Rationalité et irrationalité pandémiques

« Apprendre à vivre avec le virus » est un message peu rassurant qui nous demande d’apprendre à vivre avec l’incertitude, explique Lauren Collee (@lacollee) dans l’indispensable Real Life (@_reallifemag). « Ce message est aussi effrayant pour les organismes que pour le grand public, car l’incertitude est fondamentalement en contradiction avec le type de rationalisme empirique qui génère des récits rassurants sur la fermeture », c’est-à-dire sur la fin possible de la pandémie. Or, après 2 années de pandémie, le soulagement d’une fin de pandémie ne semble toujours pas à l’horizon.

En psychanalyse, Arie Kruglanski, dans les années 90 a imaginé le concept de « besoin de closure cognitive », c’est-à-dire le besoin de mettre fin à quelque chose pour en évacuer l’incertitude, l’inconfort ou l’ambiguïté. Pour la sociologue Nancy Berns (@nancy_berns), qui a étudié La fin du deuil et ce qu’il nous coûte (Temple University Press, 2011, non traduit), la fermeture est souvent considérée comme essentielle à la guérison ou à l’acceptation. Nous n’avons cessé de nous accrocher à un espoir que le moment Covid s’arrête, que le monde revienne à la normale, comme le fait une tempête. Mais, ni le Covid à court ou moyen terme, ni le réchauffement climatique à long terme n’annoncent de retour à la normale.

Pour la spécialiste de bioéthique, Catherine Belling (@CateBelling), auteure de La condition du doute : le sens de l’hypocondrie (Oxford University Press, 2012, non traduit), nous devrions plutôt prendre mieux en compte l’hypocondrie, c’est-à-dire, derrière notre inquiétude obsessionnelle à la santé, revoir le schéma trop simple qui nous mène d’un symptôme à une guérison. Pour elle, l’hypocondrie n’est pas tant un trouble psychique, que quelque chose d’inhérent à la médecine contemporaine où la connaissance est nécessairement confrontée à son propre doute. Elle n’est pas qu’une façon de se croire malade, mais un terrain d’anxiétés sociétales partagées lié à un système médical qui se pense plus omniscient qu’il n’est ! L’hypocondriaque est le reflet sombre de la biomédecine, explique-t-elle. Il pose la question de ce que l’on sait et de ce que l’on ne sait pas. Nous avons tous eu l’impression depuis le début de l’épidémie d’avoir plusieurs fois eu les symptômes du Covid. Nous sommes nombreux à être inquiets dès que quelqu’un tousse ou expectore à nos côtés ! Pourtant, l’hypocondriaque est bien le contraire du malade chronique : il ne cesse de chercher obsessionnellement une fin à ses symptômes, quand le malade chronique sait lui combien le mot guérison est un piège. Et pourtant, l’hypocondriaque ne parvient pas à fermer la page, à clore son rapport à ses angoisses médicales. Pour Belling, l’hypocondrie est finalement la condition d’un être humain rationnel dans une société médicalisée aux connaissances par nature instables. Pour l’hypocondriaque, le diagnostic du médecin est lu en relation avec nombre d’autres informations. La fermeture du diagnostic semble alors plus difficile à accepter. Comme si plus d’informations ne conduisaient jamais à plus de certitudes. Ici, l’internet n’a pas changé la donne, au contraire, comme nous le pointions nous-mêmes. Même si nous percevons l’information comme un narrateur omniscient, nous sommes surpris de constater qu’il ne peut pas toujours répondre à nos questions, comme le pointait très bien Linda Besner dans un précédent article de Real Life sur ce que nous ne pouvons pas googliser et les réponses que ne nous apportent pas l’information. Pour Belling, les récits de santé publique s’appuient souvent sur des conventions narratives assez linéaires. À l’heure où les vaccins montrent qu’ils ne sont pas la solution miracle attendue et que rien ne nous garantit d’une « fin » du Covid, on comprend que les récits simplistes et solutionnistes des autorités politiques ou scientifiques soient brouillés par des actualités qui montrent justement que cette lecture est trop simpliste et que l’avenir est plus complexe et incertain. Pour Belling la stratégie des autorités à utiliser la peur comme outil de communication finit souvent par produire une anxiété moins cohérente, qui résiste à toute réassurance. Pour Belling, le doute et l’incertitude font partie intégrante de la médecine qui ne doit pas chercher à la nier. L’hypocondrie ne vise pas tant à saper l’expertise médicale finalement, mais l’invite à adopter des modes plus auto-réflexifs et finalement plus complexes. L’idée d’avoir à vivre avec le virus nous renvoie à une cohabitation qui va continuer à façonner nos vies et nos décisions d’une manière plus incertaine que nous ne le voudrions. Accepter ces incertitudes devrait être essentiel pour construire des systèmes médicaux plus humains, plus justes, plus durables… et finalement moins coercitifs et injonctifs. Pour autant, l’espoir de fermeture demeure fort. Il explique peut-être pourquoi nous nous accrochons à des solutions imparfaites en termes de mesures de santé publique, comme ont pu l’être les confinements ou comme peut l’être le passe sanitaire.

