Nicolas Demassieux, directeur du centre de recherche de Motorola

« L’Internet du futur sera comme l’air que l’on respire ».

Pouvoir surfer à haut débit, envoyer et recevoir d’importantes quantités de données grâce à son téléphone portable c’est bien, mais limiter les usages futurs de l’Internet mobile aux macro-applications serait une erreur. Selon Nicolas Demassieux, directeur du centre de recherche de Motorola à Saclay spécialisé dans la téléphonie mobile de troisième génération, l’internet sans fil et les communications radio large bande, l’avenir de l’Internet mobile se trouve également dans une multitude de micro-applications, complètement ancrées dans notre quotidien. A tel point que l’Internet sera bientôt aussi invisible dans notre environnement que l’air que l’on respire. Un avenir pas si lointain, si l’on sait inventer ces micro-usages et les terminaux qui vont avec. Interview. FING : Comment voyez vous l’Internet de demain ?

Nicolas Demassieux : L’Internet est en train de rencontrer un autre monde  : celui de la mobilité. Je pense que l’Internet de demain sera très différent d’aujourd’hui. Il résultera d’une alchimie entre ce que nous connaissons déjà et le monde de la mobilité. C’est un point fort car pendant longtemps on a dit que l’Internet allait durer ce qu’il allait durer puis qu’après on passerait à autre chose. Selon moi, Internet va rester en tant que phénomène économique, culturel et technologique mais il va voir sa course déviée, façonnée, par sa rencontre avec la mobilité.
Au-delà de toutes les applications traditionnelles, l’accès à la mobilité rend possibles une myriades d’applications qui n’étaient pas envisageables auparavant.
En effet, si on réfléchit à ce qu’est l’utilisateur mobile par rapport à celui qui est derrière son PC fixe on s’aperçoit que ce dernier est dans un environnement que l’on connaît, avec l’ordinateur sur un bureau, assis sur une chaise… En revanche, l’utilisateur mobile peut être n’importe où. L’utilisateur devant son PC, a du temps devant lui, il peut être patient, faire des sessions de travail longues. Par contre, l’internaute mobile est impatient parce qu’il est mobile. Il est dans la rue, dans une voiture, dans le métro, à la plage, dans une gare où il s’ennuie et il a un petit quelque chose à faire et il veut le réaliser rapidement. Son contexte est éminemment variable, également en termes d’interface utilisateur, d’ergonomie. Face à cette explosion de situations d’accès à l’Internet mobile, nous allons voir apparaître une grande quantité d’applications, de besoins, en plus de ce qu’on connaît aujourd’hui avec d’une part l’Internet classique et d’autre part la communication téléphonique mobile. Toutefois, l’industrie de l’Internet pense beaucoup à ce qu’on appelle les killer-applications, les macro-applications  : de grands services de commerce à distance et on imagine le haut débit comme étant dédié d’abord à la vidéo, à la réalité virtuelle etc… On imagine remplir ce gros tuyau avec de grosses quantités de données par session d’utilisateur. Mais je pense qu’on peut aussi remplir ce haut débit par une myriade de micro-usages. Et c’est un domaine beaucoup moins exploré.

FING : A quels types de micro-usages pensez-vous ?

Nicolas Demassieux : La commission européenne, chargée de définir vers où il fallait pousser la recherche en Europe, a défini une vision du futur qui s’appelle « ambiant intelligence ». C’est à dire qu’autour de vous, là où vous êtes, aussi bien dans un bureau que dans la rue, vous pouvez être en communication avec votre environnement. On peut imaginer des choses très simples : par exemple, les extincteurs.
Vous avez un extincteur dans chaque pièce. Vous placez un capteur de pression dans l’extincteur avec une communication sans fil qui, tous les mois, va envoyer juste un petit peu de données pour dire : « j’ai le niveau de pression qui convient » ou « le niveau est insuffisant ». Une donnée qui va éventuellement engendrer une action de la part de celui qui maintient l’extincteur. Ou alors, au moment où je m’en sers pour éteindre un feu, automatiquement, les pompiers sont prévenus. Autre exemple : vous mettez dans vos plantes vertes un petit granulé capable de mesurer le taux d’humidité de la terre, le taux d’engrais et de vous avertir si jamais elles ont besoin d’eau. Ensuite, vous imaginez chaque objet qui vous entoure, un interrupteur par exemple, et vous vous dites  : « si je le dote d’une capacité de mesure avec l’environnement et de communication mobile avec l’Internet, quelles nouvelles fonctionnalités sont possibles ? »
Souvent lorsqu’on pense à l’Internet mobile, on pense à des appareils sophistiqués, avec beaucoup de boutons. Pourtant, prenez un stylo. Avec des capteurs, vous pouvez mesurer ce que vous écrivez, faire de la reconnaissance de caractères, et transmettre ce que vous avez écrit, sans fils, vers le PC. Tout ce que vous écrivez aujourd’hui sur votre bloc est directement chargé sur votre PC.

