Pourquoi voulons-nous des objets intelligents ?

Le concepteur de jeux et essayiste Ian Bogost (@ibogost) est toujours un esprit pénétrant. Pour The Atlantic (@theatlantic), il développe une longue et passionnante argumentation pour nous expliquer pourquoi nous vivons déjà dans un ordinateur.

« Soudainement, tout est devenu ordinateur ». Des téléphones aux télévisions en passant par les serrures aux grille-pains, des sonnettes aux cadenas… Les gadgets intelligents sont partout. L’informatisation du quotidien a gagné. Personne n’a pourtant besoin d’un cadenas connecté… mais les gens, visiblement, en veulent. On pourrait croire que c’est lié au fait que les consommateurs achètent ce qu’on leur offre… Mais pour Bogost, ce ne peut être une explication suffisante. « Rendre les objets ordinaires informatisés est devenu un but en soi plutôt qu’un moyen de parvenir à une fin ». « L’affection que les gens portent aux ordinateurs se transfère sur tous les objets, même les plus ordinaires. Et plus les gens aiment utiliser l’ordinateur pour tout, plus la vie semble être incomplète si elle n’a pas de liens avec l’informatique ».

Bogost a pourtant été très critique envers cet internet des objets dont nous n’avions pas vraiment besoin. Mais à mesure que les objets connectés deviennent la norme, il faut bien se rendre à l’évidence que s’en moquer ne suffit pas, confesse-t-il en forme de mea culpa. Même si ces objets posent énormément de problèmes (ils sont 10 fois plus chers que le même objet non connecté, ils posent des problèmes de sécurité innombrables et deviennent inaccessibles dès que la connexion est indisponible…), force est de constater que visiblement, les consommateurs sont demandeurs. Même si on peut se désoler de l’omniprésence des ordinateurs, les gens semblent vouloir qu’ils le soient plus encore et semblent plutôt satisfaits des résultats.

Ce passage des usages extraordinaires aux usages ordinaires de l’ordinateur était en gestation depuis l’origine même de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Bogost rappelle ainsi qu’Alan Turing n’a jamais affirmé que les machines pourraient penser ou égaler l’esprit humain, mais qu’elles seraient un jour capables de montrer un comportement convaincant. « Une machine de Turing – et donc un ordinateur – est une machine qui prétend être une autre machine » – en l’occurrence, un humain. Or, les objets intelligents ne sont rien d’autre que des tentatives de simulation d’autre chose, comme de se faire passer pour un appareil photo, une machine à écrire, un téléphone ou n’importe quoi d’autre. Et ils parviennent très bien à dépasser les objets qu’ils imitaient à l’origine. Le calcul devient une activité à part entière. « Aujourd’hui, les gens ne cherchent pas à avoir des ordinateurs pour faire des choses, ils font les choses qui leur laissent utiliser des ordinateurs ».

Pour Bogost, « lorsque l’utilisation des ordinateurs se dissocie de ses fins et devient un mode de vie, les buts et les problèmes ne semblent valides que lorsqu’ils peuvent être abordés et résolus par des systèmes informatiques ». Quand l’automatisation informatique est considérée comme la meilleure ou la seule réponse, alors bien sûr, seules les solutions d’ingénierie semblent viables. A l’heure où les ordinateurs sont disponibles, nous préférons les solutions numériques aux solutions analogiques, même si elles se révèlent imparfaites. « Les gens choisissent des ordinateurs comme intermédiaire pour le plaisir sensuel de les utiliser, et non pas uniquement comme un moyen pratique ou efficace de résoudre des problèmes ». Nous préférons les expériences informatiques du monde aux expériences du monde. « Au lieu d’essayer de convaincre les humains qu’ils sont des êtres humains, les machines espèrent maintenant convaincre les humains qu’ils sont vraiment des ordinateurs. » Comme un test de Turing à l’envers, ironise Bogost, à l’image des Captchas où l’ordinateur tente de savoir si nous sommes humains. Les ordinateurs nous fascinent estime Bogost : les véhicules autonomes sont attrayants non pas tant parce qu’ils peuvent libérer les gens du fardeau et du danger de conduire, mais d’abord parce qu’ils transforment les voitures en ordinateurs.

Pour Bogost, cette fascination est liée au « plaisir de la connectivité ». Aujourd’hui, nul ne souhaite être déconnecté. Pourquoi donc notre grille-pain ou notre sonnette devraient-ils l’être ? Etre absorbé par l’informatique semble être devenu un idéal. Notre rêve ultime semble être d’être en ligne tout le temps, d’être tout le temps connecté. Et transformer de plus en plus de choses en ordinateurs semble être devenu le moyen pour prolonger sans fin cette connexion. Pour Bogost, nous voulons que la réalité passe par le filtre des ordinateurs. Si l’on prend cette hypothèse au sérieux, alors tous les effets pervers du numérique ne sont que les conséquences d’une exploitation désirée et souhaitée. De là à ce que nous souhaitions nous fondre dans les machines, télécharger nos esprits pour y vivre éternellement, il n’y a qu’un souhait et un désir qui semble alors dans une continuité logique. Les ordinateurs nous ont déjà convaincus de venir vivre à travers eux. Ils n’ont pas même besoin de nous promettre l’immortalité. Ils ont juste besoin de nous faire croire qu’ils nous sont indispensables ou que nous sommes incapables d’imaginer faire des choses sans eux. Pour Bogost, la tragédie de ce constat n’est pas tant que nous risquons de mourir sans pouvoir télécharger nos cerveaux dans la machine, mais qu’en fait ces machines demeurent juste aussi ordinaires et impuissantes qu’aujourd’hui.

Reste que si le raisonnement iconoclaste de Bogost est fondé – bien qu’il ressemble beaucoup à une provocation, les chiffres de vente des objets intelligents sont loin d’être aussi faramineux qu’annoncés -, il nous faut nous demander ce qui nous séduit tant dans l’interaction avec les machines pour qu’on veuille faire passer la réalité par leur filtre. Pourquoi sommes-nous si sensibles à ce désir irrépressible de connectivité ? Qu’est-ce que cette connectivité permise par les ordinateurs excite en nous que nous voulions que tout passe par elle ? Qu’est-ce qui nous séduit tant dans la société connectée, dans cette interrelation aux choses et aux hommes que l’internet permet ?

Laissons la question ouverte…

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