Frédéric Soussin, Kanari : « Le groupware c’est l’apprentissage de la vie en réseau »

Le travail coopératif en réseau. Voilà une promesse que l’Internet n’a pas encore tenue et qui pourtant semblait la plus naturelle. Le réseau de réseaux allait nous permettre de travailler mieux ensemble. Une promesse qui a connu son lot de technologies : groupware, knowledge management, peer to peer aujourd’hui. Et c’est, selon Frédéric Soussin, co-fondateur de Kanari, l’erreur qui a freiné le travail coopératif en réseau : il ne s’agit pas d’une affaire de technologie mais d’organisation humaine. Pour lui la définition du groupware est d’ailleurs tout sauf technique :  » Le groupware c’est ni plus ni moins que l’apprentissage de la vie en réseau et des pratiques qui y sont associées. C’est : comment vivre ensemble sur le réseau grâce à son ordinateur ? Comment utiliser les capacités de communication et de collaboration de son ordinateur ? Comment transformer l’ordinateur – qui a été vu comme un outil de productivité – en un vrai outil de coopération ? Ca paraît simple à dire mais ce n’est pas évident dans les faits. » Car le travail coopératif ne se met pas en place d’un coup de baguette technique. Interview-diagnostic sur les freins au travail coopératif avec, peut être bien, quelques remèdes à la clé…

Le travail coopératif en réseau. Voilà une promesse que l’Internet n’a pas encore tenue et qui pourtant semblait la plus naturelle. Le réseau de réseaux allait nous permettre de travailler mieux ensemble. Une promesse qui a connu son lot de technologies : groupware, knowledge management, peer to peer aujourd’hui. Et c’est, selon Frédéric Soussin, co-fondateur de Kanari, l’erreur qui a freiné le travail coopératif en réseau : il ne s’agit pas d’une affaire de technologie mais d’organisation humaine. Pour lui la définition du groupware est d’ailleurs tout sauf technique :  » Le groupware c’est ni plus ni moins que l’apprentissage de la vie en réseau et des pratiques qui y sont associées. C’est comment vivre ensemble sur le réseau grâce à son ordinateur ? Comment utiliser les capacités de communication et de collaboration de son ordinateur ? Comment transformer l’ordinateur – qui a été vu comme un outil de productivité – en un vrai outil de coopération ? Ca paraît simple à dire mais ce n’est pas évident dans les faits. » Car le travail coopératif ne se met pas en place d’un coup de baguette technique.
Frédéric Soussin, spécialiste du groupware et de Lotus Notes depuis une dizaine d’années est aujourd’hui en charge du département Learning Media Lab de l’Ecole supérieure de commerce de Pau. Il est également un des responsables de Kanari, un outil de groupware en peer to peer en libre téléchargement.
Interview-diagnostic sur les freins au travail coopératif avec, peut être bien, quelques remèdes à la clé…

Lire aussi : Frédéric Soussin est co-auteur avec Eric Coisne de l’ouvrage « Internet @ visages humains », publié en 1998 aux éditions de l’Organisation, dont un des chapitres est particulièrement consacré au processus qui a permis la mise en place d’une plate-forme de travail coopératif au sein d’une grande entreprise française. Chapitre téléchargeable gratuitement : http://www.kojito.fr/html/csiavh/chap/Patrice.pdf.zip.
Tous les chapitres : http://www.kojito.fr/html/csiavh/csiavh.htm

Aujourd’hui, le travail collaboratif et coopératif semble s’intégrer difficilement de la vie des entreprises. Est-ce une réalité ?

