Marc Caro : « Créer une consommation éthique »

Cinéaste, scénariste, dessinateur, musicien, Marc Caro est connu du grand public par Delicatessen et La Cité des enfants perdus réalisés avec Jean-Pierre Jeunet. Son intérêt constant pour les cultures digitales le conduit à porter un regard fertile sur l’émergence des nouveaux supports de création et de distribution.

Cette interview recueillie par Frank Beau et Camille Mouriès est originellement parue dans « Piratage, arme de destruction massive de la culture ? », Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel , septembre-octobre 2004, publié sous la direction de Frank Beau et Daniel Kaplan.

F. Beau et C. Mouriès : Pour commencer, les technologies numériques ont-elles transformé le rapport à la création ?

Marc Caro : Les outils numériques permettent de booster le mental, le raisonnement et le calcul. De plus les ordinateurs ont une ergonomie de plus en plus grande. Texte, son, image, relèvent de processus de manipulation identiques. Pour ma part, j’utilise l’ordinateur comme un espace ou projeter mes idées. En ce qui concerne plus particulièrement les effets spéciaux il n’y a pas eu grand chose de nouveau depuis Méliès. Seule l’image de synthèse a permis de vraies innovations comme le morphing ou la possibilité de visualiser des abstractions. Les nouveaux outils ne génèrent pas forcément de nouvelles idées, sauf avec les recherches de l’avant-garde. Je pense par exemple à Karl Sims, William Latham ou Yoishiro Kawaguchi qui commencent à générer des créatures artificielles par ordinateur.

Beau et C. Mouriès : Comment vous situez-vous dans les débats autour de la copie numérique ?

Marc Caro : Il y a une différence entre celui qui copie pour son usage personnel et le pirate qui écoule sur le marché 2 millions de copies. Mais je ne crois pas aux mesures répressives. Il faut appréhender le problème plus globalement, créer entre l’auteur/producteur et le consommateur une écologie, une consommation éthique, et responsabiliser le public pour qu’il puisse acheter ce en quoi il croit. Sinon ce qu’il aime disparaîtra. On doit innover pour mieux utiliser les outils et supports. Si la technologie n’a qu’un but purement mercantile au détriment de l’inventivité, les gens n’auront pas de scrupules à pirater. Par contre, si on leur offre des produits de qualité à un prix correct, le public aura plutôt envie d’acquérir l’œuvre.

F. Beau et C. Mouriès : Internet peut-il ouvrir de nouvelles voies pour la distribution et comment ?

Marc Caro : Internet permet un échange direct entre le créateur et le consommateur, qui peut aujourd’hui s’approprier sentimentalement l’œuvre. On pourrait imaginer un work in progress autour de projets entre l’auteur et son public. Dans mes films, je ressens toujours un manque. Le produit terminé propose une seule vision, un seul cheminement alors que j’ai créé en amont un univers plein de choses qui passent inaperçus à l’écran… Les nouveaux supports ainsi que l’interactivité, même si elle est élémentaire dans un DVD, permet d’accéder a ces éléments, au story board, au making of, donc à une vision plus complète du travail du cinéaste et de son équipe. Internet permettrait d’exploiter l’ensemble de l’univers du film.

F. Beau et C. Mouriès : Estimez-vous que nous avons suffisamment de ressources pour négocier cette mutation ?

Marc Caro : En France, nous avons un potentiel de créateurs talentueux de BD, jeux vidéo, design, roman, mais il manque une volonté politique pour fédérer ces énergies. II me semble que l’industrie du divertissement au Japon par exemple arrive mieux que nous à se concerter pour sortir en parallèle mangas, OAV [1], séries télé, jeux, longs métrages… Avec pour résultat les chef -d’oeuvre que l’on sait. Fédérer des producteurs de jeux, de films, ou des éditeurs de BD, de romans, semble loin de nos mentalités. Il est vrai qu’à la différence des Américains et des Japonais nous ne possédons plus vraiment d’industrie pour laquelle ce type de contenu est d’une importance vitale, pour soutenir la production de téléviseurs, consoles ou processeurs.

F. Beau et C. Mouriès : L’innovation pourrait donc venir de la rencontre de mondes exclus par la culture traditionnelle, avec des modèles participatifs différents ?

Marc Caro : Tout à fait. Tous ces médias possèdent des plates-formes de création et de diffusion communes. Les gens friands d’œuvres qui sortent des standards pourraient, en ayant accès à des teasers, participer à leur production en versant leur écot par exemple. On revient à cette question éthique : défendre les œuvres que l’on veut voir exister. L’idée est peut-être utopique, cela demande d’être un peu mécène et de faire confiance aux créateurs que l’on apprécie. Par ailleurs les « univers de l’imaginaire » sont une culture communautaire. La SF, la BD, le polar avec leurs thématiques identifiées, offrent des interactions possibles entre le créateur et son public. Je constate seulement qu’actuellement les investisseurs veulent bien des auteurs, mais pas trop. Pour des raisons structurelles liées à la notion de profit, ils sélectionnent des produits consensuels seuls aptes selon eux à se vendre en quantité. Contrairement à la culture Internet qui permet d’individualiser et de multiplier les possibilités. Aujourd’hui plus que jamais, il suffit d’avoir des idées, les coûts de production, même dans l’audiovisuel, sont de plus en plus accessibles. Nous savons qu’Internet permet de toucher et de fidéliser un public différent. Et que beaucoup de films sont vus sur d’autres supports que sur un grand écran. Tout cela pourrait nous faire réfléchir… car en effet pourquoi quelque chose plutôt que rien en fin de compte ?

Propos recueillis par Frank Beau et Camille Mouriès

[1] Animation vendue directement en vidéo sans sortie au cinéma ni passage à la télévision.

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