Sourires forcés

Le 11 mai dernier, le designer Olly Gibs s’est rendu au Rijksmuseum à Amsterdam avec son smartphone. Et il a suffi d’un tweet pour que la face de l’art néerlandais du 17e s’en soit trouvé changé. La raison ? Il a utilisé FaceApp, une application capable de modifier les images, de vieillir, faire changer de sexe ou de faire sourire ceux qui sont pris en photo. Il a pris en photo des oeuvres d’art et à rendu leurs sourires aux visages graves et sombres des tableaux du musée.

L’application capable de transformer d’une manière photoréaliste les images, née en 2017, ne s’était jusqu’à présent pas révélée très convaincante, rappelle l’auteure et poète Linda Besner pour Real Life. Qu’est-ce que forcer le passé à sourire laissait donc d’un coup entrevoir que nous n’avions pas vu ? interroge-t-elle.

Le réalisme est au coeur de l’âge d’or de la peinture néerlandaise. L’émergence du calvinisme avait besoin de s’incarner dans une nouvelle forme d’expression artistique pour se démarquer du catholicisme. La montée de la classe marchande permettait aux peintres d’avoir des commandes pour des portraits. Les portraits prenaient du temps, nécessitaient plusieurs séances de pose. Hormis les enfants, jusqu’au 19e siècle, les sourires sont plutôt rares dans la peinture, explique l’historienne d’art, Kathy Galitz. C’est peut-être ce qui participe à expliquer que nous trouvions ces modèles si différents de nous.

Alors que l’interactivité entre l’oeuvre et le spectateur est devenue le mode de création dominant du 20e siècle, les portraits formels classiques laissent le spectateur sans pouvoir : « nous pouvons être changés par ces oeuvres sans pouvoir les changer en retour ». À l’heure où l’art revendique une sensibilité toujours plus grande, le stoïcisme de classe de l’époque classique nous semble de plus en plus lointain, alors que même chez les puissants d’aujourd’hui, la gravité n’est plus de mise !

Pour Linda Besner, rendre le sourire aux gens portraiturés du passé nous permet d’entrer dans leur vie intérieure d’une manière nouvelle, en leur faisant adopter des sentiments mieux à même de répondre à ceux de notre époque. Mais si les sourires de FaceApp sont des réactions, ils ne sont pas une expression. Le plaisir que ces sourires affichent est celui du changement, de l’interactivité, de la dynamique nouvelle qu’ils tissent entre le spectateur et l’oeuvre.

« Que nous dit un sourire forcé ? Si le réalisme était le mode original de la peinture, ce sourire technologique est la marque d’un réalisme d’un genre bien différent. » Converti en pixels, les portraits deviennent les miroirs de notre propre vulnérabilité, faisant écho à l’utilisation de nos informations sans notre consentement ou à l’augmentation sociale des médias sociaux… D’un coup, les portraits souriants du musée font échos aux galeries de portraits d’amis souriants de Facebook. Nos téléphones pleins de selfies souriants peuvent finalement dresser de nous un portrait aussi anxieux que ces tableaux. « Lorsque la réactivité est impérative, il peut être difficile de dire si un visage exprime un sentiment propre ou reflète un sentiment de retour. » Leurs sourires interrogent les nôtres. À qui ou pourquoi sourions-nous ?

« Réanimer les muscles faciaux des vieux portraits en utilisant l’intelligence artificielle est une façon de réveiller les morts », souligne encore Linda Besner. « Comme l’utilisation d’ADN fossile pourrait recréer la mégafaune du passé, FaceApp nous permet d’atteindre la musculature des visages historiques et de créer des créatures pour notre temps. » Au 17e siècle, un portrait était une marque de solidité et de permanence. C’était un moyen de s’offrir une forme d’immortalité. Les images d’aujourd’hui sont conçues pour la spontanéité et le changement. Or, archivés par-devers nous, nos instantanés sont pourtant ouverts à des utilisations futures que nous ne pouvons pas imaginer. Peut-être serons-nous à notre tour manipulés demain, comme nous transformons aujourd’hui le passé ?

Le célèbre portrait d’Elisabeth Bas peint vers 1640 par Ferdinand Bols montre une vieille femme assise, sévère et revêche, rappelle Linda Besner. La voir sourire doucement évoque d’un coup un tout autre type de grand-mère. Reste que s’il est sympathique, ce sourire n’éclaire en rien l’énigme du tableau. Longtemps attribué à Rembrandt, il a fallu attendre 1911 pour qu’on l’attribue à Bols. En 1992, un expert a affirmé que rien ne permettait d’être assuré que le modèle soit bien Elisabeth Bas. Si le sourire lui a fait révéler un autre aspect de son visage, son identité ne s’est pas révélée pour autant. « Nous pouvons la faire sourire, mais nous ne pouvons pas lui faire dire qui elle est. » Un peu comme nous sur nos propres photos…

Elisabeth Bas par FaceApp
Image : « Elisabeth Bas » par Rembrandt, Ferdinand Bols, FaceApp et Olly Gibs.

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