On peut dire sans crainte de se tromper que 80 % des utilisateurs de Lotus Notes, par exemple, utilisent cette plate-forme collaborative pour ne pas faire de collaboration mais du mail. Pour carricaturer, le groupware est devenu une application de messagerie, qui s’apparente au téléphone mobile : à chaque fois qu’on a une question à poser, on prend son téléphone ou on envoie un mail. Alors que cette info pourrait être disponible si on l’organisait et si chacun savait où la trouver au moment où le besoin s’en fait sentir. Car la promesse du groupware était non seulement de travailler ensemble, mais aussi de rompre enfin le lien avec le temps, de se dire « je peux partager de l’information quand je veux et la consulter quand je veux. » Or nous sommes tous des « synchrones addicted », des drogués de la relation en direct. Mais le travail coopératif repose sur des process un peu plus structurants. Aujourd’hui, on utilise des outils extraordinairement puissants pour faire des choses extraordinairement bébêtes.


Pour quelles raisons ?

Les outils ont un potentiel qui n’est pas compris par les utilisateurs et compte tenu de la rapidité avec laquelle fonctionne les organisations elles n’ont pas le temps de se poser pour comprendre à quoi servent ces outils. Elles ont donc plutôt tendance à mettre des rustines qu’à faire de ré-engienering.


Pourquoi les outils de groupware sont-ils autant sous-utilisés ?

Vraisemblablement parce que le groupware ne peut pas vivre sans un processus d’échange. Or beaucoup de gens vivent sans processus tout court ! Pour qu’un groupe puisse communiquer il faut qu’il sache d’abord comment organiser des données, comment les structurer… C’est un travail qui relève d’une démarche d’organisation.
Deuxième chose : la majorité des gens pensent qu’ils peuvent organiser le travail coopératif autour des échanges qu’ils ont habituellement  : le téléphone, les réunions. On observe tous les jours que la communication téléphonique, les rendez-vous extérieurs, les entretiens autour de la machine à café ne sont pas partagés. Je suis en train de vous parler au téléphone, mais la personne qui est à côté de vous ne m’entend pas. Il y a alors plein d’informations qui lui échappent et qui, peut-être, la concernent.


Mais si on écrit un résumé de tout ce qui se passe, tout ce qui se dit, en permanence, on court le risque, très connu avec les e-mails notamment, d’être submergés d’informations.

Mais si aujourd’hui on se retrouve submergés d’information c’est qu’elle n’est pas mise dans son contexte, qu’elle n’est pas organisée. Dans quel contexte je place une information ? Comment, en tant qu’émetteur d’information, je l’organise pour faciliter le travail des récepteurs d’information  ? Comment je mets au bon endroit une information qui arrivera au bon endroit pour les autres sans qu’ils aient à la re-trier, à la re-ranger  ? C’est toute la problématique du groupware. Et c’est cela qui est compliqué à organiser au départ car il faut prendre le temps de le faire. Or, souvent, on se dit qu’on n’a pas le temps de s’arrêter et on continue à gérer le même bordel au fil des jours. La logique de groupware impose qu’on arrête tout, qu’on regarde, qu’on mette en place des processus puis qu’on les mette en oeuvre. Entrer dans le travail coopératif c’est d’abord réaliser un audit de sa façon de fonctionner, bien avant de penser à la technique.
Tant que le groupware sera perçu comme une technologie et donc gérée, choisie, administrée par des techniciens qui n’ont pas en charge l’organisation du travail et tant que les organisateurs du travail ne considèreront que l’aspect technologique, il y aura une incompréhension globale du schéma.

Qu’est ce que le travail coopératif peut apporter à une entreprise, à une organisation ?

Beaucoup moins de saturation des relations, beaucoup moins de pression sur le synchrone, donc vraisemblablement beaucoup moins d’appels téléphoniques, moins de temps de réunion et une meilleure utilisation des ressources rares dans le réseau. Si vous n’êtes pas organisé il faut un expert partout où il y a des problèmes. Si EDF n’était pas organisé par exemple, il faudrait un expert dans chaque ville. Avec de l’organisation il suffit d’un expert national auquel les autres peuvent poser des questions. Si nous parvenions à véritablement fonctionner en réseau, cela permettrait d’arriver à rendre disponible la compétence avec beaucoup moins de coûts. L’enjeu est de mobiliser l’expertise, la compétence et de ne plus avoir ce côté amnésique que l’on trouve dans les organisations qui, souvent, oublient les choses aussi vite qu’elles les ont faites. Chaque fois qu’un projet est relancé il faut tout redémarrer de zéro car on a perdu la trace de ce qu’il s’est passé avant.

