La méritocratie peut nuire à votre sens moral

La méritocratie est-elle la forme de société la plus juste ? D’après l’essayiste Clifton Marks (@clifton_mark) auteur d’un article dans Aeon, beaucoup de gens non seulement pensent qu’il s’agit de la meilleure forme de société, mais également que nos démocraties sont intrinsèquement méritocratiques. Ainsi, rappelle-t-il, 84 % des Anglais et 69 % des Américains sont convaincus que le succès dépend essentiellement d’un travail acharné et du talent. Cette opinion, note-t-il, est surtout prononcée dans ces deux pays anglo-saxons (la fameuse éthique protestante, sans doute), mais serait quand même majoritaire dans le monde entier.

Cette importance donnée au mérite est bien sûr un mythe, et Marks consacre la première partie de son essai à démontrer son caractère largement fictif. La chance entre pour beaucoup dans le succès, notamment dans le cas des plus grandes réussites. Il y a des tas de programmeurs meilleurs que Bill Gates, rappelle-t-il, et ils ne sont pas devenus milliardaires pour autant.

Mais de cela, on s’en doutait déjà plus ou moins. Là où l’essai d’Aeon devient plus original, c’est lorsqu’il nous explique que le simple fait de croire au mérite attaque notre sens moral et nous fait adopter un comportement peu justifiable.

Des expériences ont été menées pour essayer de tester l’influence de la croyance au mérite sur le comportement, à l’université de Pékin. On faisait jouer les participants un jeu de « partage ». Un premier joueur reçoit une somme d’argent et doit proposer à un second sujet d’en partager une partie avec lui, dans la proportion qu’il souhaite. Au second joueur d’accepter ou non la proposition. En cas de refus, personne ne gagne rien. En général, les sommes se divisent entre 40 % et 50 %. Mais si on fait croire au premier joueur qu’il a reçu la somme parce qu’il a gagné à un jeu demandant un talent quelconque, il sera moins disposé à partager équitablement la somme. À noter que cette attitude est partagée tant par les « gagnants » que par les autres joueurs, les « receveurs ».

De plus, croire à la méritocratie nous pousse à adopter des attitudes discriminatoires pourtant à l’opposé des principes propres à ces concepts. Par exemple, le spécialiste du management Emilio Castilla, du MIT, et le sociologue Stephen Benard de l’université de l’Indiana ont remarqué que dans les entreprises plaçant le mérite au coeur de leurs valeurs, les managers avaient tendance à récompenser bien plus souvent les employés mâles que les femmes, à performance égale.

Ces deux chercheurs parlent d’un « paradoxe de la méritocratie », qui en fait accroît les inégalités qu’elle est censée réduire. Cela serait dû au fait lorsque quelqu’un place au premier plan sa croyance au mérite, il estime justifiées les décisions qu’il prend, même si en réalité elles ne reflètent que ses préjugés. En fait, la méritocratie encourage le statu quo. De plus, elle facilite l’autocongratulation. Tout succès, dans quelque domaine que ce soit, devient en effet la preuve de l’existence d’un talent et/ou d’un grand travail.

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