Vers une portabilité des données de réputation des travailleurs des plateformes ?

Depuis plusieurs mois, certains syndicats européens ont décidé de se pencher sur la question des droits de travailleurs indépendants, notamment ceux de l’économie des plateformes, grandes pourvoyeuses de petits boulots et de travail à la tâche. Des résolutions émergent localement dans différents pays d’Europe, à l’initiative de syndicats (par exemple, au Danemark avec l’élaboration de conventions collectives avec les plateformes ou en Allemagne avec la mise en place de comités d’entreprises) ou d’individus travaillant sur ces plateformes (comme la création d’une plateforme de revendication sociale des employés des entrepôts d’Amazon en Allemagne sous le nom Make Amazon Pay !, création de coopératives de livreurs en France comme Coopcycle ou du Clap, collectif des livreurs autonomes de Paris).

Ces différentes initiatives ont été évoquées lors de la journée « Starting a European dialogue on the platform economy », organisée à Bruxelles le 23 janvier par le réseau français Sharers & Workers en partenariat avec l’Institut syndical européen et la Confédération européenne des syndicats, et qui avait pour objectif de construire par le dialogue une économie des plateformes performante et responsable.

Quelques semaines plus tôt était organisé le Future World of Work Leadership Summit par le syndicat UNI Global Union, réunissant une centaine d’experts, activistes et chercheurs. Durant ce sommet, Christina Colclough (@cjcolclough), directrice de Plateform and Agency Workers chez UNI, déclarait que “dans le futur, 15 à 20 % du PIB mondial sera basé sur les données. Les employeurs peuvent suivre, tracer et exploiter les données des travailleurs ; les utiliser pour faire des statistiques, embaucher ou renvoyer des travailleurs. » Mais l’inverse n’est pas vrai. Pour elle :  « La donnée est la nouvelle frontière pour les syndicats et les droits des travailleurs dans les lieux de travail numériques”.

L’avocate de la Web Foundation, Avila Pinto (@avilarenata), ajoutait que les syndicats devaient non seulement protéger les données des travailleurs, mais aussi penser à la façon dont les travailleurs pouvaient utiliser ces données. « Nous pouvons travailler ensemble pour créer un espace de résistance et de créativité et utiliser nos données pour notre bénéfice et non pour le bénéfice des entreprises ».

Valerio De Stefano (@valeriodeste), professeur en droit du travail à l’université KU Leuven, rappelait que contrairement à ce que l’on croit, la vie de nombreux travailleurs dépendent de cette économie de petits boulots, qu’elle ne fournit pas seulement un revenu complémentaire, mais un revenu de subsistance et qu’elle doit donc être régulée. Il suggérait notamment que, pour donner plus de pouvoir aux travailleurs des plateformes sur les termes de leur emploi, il faudrait leur donner le contrôle de leur notation, notation qu’ils ont souvent mis des années à construire. « La notation peut bloquer un travailleur sur une plateforme. Elle doit être portable. C’est la plus grande source de capital pour les travailleurs dans l’économie des plateformes. Si les travailleurs veulent aller de plateforme en plateforme, ils doivent être en mesure d’utiliser ailleurs les notes qu’ils ont obtenues. »

Une bonne réputation est en effet ce qui permet au travailleur de plateforme d’obtenir de nouvelles missions. D’où l’importance de pouvoir porter cette réputation sur d’autres plateformes, pour ne pas avoir à reconstruire sa réputation à zéro. Or, les plateformes souhaitent garder captif les indépendants et ne permettent pas pour le moment qu’ils partent avec leurs notes et retours clients. Cassie Robinson (@Cassie Robinson), directrice en design stratégique chez DotEveryone, entre autres, fait le même constat que Valerio de Stefano, et s’est donc penché avec son équipe sur la question de la portabilité de la notation des plateformes (voir également leur présentation) :  quelles technologies, quelles données, quels investissements seraient nécessaires pour rendre la portabilité réelle ? Comment les travailleurs des plateformes utilisent-ils ces notes ? Se sentent-ils vraiment coincés sur une plateforme du fait de l’absence de portabilité de la notation ?

