Juicero : des limites de l’innovation spéculative

L’innovation capitaliste se cannibalise elle-même, affirme le journaliste et essayiste Ben Tarnoff (@bentarnoff), l’un des confondateurs de Logic Mag, dans une tribune assez salée pour le Guardian.

L’accablement de Ben Tarnoff s’est cristallisé sur Juicero, une récente startup iconique de la Silicon Valley qui propose une machine à jus de fruit assez chère (400$) avec des recharges (un peu comme les capsules de café)… Or des journalistes de Bloomberg ont montré que la machine ne servait à rien, les recharges pouvant être dégustées sans avoir besoin de la machine !

Ce pourrait être drôle, si ce n’était pas si triste. L’entreprise de San Francisco… a quand même récolté quelque 120 millions de dollars en capital-risque pour automatiser quelque chose qu’on pouvait autrement et gratuitement. Le problème, estime Ben Tarnoff, c’est que l’arnaque de Juicero n’est pas une anomalie. « L’économie qui produit Juicero est la même que celle qui créée des toxicomanes opioïdes dans l’Ohio, qui ébranle les travailleurs de l’automobile en Alabama ou qui évince les familles du centre de Los Angeles ». Cette innovation stimule la croissance, ce qui augmente la productivité, permettant de créer plus de richesses avec moins de travail… Mais lorsque les économies n’innovent pas, elles produisent de la stagnation, de l’inégalité et du désespoir. Pour lui, Juicero n’est ni amusant, ni seulement stupide (comme le soutient Timothy B. Lee sur Vox) c’est la preuve d’une « innovation suicidaire ».

Juicero

Pour Ben Tarnoff, le mythe de l’entrepreneur innovant relève d’une croyance qu’il faudrait enfin dissiper. L’innovation réelle est très coûteuse à produire, rappelle-t-il. « Le secteur privé est plus susceptible d’entraver le progrès que de le faire avancer ». En fait, souligne-t-il, les entreprises ont besoin de percées en terme de recherche pour construire des entreprises, mais elles refusent de prendre le risque de financer ces percées, souvent trop coûteuses. Comme l’a montré l’économiste Mariana Mazzucato, auteure de L’Etat entrepreneurial, les innovations majeures des années 50 et 60 sont le fruit du secteur public qui seul a su prendre des risques qui ont bénéficié ensuite aux entreprises privées (voir notre article « Construire l’Etat innovant »). En fait, ce ne sont pas les forces du marché qui favorisent l’innovation : c’est l’isolement de la R&D publique du marché qui historiquement a permis de bâtir de l’innovation réussie !

Pour Tarnoff, nous n’en sommes, hélas, plus là. Comme on l’a vu lors de la crise financière : « le contribuable absorbe le risque et l’investisseur récolte la récompense ». De l’énergie à la pharmacie, la recherche publique a partout jeté les bases du profit privé. Et l’industrie qui a produit Juicero a été un grand bénéficiaire de la générosité du gouvernement. Le développement des technologies de l’information, de l’internet, de la Silicon Valley… ont été le résultat d’investissements gouvernementaux soutenus et substantiels.

Or, rappelle Ben Tarnoff, l’austérité a profondément ébréché la capacité du gouvernement à innover. La R&D est a son plus bas niveau en pourcentage du PIB en 40 ans. Pour Tarnoff, les capitaux-risqueurs sont anti-innovation par conception. Ils ne cherchent qu’à revendre les entreprises qu’ils financent que ce soit par une introduction en bourse ou via une acquisition par une plus grande entreprise. Un mode de financement qui ne permet pas de réelles percées technologiques… Et qui produit juste des absurdités comme Juicero : « des entreprises surévaluées qui servent de véhicules lucratifs pour la spéculation financière ». Or ni les sociétés de capital-risque ni les grandes entreprises ne remplissent le vide créé par l’effondrement de la recherche publique. Pourtant, ce n’est pas comme si elles n’avaient pas d’argent ! Les bénéfices monopolistiques d’Apple et l’évasion fiscale de la firme lui ont permis d’accumuler une trésorerie d’un quart de trillions de dollars ! La Silicon Valley comme Wall Street s’intéressent plus à l’extraction de richesse qu’à la création. Tant et si bien qu’il serait préférable que les entreprises se cannibalisent elles-mêmes en rachetant leurs actions à leurs actionnaires plutôt que de leur permettre d’investir dans des capacités de croissance.

Alors qu’on a un secteur public de plus en plus famélique et affamé, le secteur privé est lui « boursouflé et prédateur ». L’économie devient un mécanisme pour rendre les riches plus riches et l’argent qui pourrait servir à construire l’avenir sert à être dépensé dans des produits de luxe.

Le problème, souligne encore Tarnoff, est que le résultat ne produit pas seulement moins d’innovation, mais également une croissance plus faible, et une répartition de moins en moins distribuée. « Il est difficile d’imaginer une manière plus irrationnelle d’organiser la société » (…) Un système plus sain reconnaîtrait que l’innovation est trop précieuse pour être laissée au secteur privé et que le capitalisme, comme tout projet utopique, fonctionne mieux en théorie qu’en pratique. »

À lire aussi sur internetactu.net