Aimee Walleston (@AimeeWalleston) propose un constat assez proche dans un autre article pour Real Life. Le refus vaccinal doit lui aussi s’entendre dans le contexte d’une médicalisation toujours plus étendue de la société. La promesse vaccinale qui se dessinait dès l’hiver 2020 a apporté l’espoir d’un retour à la normale. Mais les variants et la difficulté à atteindre une efficacité vaccinale optimale ont rapidement douché les espoirs. Les vaccins se sont avérés protecteurs notamment contre les formes graves de la maladie. Mais tout comme les masques ou les tests, les vaccins sont également devenus un point de division de la société. Pourquoi ce vaccin a-t-il été considéré par tant de personnes comme suspicieux (contrairement aux autres obligations vaccinales, dont le rejet est finalement très marginal) ou comme une atteinte à la liberté individuelle ? À l’inverse, pourquoi ce vaccin a-t-il été promu comme LE moyen de mettre fin à la pandémie ? Ces deux réactions sont opposées, mais s’inscrivent l’une comme l’autre dans la même histoire de médicalisation de la société et la croyance que nombre de nos problèmes de santé peuvent être résolus par une intervention médicale individuelle.

La distanciation sociale, le port du masque, la fiabilité des tests, comme la vaccination… ont tous reçu le même accueil. D’un côté, ils étaient la nouvelle liturgie des uns, de l’autre ils étaient la nouvelle profanation des libertés fondamentales des autres. Les uns considérant les autres comme paranoïaques, égoïstes, soumis à un lavage de cerveau et totalement déconnectés de la réalité… et inversement. Le scepticisme comme la foi en l’autorité de l’expertise médicale étaient pour les uns comme pour les autres considérés comme de l’ignorance ou de l’aveuglement.

Les informations sont toujours restées confuses, comme elles l’ont longtemps été sur le port du masque ou comme elles le demeurent encore un peu sur ses modalités concrètes d’utilisation. Les désaccords scientifiques ont été nombreux (par exemple sur le mode de transmission). Les incohérences nourries. Les critiques à l’encontre de la médicalisation de nos sociétés et du régime de vérité imposé par la santé remontent aux années 60, armées par des sociologues, des philosophes et des psychiatres comme Irving Zola, Ivan Illich, Peter Conrad ou Thomas Szasz. Ces critiques ne disent pas que la médecine a souvent tort, mais pointent surtout combien la santé personnelle a cherché à imposer des formes de conformité sociale, comme l’explique Tiago Correia (@correia_tiag) dans un article « Revisiter la médicalisation : une critique des postulats de ce qui compte dans la connaissance médicale ». La médicalisation évoque d’abord l’influence et le rôle de la réglementation médicale dans la vie quotidienne qui a remplacé les institutions de contrôle social précédentes, notamment l’Église et l’État, notamment dans la gestion de la déviance. La maladie a pris la suite du péché et du crime dans la condamnation des comportements non conformes. Ces changements de perspectives n’ont pas eu que des effets délétères, bien sûr. La médicalisation a certainement largement participé à l’amélioration des conditions de vie sur terre. Elle a élargi ses impacts : certains comportements ne relevaient plus d’une défaillance morale personnelle ou d’un crime, mais d’une maladie, comme l’a montré la montée de la prise en compte des addictions. Mais la médicalisation a également étendu son regard sur des états qui ne relevaient ni du crime ni de la morale, recouvrant un éventail toujours plus large d’expériences. C’est un peu comme si tous nos comportements étaient désormais devenus médicaux, comme si les frontières entre les questions médicales et les autres questions s’étaient estompées. La société semble avoir pathologisé les problèmes quotidiens. C’est ce que dénonçait notamment Illich dans son livre, Némésis médicale : l’expropriation de la santé (Le Seuil, 1975), expliquant que la règle médicale s’imposait partout. « La maladie est présumée jusqu’à ce que la santé soit prouvée, tout le système juridique prétend présumer l’innocence », explique Walleston. Pour Illich, le médecin est efficace quand il diagnostique, mais, s’il ne présume pas que le patient est atteint d’une maladie, c’est néanmoins ce qu’il recherche. Il diagnostique donc la maladie plutôt que la santé. Pour Illich, nous sommes désormais dans une société qui transforme les gens en patients où les professionnels de santé exercent une autorité qui va au-delà de la salle de soins, comme l’a montré plus que jamais la pandémie. Pour Illich, nous sommes entrés dans un « impérialisme du diagnostic » qui permet aux « bureaucrates médicaux » de « subdiviser les gens entre ceux qui peuvent conduire une voiture, ceux qui peuvent s’absenter du travail, ceux qui doivent être enfermés, ceux qui peuvent devenir soldats, ceux qui peuvent franchir les frontières, cuisiner, pratiquer la prostitution… ceux qui ne peuvent pas se présenter aux élections (…) ».

