James Paul Gee : « Les jeux vidéos, des machines à apprendre »

James Paul Gee, professeur à l’université de Wisconsin à Madison, a dirigé de nombreuses publications dans les domaines de la linguistique appliquée, de l’analyse du discours et de l’éducation. Invité au 2e Rencontres Internationales du multimédia d’apprentissage du 15 au 17 mars dernier à Québec, il comparait les manières d’apprendre des jeux et de l’école, certainement pour montrer tout ce que les premiers avaient à apprendre au second. Et inversement.

Par Jean-Michel Cornu – Merci à James Paul Gee pour sa relecture et ses commentaires

James Paul Gee est l’auteur du livre What Video games Have to Teach us About Learning and Literacy (Que peuvent nous apprendre les jeux vidéos sur l’apprentissage et l’instruction). Il est professeur à l’université de Wisconsin à Madison et a dirigé de nombreuses publications dans les domaines de la linguistique appliquée, de l’analyse du discours et de l’éducation. Il a été l’un des orateur invité au 2e Rencontres Internationales du multimédia d’apprentissage du 15 au 17 mars dernier à Québec (http://www.rima2004.org).

James Paul Gee a commencé sa présentation en soulignant que si vous n’avez jamais entendu parlé d’Half-Life c’est que vous devez vivre sur une île dans un autre espace temps. Dans une autre présentation, Jean-Paul Pelletier d’Ubisoft a indiqué que 147 millions de consoles de jeu de dernières génération ont été vendues dans le monde sans compter les ordinateurs personnels utilisés à des fins de divertissement. En tout, entre 1996 et 2002, 1,3 milliard de jeux ont été vendus.

Pourtant, faire en sorte que les jeunes s’approprient les jeux vidéos ou les jeux informatiques est un challenge aussi difficile que de leur demander de s’approprier une formation… Sans compter qu’en plus, dans le cas du jeu, il faut payer. Les jeux vidéos sont longs et complexes. Ils permettent d’apprendre des comportements complexes. Pourtant ils doivent être simple à apprendre même si parallèlement les jeunes demandent que le jeu lui-même soit difficile.

Mais les jeux ont une approche radicalement différente et se rapprochent en cela de l’esprit humain. L’école traditionnelle est basée sur le paradigme du contenu. Si vous comprenez 10 faits en biologie, alors vous pouvez réussir votre examen. Dans le jeu, au contraire, c’est l’expérience qui prime. L’évaluation devrait se faire non pas sur combien de contenus vous avez assimilés mais plutôt combien d’expérience vous avez accumulée. Mais James Paul Gee détaille plus particulièrement deux grandes différences pour souligner combien le jeu est supérieur dans l’apprentissage aux méthodes traditionnelles. La première est due à la façon qu’à le jeu de redonner le pouvoir à l’utilisateur dans plusieurs domaines, la seconde est dans l’approche utilisée pour la résolution des problèmes.

Le pouvoir à l’utilisateur

Il y a quatre points sur lesquels l’utilisateur reprend le pouvoir dans un jeu :
1. Tout d’abord, l’utilisateur est un codéveloppeur du jeu . « Rien ne se passera tant que vous ne ferez rien et les choix que vous ferez changeront le jeu ». C’est l’inverse de ce qui se passe dans une classe traditionnelle, qui se déroulera pratiquement normalement, sans que vous n’ayez rien à faire.
2. Ensuite, le joueur peut personnaliser ce qu’il veut : les personnages, les voitures ou un skate board et même les paysages. A l’école, par contre, il n’est pas possible de personnaliser son propre programme d’étude.
3. Le troisième point à trait à l’identité. Un apprentissage ne peut se faire indépendamment de la question de l’identité (et de l’identification). Ainsi dans un jeu, par exemple, vous prenez l’identité d’un scientifique pour en vivre l’expérience.
4. Enfin, la manipulation est cruciale. Le corps et l’esprit sont étendus dans le jeu lui-même pour permettre à l’utilisateur d’agir, de manipuler des objets… Jusqu’à quel niveau l’école permet également de manipuler directement les objets appris ? C’est le cas par exemple dans les travaux pratiques, mais très limité dans les cours traditionnels. A l’inverse, le jeu en ligne permet une immersion de l’utilisateur.

