Réguler les géants ? Non, ouvrir la techno à d’autres acteurs !

La critique de la candidate démocrate américaine Elizabeth Warren qui appelle au démantèlement des grands acteurs des technologies frappe à côté, estime Evgeny Morozov (@evgenymorozov, blog en français, blog sur le Guardian) dans une de ses excellentes tribunes pour le Guardian. Le « techlash », cette défiance à l’égard des grandes entreprises des technologies, tant attendu et si annoncée, ne s’est toujours pas concrètement produite. Malgré tous les scandales, la Silicon Valley n’a toujours pas été démantelée. Les utilisateurs sont toujours là. Et malgré les convocations devant les représentants Américains, la régulation patine. Bien sûr, cela pourrait changer en 2020 si Elizabeth Warren est élue… Mais ce n’est pas si simple, d’autant que, souligne Morozov, la proposition « populiste » de briser les géants de la tech n’est peut-être pas aussi à gauche qu’elle le paraît. En fait, elle n’est que l’expression d’une croyance assez libérale selon laquelle seuls les marchés concurrentiels et bien contrôlés assurent la prospérité. En fait, explique encore Morozov, critiquer les « Big Tech » fait l’impasse sur les « Small Tech » : or ce n’est peut-être pas tant que ça la taille des entreprises qui compte que ce sur quoi elles agissent ou que ce qu’elles transforment. En fait, cette proposition repose sur un mythe qui lie la montée des grandes entreprises technologiques à une erreur de régulation de la part de politiques distraits ou corrompus plutôt que le résultat d’une planification politique prudente des élites américaines désireuses d’utiliser tous les outils de leur arsenal pour consolider le pouvoir américain dans le monde. Pour Morozov, Warren ne regarde jamais la technologie sous l’angle financier – par rapport aux grands acteurs financiers mondiaux – ou sous l’angle étatique – sa place dans l’appareil d’espionnage massif… Or, la Big Tech n’est que la conséquence de la Big Money et du Big State, c’est-à-dire du capitalisme mondial financiarisé et militarisé ! En fait, si la Big Tech est si puissante c’est parce que les gros capitaux et le grand Etat ont besoin qu’elle soit puissante pour rester eux-mêmes puissants ! Réduire la puissance des Gafam ne peut se faire qu’en maîtrisant le pouvoir de Wall Street et du Pentagone, explique Morozov ! Si l’Amérique pourrait souhaiter jouer un rôle plus humble dans l’ordre mondial, il y a peu de chance que cela se produise à l’heure où la Chine monte en puissance sur ces trois dimensions ! Pour Morozov, la puissance de cette troïka devrait certes être contestée, mais directement, en invoquant et contestant explicitement les liens entre les dimensions financières, militaires et technologiques.

Pour Morozov, la gauche devrait abandonner cette fausse dichotomie consistant à opposer grosse et petite technologie, grands et petits acteurs. Le vrai enjeu consiste à introduire des technologies qui ne soient pas seulement des solutions d’entreprises, estime l’essayiste. « La propriété – pas seulement des entreprises, mais aussi des capteurs, des réseaux, des données et des services – est plus importante que la taille des acteurs clés ». Pour Morozov, l’enjeu n’est pas de transformer les services privés en services publics, comme on peut parfois le lire trop rapidement, mais plutôt semble-t-il, de permettre à des acteurs bien différents de proposer des services technologiques. Pour lui, la principale raison qui rend la transformation des services privés en services publics difficile est que les données (« les résidus intimes de notre vie politique, sociale et intellectuelle ») ne sont pas comme l’eau, le gaz ou l’électricité : elles sont imprégnées de sens. L’assemblage de ces données, de ces significations et actions, est donc très dépendant des acteurs qui les rassemblent, de leurs motivations et de la façon dont ils le font. D’où l’importance que ce ne soient pas des données privatisées ou étatisées. Ces données assemblées peuvent servir à… faire en sorte que les rouages du capitalisme fonctionnent sans heurts, même dans ses pires aspects, ou au contraire, être organisé pour stimuler des comportements fondés sur la solidarité, la coopération… En intégrant les technos dans le vieux modèle du service public, nous risquons surtout de renoncer à l’opportunité de créer un paysage institutionnel nouveau, comme l’Etat providence l’avait fait un siècle plus tôt !

Reste que ce paysage institutionnel nouveau, qui ne soit ni public ni privé, va quand même avoir besoin de moyens pour apparaître et se façonner.

MAJ : Le Monde Diplo a traduit la tribune !

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