Même si cela ne suffit pas pour rejeter les mesures de santé publique, l’idée permet de considérer le refus de la souveraineté médicale non pas tant comme un acte d’ignorance volontaire, mais comme une forme de lutte politique contre ce qui est perçu comme un excès de bureaucratie ou de décision du système médical comme des autorités. Si la médecine a tout pouvoir, la seule façon de s’y soustraire est de la refuser. Dans La médecine comme institution du contrôle social (1972), le sociologue Irving Zola affirme que le discours médical « écarte, voire incorpore, les institutions plus traditionnelles que sont la religion ou l’État. Il devient le nouveau dépositaire de la vérité, le lieu où les jugements absolus et souvent définitifs sont portés par des experts supposés moralement neutres et objectifs », contrairement au clergé ou aux représentants de la loi. Les jugements portés au nom de la santé semblent toujours incontestables (qui voudrait être en mauvaise santé ?), pourtant elle reste un concept politique comme un autre. La santé est ouverte au débat, complexe, multidimensionnel et évolutif, selon par exemple l’importance accordée aux objectifs individuels ou collectifs ou ce qu’on mesure comme relevant de la santé ou n’en relevant pas. « Tout comme il existe de nombreuses façons d’être désavantagés dans la société américaine, il existe de nombreuses façons de définir ce que le terme d’incapacité (ou de maladie ou de handicape) recouvre ». La crise des opioïdes est l’exemple classique de ce qu’Illich qualifiait d’iatrogenèse, par lequel l’intervention médicale accroit la maladie et ses maux sociaux.

Le Covid est bien une crise de santé publique, estime Walleston qu’on peut atténuer par les gestes barrières ou les vaccins. Reste que le scepticisme n’est pas qu’une question de désinformation, il est aussi l’expression de ce que la médicalisation de la société et l’individualisme produisent. Comme l’ont rappelé Caroline Buckee, Abdisalan Noor et Lisa Sattenspiel dans un article pour Nature, les forces centrales qui façonnent les variations locales et mondiales de la charge et de la dynamique de la maladie sont sociales, plus que biologiques. Si d’importantes questions biologiques restent sans réponses, les multiples vagues d’infections qui ont eu lieu ont aussi été favorisées par des politiques de contrôle changeantes et hétérogènes et notamment sur l’impact disproportionné que la maladie a eu sur les communautés les plus pauvres et éloignées des soins. « La perspective d’une réponse médicalisée a négligé de tenir compte de la manière dont les normes communautaires ont un impact sur la santé globale de la société – et ce d’autant plus que dans son cadre limité de diagnostics individuels, elle ne donne pas la priorité à la santé « sociale ». » La médecine est elle aussi sous l’emprise des impératifs du capitalisme et des exigences du consumérisme, comme l’a montré la crise des opioïdes et la réponse à la pandémie ne s’est pas extraite de ce contexte-ci.

Ces dernières années, l’expansion du médical dans nos vies a produit une contre-réaction importante, faite de discours alternatifs entre médecine alternative et promotion du bien-être. Le soin personnel (self-care ou auto-soin) est un concept qui a été proposé par la théoricienne des soins infirmiers Dorothea Orem pour décrire la responsabilité d’un individu dans la gestion et le maintien de sa propre santé. Pour elle, un patient ne doit pas être trop dépendant de l’assistance médicale. C’est à lui d’abord de prendre soin de lui, la médecine prenant le relais quand cela ne suffit plus. Le capitalisme a depuis avalé le concept en faisant à la fois de la santé un produit à consommer et du soin personnel une alternative à la médecine.

Enfin, explique Walleston, la question de la santé et notamment de l’assurance maladie, aux États-Unis, est largement liée à l’emploi. La santé est liée à la viabilité économique d’une personne, « comme si le maintien du bien-être était une question de maintien de la productivité du travailleur ». La santé, la sécurité ou le bonheur sont de plus en plus souvent présentés comme quelque chose qui peut être consommé de manière individuelle. Et c’est là un héritage du cadre médicalisé dans lequel nous vivons et qui a façonné la logique des réponses à la pandémie, tant de l’État, que du système de soin, que des individus. Le vaccin est devenu un combat entre factions en guerre : « un groupe veut une sécurité parfaite grâce au médical, l’autre veut une liberté parfaite grâce au refus. Mais prendre ou ne pas prendre le vaccin ne peut apporter ni l’un ni l’autre. »

Bien sûr, souligne Walleston, ces constats n’apportent aucun argument au refus vaccinal. Choisir d’être vacciné pour répondre à une crise de santé publique est la meilleure approche et la plus universellement bénéfique que nous ayons en ce moment. Reste que les controverses sur l’obligation vaccinale ne devraient pas nous servir à haïr les autres, mais à nous poser la question de la santé que nous voulons. Et celle-ci ne peut assurément pas reposer uniquement sur les ordres qu’on nous donne. Surtout quand ceux-ci finalement ne perçoivent de leurs objectifs que la seule santé au détriment de tous les autres droits. C’est un peu comme cette rengaine que la sécurité serait la première des libertés. Nos droits sont un équilibre. Les ordres de la médecine ne suffisent pas à faire société, au contraire, à mesure qu’ils se démultiplient, ils en interrogent plus que jamais le sens !

Hubert Guillaud

À lire aussi sur internetactu.net