problèmes pour les gens, mais à laisser les gens résoudre ces problèmes comme ils veulent. Le web que nous connaissons n’est pas celui que nous connaîtrons, concluait-il. « Je crois en l’engagement civique. Nous disposons d’outils puissants qui encodent des valeurs et des droits. Nous devons transformer les architectures de pouvoir qui sont les nôtres. »

En février, l’entrepreneur et investisseur Chris Dixon (@cdixon) était déjà revenu sur l’importance de la décentralisation. Il rappelait que le premier internet était basé sur des protocoles décentralisés, mais qu’il avait été dépassé dans les années 2000 par des services qui avaient supplanté les capacités des protocoles ouverts, comme ceux des majors du web. Pour lui aussi, la centralisation est l’une des causes des tensions sociales qui s’expriment aujourd’hui que ce soit la désinformation, la surveillance, les brèches de données… Pour autant, souligne-t-il, les réseaux décentralisés ne résoudront pas tous les problèmes.

Entre la tyrannie des autorités à la tyrannie du code

Pour Primavera De Filippi (@yaoeo) – qui a publié avec Aaron Wright, Blockchain and the law ainsi qu’un Que-sais-Je ? sur ces sujets -, le web décentralisé pose également des défis juridiques et de gouvernance : qui est responsable des problèmes quand tout est décentralisé ?

Comme elle le souligne en conclusion de son livre, si ces systèmes promettent d’améliorer la société, ils pourraient également restreindre plus que renforcer l’autonomie et la liberté des individus. L’hypothèse qui veut que la règle du code soit supérieure à celle du droit n’est pas sans poser problème. Comme Lawrence Lessig l’a déjà dit : « Quand le gouvernement disparaît, ce n’est pas comme si le paradis allait prendre sa place. Quand les gouvernements sont partis, d’autres intérêts prendront leur place. » Pour Primavera de Filippi et Aaron Wright, le déploiement de systèmes autonomes régulés seulement par le code nous pose de nouveaux défis de responsabilité.

« La loi et le code sont deux mécanismes de réglementation importants, chacun vient avec ses propres avantages et limites. Les principaux inconvénients de la loi, qui reposent sur l’ambiguïté et l’incertitude, sont aussi ses plus grandes forces, en ce qu’ils fournissent des règles juridiques et contractuelles avec un degré accru de flexibilité et d’adaptabilité. De même, les principaux avantages des contrats intelligents – en termes d’automatisation et d’exécution garantie – constituent également leur plus grande limite, ce qui pourrait conduire à une rigidité excessive et à une incapacité suivre le rythme des circonstances. Comme le dit Yochai Benkler : «Il n’y a pas d’espace de liberté parfaite hors de toute contrainte ». Tout ce que nous pouvons faire est de choisir entre différents types de contraintes. (…) Les applications décentralisées basées sur une blockchain pourraient bien nous libérer de la tyrannie des intermédiaires centralisés et des autorités de confiance, mais cette libération pourrait se faire au prix d’une menace beaucoup plus grande encore : celle de la chute sous le joug de la tyrannie du code. »

MAJ : Sur son blog, David Rosenthal, spécialiste des questions de conservation numérique de contenus, explique être critique sur ce web décentralisé. Ce dWeb doit être construit par de petites entreprises, mais que si elles prennent de l’importance, elles vont grossir et entrer en compétition, et donc par nature, leur objectif de décentralisation va entrer en conflit avec leur structure. Pour lui, ces projets doivent affronter 4 problèmes : un modèle d’affaire soutenable, la problématique du monopole, l’application phare et plus encore, la question de comment supprimer des contenus quand ces systèmes, par nature, n’oublient rien.

MAJ : Lionel Maurel revient sur le projet Solid de Tim Berners-Lee, un des projets phare du dWeb qui consiste à «séparer les données des applications et des serveurs qui les utilisent». Pour développer ce projet de décentralisation du web, Berners-Lee vient de lancer une startup, Inrupt. Une initiative qui n’est pas sans critiques, car il sera difficile de prôner la décentralisation sans changer le « logiciel économique » qui a joué un rôle prééminent dans les dérives que le dWeb souhaite combattre, pointe très justement Calimaq. « Tim Berners-Lee paraît de ce point de vue assez représentatif de certaines errances de la pensée du Libre et de l’Open. Cela tient à ce que j’appelle « l’agnosticisme économique » de ce courant de pensée, qui n’a jamais été capable de pousser jusqu’au bout sa critique de l’économie de marché. Le temps des synergies décrites initialement comme « heureuses » entre Open Source et entreprises paraît à présent bien loin et ce n’est plus uniquement sur la couche technique des standards qu’il faut agir pour espérer une refondation d’internet. C’est à mon sens à présent du côté des réflexions sur la convergence entre les Communs numériques et l’économie solidaire qu’il faut se tourner pour trouver des modèles qui – tout en s’inscrivant dans la sphère économique – pensent d’emblée la limitation de la lucrativité et le réencastrement des acteurs de marché dans des finalités sociales. »

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