FING : On a souvent le sentiment, dès que l’on parle de l’Internet mobile de plonger dans un monde de science-fiction. Si l’on reprend l’exemple du stylo, quand pourra-t-il être mis sur le marché ?

Nicolas Demassieux : Je ne pense pas que ça soit très lointain. Des prototypes ont déjà été faits. On sait, dans un laboratoire et à des coûts très importants, réaliser ce type de stylo. Ce qui manque, c’est une infrastructure de communication de données qui soit déployée partout. Avec GSM, GPRS et bientôt UMTS nous allons l’avoir. Reste alors à réduire le coût de la partie radio de manière suffisante. Les courbes d’apprentissage prévoient qu’au bout d’un certain temps ils seront beaucoup moins chers qu’un stylo plume de luxe.
Si on prend l’exemple du stylo, on peut dire qu’il sera abordable dans cinq ou six ans. Alors effectivement, ça n’envoie pas beaucoup de données un stylo… mais il y a beaucoup de stylos dans le monde. Ce genre de micro-applications peuvent vraiment générer beaucoup de trafic.
Et vous aurez également la possibilité d’inclure ces moyens de communication sans fil dans tout et n’importe quoi, y compris, à long terme dans une ampoule électrique qui pourra indiquer qu’elle est en panne. Alors bien sûr, on sait changer une ampoule. Mais si vous devez vous occuper d’un bâtiment en entier, cela coûte assez cher de faire passer quelqu’un tous les jours pour vérifier les ampoules. Une ampoule qui signale qu’elle est tombée en panne, ou même qu’elle va tomber en panne, dans certains contextes industriels, c’est tout à fait utile. Ces myriades de micro-applications sont à inventer. Les fabricants actuels des stylos, des ampoules, des extincteurs, qui connaissent parfaitement les problématiques de l’objet vont imaginer comment un module de communication Internet sans fil va pouvoir enrichir cet objet. Une certaine vision de l’Internet sans fil et mobile est véhiculée par des spécialistes qui imaginent des super PDA qui font tout. C’est très bien, mais, à mon avis l’application majeure de l’Internet mobile est plus grand public. Et c’est un champ énorme.
Imaginez la quantité d’informations circulant dans une automobile. Un air bag se déclenche, et aussitôt le service des accidents est prévenu. Votre garagiste peut faire la télémaintenance de votre véhicule. La voiture est un mobile qui va être le siège d’énormément d’échanges d’information et sera l’un des terminaux de l’Internet mobile. Aujourd’hui, des fonctions de navigation, de sécurité existent, mais on ne peut pas les appeler de l’Internet. Il s’agit de technologies privées, sur des réseaux privés… qui vont migrer.
L’Internet est un réseau fédérateur. C’est un réseau de réseaux. C’est comme ça qu’il est né. Et l’Internet mobile du futur va fédérer ce type d’applications. Une des visions du futur que j’ai c’est de pouvoir, via mon appareil et la borne la plus proche, à travers l’Internet physique et, de là, à travers le réseau de communication, interroger ma voiture pour savoir s’il reste assez d’essence ou si je dois prendre de l’avance pour aller en chercher. Dans ce cas, vous mettez en communication deux objets issus de mondes différents : celui de l’automobile d’un côté, avec ses normes et ses spécificités, de l’autre le monde de l’informatique avec le PDA. Le réseau des réseaux du futur doit me permettre, au niveau physique comme au niveau protocole, comme au niveau applicatif, de mettre en communication ces deux mondes, parce que moi utilisateur, j’ai un besoin instantané et je veux répondre à ce problème sans me poser la question de la compatibilité. Le réseau de réseaux fédère autour de lui toutes ces normes, tous ces constructeurs, toutes ces industries, et c’est en cela que c’est un phénomène finalement plus de société que technologique. L’important c’est que tout le monde se raccorde dessus.

FING : L’Internet mobile va donc permettre de gagner du temps, de mieux s’organiser, d’avoir plus de sécurité ?

