Latif Ladid : « Nous allons passer de l’internet des ordinateurs à l’internet des humains. »

En mai 2000, le 3GPP (Third Generation Partnership Program, qui définit toutes les spécifications en matière de GPRS et d’UMTS) a choisi de retenir exclusivement le protocole Ipv6 (lien dossier) pour tout nouveau déploiement d’infrastructure et de systèmes sans fil, à partir de 2002. Quelques mois plus tard, le gouvernement japonais prenait la décision de donner la priorité à IPv6 pour tout nouveau déploiement de réseau dans le pays. Deux décisions majeures qui vont, d’ici moins de cinq ans, bouleverser le paysage de l’internet et de ses usages.  » Nous allons passer du stade de l’innovation à celui de l’utilisation « , affirme Latif Ladid, président de l’IPv6 Forum, un consortium visant à promouvoir l’usage du nouveau protocole IP.

La décision du 3GPP de privilégier IPv6 pour le développement des téléphones portables de troisième génération est une étape importante dans le déploiement du nouveau protocole  ?

Latif Ladid : C’est une date historique. Le déploiement de ce genre de système est monumental. Les acteurs de la téléphonie mobile de troisième génération vont dépenser dans les 300 milliards de dollars pour nous donner le téléphone de demain. Avec IPv6, la visio téléphonie va prendre une envergure totalement différente. Par exemple, demain, la personne qui voudra prendre un café avec sa famille d’Australie, pourra le faire et les voir, avec une bonne qualité de service et de façon sécurisée. Vous ne voulez pas prendre le café avec votre famille dispersée sur la planète et que tout le monde puisse vous voir ! Vous devez avoir cette sécurité et la qualité de service. D’autant plus que la télévision a créé un niveau d’exigence, en matière d’image, très élevé. C’est d’ailleurs l’un des grands défis de l’Internet : donner une telle qualité. On entre dans une nouvelle dimension dans la communication qui revient à l’être humain, à ce face à face qui a pratiquement disparu depuis la création du téléphone.
Jean-François Abramatic dit que l’imagination est plus importante que la connaissance. Je crois que la connaissance multiplie l’imagination.

IPv6 apporte principalement un très grand nombre d’adresses. Pourquoi ces adresses étaient-elles nécessaires ?

Le protocole actuel a un nombre limité d’adresses internet et nous en avons déjà consommé 60 %. De plus, il arrive souvent que l’on donne 10 adresses à une personne, ou une entreprise, tout en sachant qu’elle ne va pas toutes les utiliser. C’est comme pour le téléphone  : quand une société achete un standard téléphonique on lui donne, par exemple, 1000 numéros de téléphone, et souvent elle n’en utilise que 100.
Dans l’internet c’est pire. Non seulement il ne reste pas beaucoup d’adresses, mais en plus un grand nombre d’entre elles sont perdues.
IPv6 va également apporter un certain nombre de fonctionnalités qui manquaient à IPv4. Ces dix dernières années, on a surtout essayé de bâcler de nouvelles applications pour tenter de satisfaire les attentes ou de résoudre quelques problèmes. Désormais, nous allons pouvoir travailler de façon directe et créer ce  » bout en bout « , que l’on trouve dans le système téléphonique. Concrètement : j’aurai une adresse IP, sécurisée. Ma banque n’aura pas besoin que je la contacte, elle connaîtra mon adresse, et pourra m’envoyer des données dès que des transactions seront faites. Elle pourra m’informer directement parce que je serai vraiment visible sur Internet.

En quoi cela va-t-il bouleverser les usages de l’internet ?

Nous passons d’un internet de  » dial up  » – c’est à dire que je dois me connecter pour y avoir accès – à un internet toujours connecté, un  » always on internet « . Aujourd’hui, l’eau est toujours connectée. Il suffit d’ouvrir le robinet pour qu’elle coule. L’électricité, aussi, est toujours connectée. Enfin, il suffit que je décroche mon téléphone pour avoir la tonalité et composer l’un des 950 millions de numéros de téléphones dans le monde. Aujourd’hui sur l’internet je n’ai pas ça. Il faut passer à ce stade et, à ce moment-là, l’internet deviendra un véritable instrument de travail, de culture. Et pour y parvenir, il est nécessaire que chaque personne ait une adresse. Avec IPv6, il y en aura même une centaine par personne. Même les objets qui nous entourent auront une adresse.
Nous sommes également dans une phase de propagation, de popularisation de tout un ensemble de technologies aujourd’hui réservées, parce que très chères, à quelques grands acteurs comme la télévision ou la presse. IPv6 va permettre de banaliser toutes ces techniques. Cet internet du futur donnera à chacun la possibilité de faire sa propre télévision, de construire son propre scénario, d’être réalisateur. Mais bien sûr cela va prendre du temps avant que tout le monde y ait accès.
Actuellement, l’internet est fait pour des ordinateurs ; il était conçu autour de serveurs qui, eux, sont connectés. Le nouvel internet sera fait pour les êtres humains et leurs appareils grâce à toutes ces adresses. C’est une transition fondamentale pour passer d’un stade d’innovation à un stade d’utilisation pour tous.
Mais un des grands défis à relever est de rendre cet internet du futur très facile d’utilisation. Aujourd’hui l’internet utilise des PC : ils sont devenus plus faciles d’accès mais ils restent réservés aux 350 millions de personnes qui l’utilisent. Mais qu’en est-il des 5 milliards et demi qui ne l’ont pas encore approché, cet internet ! Et je ne croirai jamais qu’ils se mettront à utiliser internet via un PC. Ils l’utiliseront par de petits objets sur lesquels ils n’auront besoin que de trois ou quatre fonctionnalités. Un petit appareil qui sera peut être le mobile ou peut être autre chose. Dès lors, internet deviendra un objet pour tout le monde. Avec deux ou trois touches, on pourra tout faire : connaître la dernière cotation en bourse, télécharger le dernier morceau de musique, etc.

Aujourd’hui, plusieurs réseaux expérimentaux travaillent avec IPv6. On sait qu’on ne passera pas du jour au lendemain du monde Ipv4 au monde Ipv6 mais la transition peut-elle commencer dans le grand public ?

Vous avez un passage à deux niveaux. Celui qu’on appelle  » green field « , qui concerne tous les secteurs qui sont nouveaux dans l’internet, telles que les technologies sans fil. Ces derniers sont en train de définir toutes les applications qui ont besoin strictement de ces fonctionnalités d’Ipv6 : le peer to peer, la VoD, l’univers du jeux. Ces secteurs ont besoin de cette connexion directe, et peuvent passer directement sur Ipv6. Mais vous avez aussi tout ce qui est  » legacy  » : tout ce qui est déjà installé. Il s’agit alors d’observer quelles sont les applications qui peuvent bénéficier de ces nouvelles fonctionnalités celles qui n’en ont pas besoin et qui peuvent rester, un certain temps, en IPv4. Finalement, c’est la compétition et le monde des affaires qui définira qui restera sur IPv4 ou IPv6.

Et selon vous, quand passerons nous au tout Ipv6 ?

Je pense que ça va se passer plus vite qu’on ne le pense et que dans moins de cinq ans ce sera fait. Déjà le Japon a décidé, d’ici 2005, d’avoir de l’Ipv6 partout. Ils donnent un modèle pour le monde entier, et je ne pense pas que les autres pays vont rester longtemps en retrait.

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