Internet, réseau de réseaux, est logiquement le terrain idéal pour le travail coopératif et en réseau justement. Comment expliquez-vous que nous en soyons encore à balbutier ?

Le groupware avait bien démarré dans les années 92 à 94. Puis l’internet grand public, le web est arrivé. Dès lors on n’a plus parlé que de sites et du mail, qui lui est un produit de désorganisation et non pas d’organisation. C’est le début de la consultation et non pas de la coopération. Nous venons de vivre des années assez folles où tout un tas de progrès possibles ont été anéantis par des outils non structurants. Aujourd’hui il existe des millions de sites, des millions de mails et… un système qui n’a ni queue ni tête. Mais la bulle ayant éclaté, les gens comprennent que les sites ne sont pas si fondamentaux que ça pour des communautés privées par exemple. Les logiques de groupware devraient reprendre leur essort dans les années qui viennent. Ce n’est pas par hasard si Microsoft, qui n’avait pas suivi le mouvement de Lotus Notes à l’époque, vient d’entrer dans Groove il y a un mois. Or cet outil est le plus magique sur le marché actuellement mais les usagers ne perçoivent absolument pas la promesse organisationnelle qui est derrière parce qu’ils n’ont pas de schéma de réflexe. Il y a un manque de pédagogie des usages.
Mais je crois qu’on vient de vivre notre préhistoire. Toutefois, pendant cette préhistoire, des gens savaient : aujourd’hui, il y a des enfants de 15 ans qui ont 8 ans de groupware derrière eux et ils en savent beaucoup plus que dans les entreprises. (Frédéric Soussin a participé à la mise en place des Réseaux Buissonniers , la mise en réseau de plusieurs écoles du Vercors en 1994 – ndlr)
Finalement, aujourd’hui avec des technologies de 91-92 on serait totalement heureux. C’est bien le problème de la technologie actuellement : il en faudrait beaucoup moins pour que ça marche mieux !

Groove, comme Kanari, sont des outils basés sur le peer to peer  : les machines se parlent entre elles sans passer par un serveur central. Qu’est-ce que ces outils de groupware peuvent apporter de plus ?

Oui, des outils utilisables rapidement et facilement il en existe deux : Groove et Kanari. Mais ils n’ont pas le même parti pris. Groove est, d’une manière générale, très centré autour des échanges en direct, même s’il y a beaucoup de fonctions asynchrones. Kanari est lui délibérément centré sur les échanges asynchrones. Le premier est fondé sur le fait que les machines peuvent se parler les unes aux autres parce qu’elles sont mises en relation par un serveur central (il s’agit de peer to peer avec quand même un serveur qui fait la relation). Pour le deuxième, les informations sont véhiculées d’une machine à l’autre par le routage mail. Mais pour les mettre en place, l’un comme l’autre, il n’y a pas besoin de demander d’autorisation à personne. Ce qui à mon avis est une meilleure définition du peer to peer qu’une définition technique. La défintion technique c’est de dire : ce sont des machines qui se parlent directement entre elles. Mais ce sont surtout des individus qui sont capables de faire des choses directement les uns avec les autres sans interventions extérieures.