Nicolas Demassieux : Si on sait inventer les terminaux , les outils à travers lesquels vous interagirez avec Internet. Si on sait inventer les terminaux simples et adaptés aux besoins alors je pense que nous bénéficierons effectivement de gain de temps, d’amélioration de la vie, d’une plus grande sécurité. Mais il n’y a pas que la productivité. Il y a le jeu, le divertissement ou même de la relation, de l’affectif. Dans les brainstormings une idée d’un terminal affectif est venue : vous prenez une bague, équipée d’un petit vibreur. Deux individus ont la même bague et lorsque l’une des deux touche la bague, l’autre reçoit une petite vibration qui indique que le premier pense à lui. Ce type d’application qui va transiter par l’Internet mobile, fait partie de ces micro-usages auxquels on ne pensera même plus et qui sont destinés à tout le monde. De nombreuses études démontrent que le vrai désir des gens est aussi de pouvoir communiquer avec leurs proches, sans forcément décrocher leur téléphone. Il faut également mettre dans le champ de l’Internet mobile les objets capables de capturer des émotions et de les envoyer : ça peut être un bijou, mais les vêtements seront aussi communicants, capables de sentir leur environnement et de transmettre des messages, interagissant avec vous et à travers l’Internet avec d’autres personnes. Par exemple, vous êtes dans une pièce où il fait trop chaud, vous pourriez avoir des vêtements qui s’adaptent et régulent la température.

Pour moi l’Internet du futur disparaît, il est comme l’air qu’on respire. De la même manière qu’aujourd’hui, les fils électriques ont disparu. Au début du siècle c’était une grande affaire. Aujourd’hui, vous appuyez sur un bouton mais vous n’y pensez plus en tant qu’infrastructure. L’Internet de demain se retrouvera partout, et réapparaîtra dans tous les objets.

FING : Il faut donc inventer ces micro-usages, mais en matière de technologies que reste-t-il à inventer ?

Nicolas Demassieux : Le risque, c’est que vous avez accès à tout, à travers tout, et donc vous êtes perdus. Comment faire du sens à partir de tout ça ? Comment vous présenter ce qui va vous être utile à l’instant précis ou vous en avez besoin, dans un contexte précis ? Dans l’Internet classique on fait des portails, des moteurs de recherche, on essaie de traiter ce problème avec 70 000 nouvelles pages web créees par heure. L’Internet mobile va multiplier ce problème-là. Tout ce qui est du domaine des technologies de l’intelligence permettant de donner la touche personnalisée, sans avoir à passer son temps à chercher et à configurer, est nécessaire. Je crois que les technologies de l’intelligence, la découverte de services intelligents, la présentation d’une offre qui vous est personnelle, sont des choses qui sont cruciales pour le futur.

FING : Mais c’est un dosage délicat à trouver. Il faut à la fois le filtre qui va permettre du push intelligent mais il faut aussi conserver la fenêtre de curiosité ?

Nicolas Demassieux : Exactement comme dans la vie réelle : il y a à la fois ce qui est planifié et l’impondérable. Motorola travaille sur les agents intelligents. Cela demande beaucoup de recherche et ce n’est pas encore au point. Et si ça fonctionne comme on l’espère, ils sont capables de remplir cette fonction de médiation entre l’offre et le besoin et de faire en sorte que vous ne soyez pas, vous même, en train de faire le tri. C’est un vrai enjeu. Les technologies, les débits on sait, mais là….

FING : Comment travaille un agent intelligent ?

Nicolas Demassieux : Le principe général consiste à casser le modèle client-serveur et à distribuer la rencontre entre vos besoins et le service. Vous avez un bout de logiciel qui vous représente, qui vous connaît, et qui est protégé. Il vous appartient et ne livre à l’extérieur que ce que vous l’autorisez à livrer. Vos données vous appartiennent. Le service qui veut vous vendre quelque chose a également un agent qui connaît les offres. Les agents discutent et font des transactions. Vous demandez à votre agent une voiture bleue. Il demande donc à l’agent d’un vendeur de voiture  : « Est ce que tu as une voiture bleue ? ». Il répond « Oui ». Le vôtre demande « Combien ? » et annonce la somme limite qu’il peut dépenser. Si les deux agents intelligents sont d’accord, ils réalisent la transaction. Votre bout de logiciel a acheté à votre place.
C’est une version assez lointaine, qui demande beaucoup d’intelligence et beaucoup de sécurité, car ce dispositif engage votre argent. Mais il vous permet de lancer, sur l’Internet, une demande simple (« Je cherche une voiture bleue ») et, dès lors, vous ne vous occupez plus de rien. Votre agent intelligent s’en occupe et ça peut aller loin. Par exemple, l’agent se demande s’il peut aller acheter en Belgique et va consulter un autre agent pour savoir si légalement c’est possible. Donc vous exprimez un besoin et, si tout se passe bien, vous avez une réponse qui est beaucoup plus riche que ce que vous attendiez et qui laisse la porte ouverte à cet imprévu. Parce qu’au passage, il peut se dire, « je ne trouve pas de voiture bleue mais je sais qu’il aime les Ferrari et là il y a vraiment une Ferrari pas chère, peut être que ça peut l’intéresser ? »

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