La résolution de problèmes

Les approches de résolution de problèmes sont également très différentes dans le jeu vidéo par rapport à l’apprentissage traditionnel :

1. Les problèmes sont bien structurés : Les joueurs attendent plus que de belles images et ils apprennent en s’immergeant. Mais les problèmes abordés doivent être structurés pour que les hypothèses utilisées dans la résolution d’un problème puisse servir plus tard pour d’autres problèmes.
2. Le jeu est « plaisamment frustrant » : Le problème doit être difficile mais faisable. Plutôt que d’avoir un problème trop facile ou trop difficile, un jeu est itératif : chaque étape est juste un petit peu plus difficile que la précédante.
3. En passant par différents niveaux de jeu, le joueur passe par des « cycles d’expertise » : Le joueur doit compléter un niveau avant de passer au suivant. Il devient alors un « expert » à ce niveau. Mais ce qui marche dans un niveau de jeu ne fonctionne pas forcément dans le niveau suivant. Il faut ajouter à ce que l’on a appris des savoir-faire supplémentaires pour progresser vers des expertises de plus en plus complexes.
4. L’information arrive « juste à temps » : Avoir toute l’information disponible à la demande abouti à se trouver noyé. Les joueurs ne lisent pas les manuels de leur jeu, ils seraient vite perdu. Au contraire, les informations arrivent progressivement dans le jeu au fur et à mesure de leur besoin. L’information est ainsi rassemblée par petit groupe et immédiatement utilisée. Au bout de quelques heures de jeu, on a acquis une véritable expérience.
5. Un jeu vidéo ressemble à un aquarium. Dans un bocal à poisson, il n’y a pas une véritable barrière de corail mais une simulation simplifiée. De la même façon, dans les jeux, les situations sont simplifiées et permettent de comprendre les interactions entre un nombre limité de variables. Au fur et à mesure que l’on progresse dans le jeu, les situations deviennent de plus en plus complexes et se rapprochent des situations réelles. C’est une façon bien plus efficace d’apprendre.
6. Un jeu vidéo est également comme un bac à sable. Un terrain ou on peut agir comme dans le monde réel mais de façon sécurisée. Dans le jeu, il n’y a pas de conséquences majeures aux choix. Cela se passe comme un « moratoire psycho-social » pour permettre à chacun de faire ses propres expériences avant d’affronter des défis réels.
7. Enfin l’acquisition de savoir-faire par l’expérience devient la stratégie d’apprentissage. Les enfants font face à des situations complexes dans leurs jeux. Au fur et à mesure de leur progression, ils attendent des situations plus complexes.

Et pour l’école ?

La situation de l’école à changé : elle doit faire face aujourd’hui à une véritable concurrence (le jeu, mais aussi la télévision, l’internet, l’échange entre copains..). Il est important qu’ils retrouvent à l’école une réponse à leurs attentes. Dans un autre atelier, Mario Asselin, directeur de l’institut St Joseph à Québec, indiquait que dans sa jeunesse une des motivations d’aller à l’école était de pouvoir y trouver des moyens qu’il n’avait pas à la maison (des équipements sportifs, des livres, etc.). Aujourd’hui ce n’est plus le cas, les enfants ont beaucoup de choses à la maison (la télévision, parfois l’internet…). La question de la motivation est fondamentale.

Bien que les joueurs pensent parfois que leur activité n’a rien a voir avec l’apprentissage, ils apprennent certains comportements. Dans quelle mesure, certains éléments utilisés dans les jeux vidéo pourraient-ils être utilisés ? Il ne s’agit pas du jeu lui-même mais plutôt de certains principes présentés plus hauts qui sont utilisés dans les jeux vidéos. James Gee explique que si l’école n’est pas motivante, c’est qu’elle a abandonnée ces principes.

