A l’occasion de la parution de Futur 2.0 (Amazon, Fnac), et en partenariat avec FYP éditions, la rédaction vous propose durant quatre semaines une sélection d’articles extraits de cet ouvrage, qui nous a semblé dans la continuité des réflexions que vous avez l’habitude de trouver sur InternetActu.net. Dans cet intéressant panorama dirigé par Philippe Bultez Adams, Maxence Layet et Frédéric Kaplan, vous découvrirez bien d’autres contributions remarquables et synthétiques sur demain : Futur 2.0 est un ouvrage de vulgarisation abordable et richement illustré où chercheurs, philosophes, sociologues et artistes racontent concrètement les enjeux technologiques, socioculturels, économiques et écologiques de notre avenir.
Quand mon grand-père est mort, j’ai récupéré une partie de sa bibliothèque. Ce n’étaient pas des livres de grande valeur, mais c’étaient des livres qu’il avait lus. Certaines pages étaient cornées. D’autres annotées au crayon à papier. Dans certains cas, le livre n’avait été qu’entamé, la lecture s’étant sous doute arrêtée après une trentaine de pages par manque d’enthousiasme ou manque de temps. Les livres avaient gardé la trace de ces parcours et, à mon tour, je refaisais le même chemin, plusieurs années plus tard. Je m’enthousiasmais avec lui, sautais parfois les mêmes passages. Nous n’étions pas toujours d’accord. Je soulignais, à mon tour, certains paragraphes sur lesquels il était visiblement passé rapidement.
La lecture est une expérience intime et solitaire. Mais les livres se souviennent et, dans certains cas, ils témoignent et offrent en différé des moments de partage. La trajectoire des livres fait leur valeur. J’aime les faire circuler. Le plus souvent, malheureusement, on me les rend sans véritable valeur ajoutée. Certaines personnes mettent tant de diligence à respecter les livres que l’objet ne semble même pas avoir été ouvert. L’ont-elles vraiment lu ? Comment leur dire que je souhaiterais voir revenir l’objet annoté, souligné, déformé, augmenté par leur propre trajectoire de lecteur ? Ces choses-là ne se disent pas et le rapport que chacun a au livre, intimité physique ou distance intellectuelle, ne change pas du jour au lendemain. Dans la circulation des livres et leur devenir historique, la bibliothèque municipale est un endroit privilégié. Il n’est pas rare de retrouver des traces des lecteurs précédents dans les livres que l’on emprunte. Les bibliothécaires n’apprécient guère ces corneurs et griffonneurs impénitents. Ce sont des vandales, des destructeurs de biens publics. « Merci de laisser les livres dans l’état où vous les avez trouvés ! » Mais, étant donné la diversité des emprunteurs, je me doutais bien que ces établissements devaient receler certains bijoux en termes de livres « historisés ». Je partis faire mon enquête.
Dans le secret des bibliothécaires
Prétextant une étude sur le comportement des lecteurs, je réussis à convaincre une employée de la bibliothèque de mon quartier de m’introduire dans les lieux secrets où les ouvrages vandalisés sont conservés. Je découvris une collection d’ouvrages exceptionnelle. Un des plus beaux spécimen était un recueil de pièces de théâtre de Luigi Pirandello. J’obtins l’autorisation de l’emprunter quelques jours pour l’étudier et le photographier. Sur cet ouvrage unique, plusieurs strates de commentaires se superposaient. Les plus récents, des notes au stylo rouge et bleu, envahissaient les marges et débordaient souvent sur le texte lui-même. Elles recouvraient partiellement des commentaires plus anciens au crayon à papier. Le livre avait dans son ensemble beaucoup souffert. De nombreuses pages étaient partiellement déchirées. Les « cornures » successives donnaient à certains feuillets des allures d’origami. Mais quelle abondance de témoignages, quel condensé d’expérience de lecture. J’aurais aimé que tous mes livres puissent être aussi richement enluminés. Quoi de plus triste qu’un livre sur une étagère qui, au fil des années, faute de nouveau lecteur, prend la poussière ? Chaque livre devrait pouvoir vivre la vie palpitante d’un ouvrage de bibliothèque municipale, passer de main en main, jouer son rôle de médiateur culturel, accumuler les témoignages de sa trajectoire singulière. Beaucoup de lecteurs mettent aujourd’hui cette philosophie en pratique. Ils déposent les ouvrages qu’ils ont aimés dans « la nature », puis indiquent sur un site Internet le lieu où le livre a été déposé de façon à ce qu’un nouveau lecteur s’en saisisse – cela s’appelle du « bookcrossing ».
Ma première chasse au livre libéré a eu lieu aux Arènes de Lutèce. Parmi les nombreux lieux de dépôt dans Paris, le site historique des Arènes offre de nombreux avantages. Il est facile de cacher un livre dans un recoin des vieilles ruines. Et puis, la plupart du temps, les joueurs de boules et les gamins qui courent derrière un ballon de foot ne prêtent que peu d’attention quand, le regard en biais, vous essayez, l’air de rien, de repérer la cachette de l’objet
convoité. La première fois, c’est un peu comme un rendez-vous galant. Sera-t-elle là, au lieu convenu, cette version poche d’un des premiers romans de Neal Stephenson ? Votre coeur bat alors que vos pas vous rapprochent du lieu de rendez-vous secret, encore quelques mètres, cela devrait être ici… ça y est, vous l’avez vu !
