Couverture du hors-série de la Revue TerrainLa revue Terrain (@RevueTerrain, blog, index) publie un hors-série sur le « sublime bureaucratique », coordonné par les ethnologues et sociologues Emmanuel Grimaud (qui vient de faire paraître par ailleurs Dieu point zéro, PUF, 2021), Anthony Stavrianakis et Camille Noûs (@NousCamille, un pseudonyme collectif émanant du groupe RogueESR@rogueesrpersonnalisation d’une communauté académique critique issue du laboratoire délocalisé et interdisciplinaire Cogitamus@CogitamusLab).

Un hors série qui plonge dans les formulaires et les techniques de production de la rationalité administrative, entre admiration et terreur. Dans ces exercices d’exorcisme (magnifiés de contributions graphiques provenant d’une belle diversité d’artistes pour mieux les subjuguer), les chercheurs soulignent, via nombre d’exemples, envoûtants, combien la technicité ne pourra jamais embrasser le monde. L’ensemble livre de belles épaisseurs sur l’absurdie à laquelle nous participons, que ce soit sur des objets convenus, comme Parcoursup – « Numéritocratie », une synthèse parfaite du sujet par la toujours remarquable Isabelle Bruno – , le Crédit impôt recherche – « L’équation managementale » par Nicolas Bataille qui s’intéresse aux contorsions à produire des justificatifs – , le FMI – « Dessine-moi un FMI » d’Horacio Ortiz qui s’interroge sur la difficulté à saisir une organisation par ses productions… Ou des objets qui le sont bien moins comme la formule du taux de mortalité journalier des usines à poulet en Europe – « La formule de la chimère » de Gil Bartholeyns – qui vient de publier Le hantement du monde (éditions du Dehors, 2021) qui interroge l’origine même de la production de normes. Ou encore l’incroyable article d’Etienne Bourel, « (Dé)rég(u)ler la forêt » qui s’intéresse aux diamètres minimum d’autorisation de coupe d’arbres dans l’exploitation forestière au Gabon. Les formulaires de comités d’éthique pour produire de l’éthique de Christos Panagiotopoulos dans « Déformuler » qui souligne combien la variabilité des protocoles de recherche produit d’inconsistance. Les calculs complexes du taux d’incapacité qui souligne les limites de la reconnaissance du handicap, comme si l’administration était incapable finalement de produire la sensibilité nécessaire à mesurer le sensible – « 50 nuances d’incapacité » par le groupe d’intervention Usher-Socio. Ou encore une plongée glaçante dans le formulaire de calcul du niveau de coma (le « Coma recovery scale revised ») par Sélima Chibout qui nous rappelle que plus la réalité est insaisissable, plus nous produisons des dispositifs inopérants… Ou encore ce puissant retour sur la naissance d’Excel, « La feuille qui calcule le réel » par le Recursion Lab, qui met en abîme le réductionnisme de la mise en cellule du calcul…

Nous sommes cernés par des catégorisations qui segmentent le réel sans jamais parvenir à le réduire, nous explique ce numéro. A mesure que nous recherchons plus d’efficacité, nous démultiplions les procédures certes, mais surtout les confusions… Nous éloignant toujours plus du vivant qu’on voudrait saisir. Cette « descente » dans le cœur des normes, des formulaires, des calculs, des procédures montre assurément que c’est là désormais que la politique se produit. Comme l’expliquent dans leur introduction Emmanuel Grimaud et Anthony Stavrianakis, l’envoutement se referme sur nous. « Nous ne pouvons imaginer d’autre solution » à la rationalité et à la technicité que nous mettons en œuvre, alors qu’elle ne cesse de produire ses propres limites. Nous sommes pris dans le cercle infernal de notre propre désir de règles « claires, édictées, matérialisées, formulées »« Peut-on contrer la pulsion organisationnelle par autre chose que de l’organisation ? » Passionnant !

Hubert Guillaud

PS : nous ajouterons les liens vers les publications en ligne lorsqu’elles seront disponibles.

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