À cette question, les réponses varient selon les professions : les chauffeurs privés ne se sentent pas concernés par la question de la notation, car ils ont confiance dans leurs compétences et dans leur capacité à trouver un travail en dehors de leur plateforme (d’autant qu’ils en utilisent souvent plusieurs). Ils voient la notation comme un indicateur de performance pour les propriétaires des plateformes et leur seule crainte est de voir leur moyenne passée en dessous du niveau de note qui mène au bannissement et à l’exclusion. Les livreurs de repas se sentent encore moins concernés par la question et se concentrent plus sur les données de livraison, comme le nombre de sessions de travail, d’annulations, d’heures de présence pendant les gros pics d’activité. Quand un client utilise les plateformes de livraison, l’important est d’être livré vite, pas l’identité du livreur. Par contre, pour ceux qui fournissent une prestation sur les plateformes de travail à la tâche (comme Malt BeMyEye, YouPiJob… et tant d’autres), la notation en ligne est très importante et ils préfèrent en garder le contrôle. Se faire supprimer son compte sans avertissement ni explication est la pire chose qui puisse arriver à un indépendant qui a mis des mois à construire sa réputation sur une plateforme. Pouvoir partir de la plateforme avec ses évaluations et commentaires est donc un vrai enjeu.

Cassie Robinson propose cinq solutions, qui montent crescendo en complexité et posent différentes questions. La 1re proposition, appelée « Références personnelles » (Personal reference), évoque la situation actuelle des travailleurs avec un CV, plus ou moins standardisé, en se demandant si les nouvelles technologies peuvent permettre d’offrir de nouvelles opportunités pour les travailleurs des plateformes en améliorant le système.

La 2e solution est appelée « Réputation hébergée publiquement » (Publicly hosted réputations) devrait permettre de s’assurer qu’une plateforme héberge une archive web accessible facilement avec toutes les données de réputation du travailleur, incluant les profils qui ont été désactivés. Ainsi, les utilisateurs des plateformes pourraient envoyer un lien à toute personne qui souhaiterait connaître leur réputation sur une ancienne plateforme.

La 3e solution, « la vérification de profil » (Profile vérification) devrait permettre à un travailleur de prouver qu’il est bien le propriétaire du profil hébergé en ligne, via une clé de vérification publique/privée par exemple, dans un système sécurisé.

La 4e proposition, la création d’« un standard décentralisé en open data » (Decentralised open data standard) devrait permettre de transférer et d’utiliser automatiquement les données de réputation de plateformes concurrentes ou de services externes. Créer ce standard est bien sur assez compliqué, car il faudrait réussir à traduire les différences techniques des plateformes (entre celles qui utilisent des étoiles et celles qui utilisent un pourcentage par exemple), mais aussi la valeur qu’il y a derrière chaque système de notation.

Enfin, la 5e idée est la mise en place d’un « porteur de données centralisé » (Centralised data holder), c’est-à-dire une entité légale responsable de la détention et du transfert des données de réputation, et qui serait donc la garantie de la standardisation des notations. Cette entité serait-elle un gouvernement, une association ? Ne créerait-elle pas de facto un monopole ?

Derrière toutes ces propositions, au-delà de leur faisabilité, il y a cette même question centrale, qui a été beaucoup évoquée ces derniers jours : les données de réputation sont-elles des données personnelles comme les autres ? Comment permettre aux utilisateurs de les récupérer et comment faire levier de leur valeur, collectivement, socialement ? Avoir un usage de ces données, en dehors des plateformes où elles ont été produites, pourrait en tout cas permettre de gagner en symétrie entre les plateformes et les travailleurs, qui sont clairement désavantagés actuellement. Les différentes initiatives évoquées plus haut sont également des moyens de ramener un peu plus d’équité dans la relation, mais l’on voit bien qu’il reste encore beaucoup à faire.


Image : exemple d’intégration dans une plateforme de commentaires d’utilisateurs provenant de plusieurs, proposé par DotEveryone.

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