Questions / Réponses

Après la présentation, les questions ont porté sur divers aspects du jeu :

Le jeu peut-îl être appliqué aux adultes et particulièrement aux responsables qui doivent acquérir une certaines expérience (par exemple avec des combinaisons des Sims et de Sim City) ?
Il semble que c’est effectivement une voie très prometteuse pour les leaders (s’ils arrivent pour certains d’entre eux à trouver le bouton marche/arrêt a-t-il été ajouté cyniquement…), mais aussi pour la formation à la citoyenneté. D’ailleurs, le jeu est pris très au sérieux par l’armée ou des institutions religieuses. C’est une façon très efficace pour faire vivre aux personnes une expérience du monde avec votre propre point de vue.

Sur le sujet de la dépendance, James Gee a expliqué qu’il existe deux types de joueurs : ceux qui ont une approche stratégique. Ils font en général plusieurs choses à la fois et communiquent à propos de leur jeu. Ceux là n’ont pas de dépendance. Par contre ceux qui font une consommation passive du jeu ont un risque de dépendance.

A une question sur la différence avec les jeux traditionnels tel que le Monopoly, Gee indique que le jeu vidéo est différent en ce qu’il permet une immersion dans un monde en y étendant son corps et son esprit tout et permet d’endosser une nouvelle identité. Est-ce cependant une différence fondamentale ou une simple question de degré ? On peut constater que l’imaginaire de l’enfant lui permet de s’immerger dans des jeux traditionnels. Il n’y a aucune raison de ne pas donner aux enfant les moyens de personnaliser leur propre parcours pédagogique. Souvent a propos de la télévision, des enfants disent qu’ils n’aiment pas le fait de ne pas pouvoir avoir un impact dessus. Il se passe la même chose pour l’école. L’idée serait d’organiser l’école pour donner la possibilité à l’élève de reprendre la maîtrise (non pas en rendant les problèmes moins complexes mais en les personnalisant pour y trouver de l’intérêt). Gee indique qu’il existe une façon bien connu de faire cela et c’est le jeu vidéo. Mais cet apprentissage par l’expérience peut-il s’adapter à tous les apprentissages ?

Plus tard dans la journée, dans un autre atelier consacré au coté de plus en plus interactif de la culture populaire et son influence sur l’apprentissage, nous avons posé la question de savoir si il aura de plus en plus d’experts de divers domaines qui intégreront les équipes de création de jeu. Ces équipes comportent aujourd’hui une centaine de personnes pluridisciplinaires (infographie, musique, scénarisation, informatique…). L’ajout d’historiens, de biologistes ou de formateurs en langue permettrait d’aller plus loin que l’expertise sociale dans Sim City et historique dans Civilization et permettrait d’apprendre en jouant (c’est le cas par exemple dans le jeu historique Versailles qui tout en jouant, permet d’intégrer de nombreux aspects de l’histoire d’une certaine époque). Dans le cas des langues par exemple, cela permettrait de rendre l’apprentissage attrayant, au-delà des traditionnels jeux de pendu ou de mots fléchés des méthodes multimédias. Les réactions dans la salle ont été plutôt sceptiques principalement pour des raisons économiques. Si les méthodes de langues sont peu passionnantes, c’est aussi peut être parce que les ventes sont confidentielles et donc que les budgets sont moindres. Pourtant, Jean-Pierre Pelletier d’Ubisoft, intervenant de cet atelier a expliqué que la vente de moteurs de jeux par les sociétés de jeu (les « engins ») permettait de faire baisse les coûts de développement du jeu. James Paul Gee qui assistait à cet autre atelier comme participant à également répondu qu’il existait de plus en plus de jeux de ce type (il a cité une nouvelle société qui sort un jeu d’italien). Peut-être la vrai question est-elle de savoir quelles connaissances peuvent être acquises efficacement de façon inductive (par l’expérience) ou de manière déductive. Les pédagogies américaines et françaises favorisent des approches différentes. Mais l’arrivée de nouvelles technologies dans la classe redonnera-t-elle autant que possible la maîtrise à l’apprenant de son parcours pédagogique ; et lui permettra-t-elle de progresser à son rythme à chaque étape, ou peut être devrait-on dire …à chaque « niveau de jeu ».

Pour en savoir plus :
· Le compte rendu de Stephen Downes sur son blog
· Le compte rendu dans le blog de Hugo élève de l’institut St Joseph
· Le compte rendu général des RIMA 2004 par Jean-Michel Cornu

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