L’intérêt du peer to peer c’est qu’il affranchit l’entreprise de devoir faire un investissement massif. Chaque fois qu’une entreprise voulait faire du groupware, elle devait investir dans un serveur, embaucher des développeurs… Il y avait une étape de départ lourde et coûteuse en énergie qui demandait des compétences nouvelles, de la formation etc.
Avec le peer to peer, le cadre qui a envie de faire du groupware télécharge un logiciel, l’installe, l’installe éventuellement sur l’ordinateur de quelques collaborateurs et ça démarre dans les minutes qui suivent. Il n’y a plus besoin de passer par un serveur central, plus besoin de passer par un administrateur central. C’est pour cela que je pense que le peer to peer est plus une révolution culturelle qu’une révolution technologique. C’est une révolution technologique extraordinaire mais la révolution culturelle c’est de pouvoir travailler ensemble sans passer par une espèce de besoin de validation. Il faut que des gens prennent le risque de faire des choses qui ne leur sont pas apportées par les services centraux. C’est carrément l’évasion de la part de l’utilisateur de l’entreprise. Le problème est que, forcément, il y en aura toujours pour dire : interdit le peer to peer, on ne contrôle pas, l’information n’est pas centralisée, on ne sait pas où elle va, etc. Mais une organisation ne gère pas non plus les flux d’informations qui circulent via le téléphone portable, pourtant il y a des choses vitales qui se disent.

Autre avantage : jusqu’à présent, les systèmes de groupware ont souvent été des sytèmes qui se sont refermés sur eux-mêmes. En gros l’entreprise mettait en place un système de groupware mais était incapable de communiquer avec d’autres personnes que les gens internes à l’entreprise. Avec les logiques peer to peer, la majorité des outils étant gratuits et ouverts, les gens peuvent tout à fait créer des groupes d’échanges inter-entreprises. La masse du business qui se fait sur la planète se fait entre les organisations et non pas à l’intérieur d’une même organisation. Le peer to peer va permettre de trouver cette fluidité inter-organisations qui ne peut pas reposer sur les services informatiques centraux. Une organisation ne peut pas imposer à une autre un service informatique central. C’est perçu comme intrusif. Si je vous dis : « on va mettre en place un système de groupware mais c’est moi qui gère toute les informations avec mes outils », vous ne serez pas d’accord.
Le peer to peer est plus centré sur l’initiative individuelle de faire quelque chose avec les autres. Avant on attendait qu’il y ait une initiative qui parte du sommet pour expliquer comment s’organiser. Je crois que la réalité est probablement au croisement de ces deux dynamiques.

Mais, à l’échelle d’une organisation, par où faudrait-il commencer pour mettre en place un vrai travail coopératif en réseau  ?

Aujourd’hui, si je devais conseiller une entreprise pour rentrer dans le groupware je lui dirai : entrez dans la vie en réseau par le biais du e-learning. Mettez en place votre plate-forme qui permettra aux gens de s’interconnecter, apprenez x-y choses à des populations les plus diverses possibles et après vous aurez un système de knowledge mangement parfait.
En fait, trois modes se sont succédées, et c’est en arrivant à la troisième que je comprends pourquoi les deux autres n’ont pas fonctionné.
La première vague a été le groupware : l’avènement d’une technologie qui permettait d’imaginer que des gens fonctionneraient efficacement ensemble.
La deuxième vague était le knowledge management : comment va-t-on gérer la connaissance des groupes, des entreprises ? C’était déjà une résultante d’une démarche de groupware puisqu’il faut bien que les gens partagent, collaborent, coopèrent pour arriver à quelque chose de structurant et de partageable. On a commencé par la plate forme, on a continué par le but ultime et on se rend compte, aujourd’hui, qu’avec le e-learning on dispose d’une visualisation d’un mode opératoire facile à comprendre qui amène les gens à fonctionner en réseau, à distribuer de l’information, à fonctionner en synchrone et en asynchrone. Les usagers comprennent pourquoi il leur faut s’organiser et qu’une bonne formation en ligne ne peut pas se faire dans le bordel : il faut quelqu’un qui anime, des gens qui sont chargés à la fois de récupérer des informations, de poser des questions ou d’apporter leur contribution. Et tout doit être organisé sinon on s’y perd.
Passer par le e-learning est peut-être une façon de remettre de l’ordre : je veux former des gens de manière efficace au travers du réseau, je vais donc mettre en place une démarche de groupware et j’aboutirai à une démarche de knowledge management. Le savoir ayant été transmis, transféré, on arrive vraiment à une capitalisation de l’information et du savoir.

Propos recueillis par Cécile Plet .

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