Et si les livres pouvaient parler ?
Et s’ils pouvaient raconter toutes les vies qu’ils ont croisées, tous les lieux dans lesquels ils ont attendu, les joies et les déceptions de ceux qui s’y sont plongés. Pourrait-on imaginer un livre qui, dans le futur, prendrait de la valeur à chaque fois qu’il change de mains ? Sur lequel chacun pourrait laisser sa trace, l’empreinte de sa lecture pour que d’autres suivent ou, au contraire, se détournent de ce chemin.
Pourrait-on imaginer que ce livre puisse, au hasard de ses pérégrinations, servir de relais, de point de rencontre entre des lecteurs, déjà amis ou parfaits inconnus. Le livre de demain devrait pouvoir faire tout cela : ne pas raconter seulement son histoire, mais aussi celle de ses lecteurs.
Un nouvel « objet-livre »
À l’heure où beaucoup s’interrogent sur le futur du livre, sur la souplesse des écrans souples, sur la numérisation automatique des oeuvres par des machines robotiques, sur la fragmentation et l’agrégation des contenus, sur l’enrichissement audiovisuel des textes, sur les perspectives fascinantes de bibliothèques qui ne prendraient pas plus d’espace qu’un ticket de métro, il me semble, malgré tout, que l’essentiel est ailleurs.
De ces recherches naîtra sans doute un livre nouveau, sans commune mesure avec ce qu’est le livre aujourd’hui, et pour lequel le terme livre sera vite inapproprié. Mais je suis persuadé qu’une autre voie, continuation directe de notre expérience de la lecture, se poursuivra également. Pour imaginer ce livre de demain, il est crucial de s’interroger sur notre relation à l’objet-livre, sur la manière dont elle se métamorphose avant, pendant et après sa lecture, et sur notre relation aux autres lecteurs. Il est facile de créer des technologies qui distraient, qui, en offrant toujours plus de choix, invitent surtout à la dispersion. Il est plus complexe d’inventer des moyens de rendre une expérience plus intense. Mon hypothèse est la suivante : le livre de demain sera plus intense car il permettra, au coeur même de l’expérience de la lecture, de percevoir les chemins des autres lecteurs. Il est encore tôt pour dire quelle forme pourra prendre ce livre. Il s’agira peut-être d’un écran portable avec un bon confort visuel. Mais l’on pourrait tout à fait imaginer des couvertures interactives ou autres marque-pages pouvant « augmenter » un livre traditionnel.
Le point crucial est ici la séparation entre le contenu textuel – ayant vocation à circuler, à s’échanger – et l’appareil qui, lui, est associé à un lecteur particulier et peut dans cette mesure connaître ses habitudes, son histoire, la séquence de ses lectures. L’articulation qui pourra se faire entre ces deux trajectoires – celle des lecteurs et celles des livres – est une des clés fondamentales pour comprendre les perspectives qui s’ouvrent avec cette évolution technologique.
Enrichir la lecture
Les livres de demain pourront se rappeler une multitude de choses sur la manière dont ils sont lus : le temps passé sur chaque page, les sauts de chapitre, les retours en arrière, les passages relus plusieurs fois, les interruptions dans la lecture et même l’attention du lecteur sur chaque partie du texte. Ils sauront aussi dans quels contextes ils sont lus, qu’il s’agisse d’un wagon de train de banlieue aux heures de pointe ou du calme de la salle de lecture d’une bibliothèque. Ils sauront enfin qui les lit et qui les a lus. Ces traces viendront enrichir le livre en plus des multiples annotations, soulignements, signets que le lecteur voudrait volontairement inscrire. Le tabou de notre culture qui nous retient d’annoter ou de commenter les livres des autres pourra être enfin levé, car le lecteur pourra au choix décider à tout moment du degré d’ »enrichissement » qu’il souhaite pour son expérience de lecture.
Aujourd’hui la valeur économique d’un livre est essentiellement liée aux processus qui précèdent sa production « industrielle ». Il y a bien sûr le cas de trajectoires exceptionnelles qui nourrissent la bibliophilie : un roman de Balzac par exemple, dans sa première édition, avec une dédicace de l’auteur et les commentaires d’un de ses contemporains. Mais demain, on peut penser que, parce qu’ils porteront tous des histoires de lecture, les livres verront leur valeur déterminée par ces histoires, fussent-elles anonymes. Aujourd’hui nous pouvons savoir qu’un roman se vend à un certain nombre d’exemplaires. Mais combien de gens, exactement, vont le lire, une fois acheté ? le lire effectivement, puis éventuellement le relire, se le prêter entre amis, dans la famille… demain, nous saurons tout cela.
Un puzzle à reconstituer
Parmi l’océan d’informations que les livres vont collecter, agréger et mettre en lumière, la plus grande partie peut nous sembler inutile.
À quoi bon avoir un livre qui sait combien de temps j’ai passé sur chacune de ses pages ? Un parallèle est pourtant facile à faire : la masse énorme d’information actuellement disponible sur Internet ne m’est sans doute pas nécessaire… jusqu’au moment où je souhaite obtenir une information précise, et il me suffit de taper dans un moteur de recherche une requête pour la trouver. L’information nous paraît souvent inutile, tant que nous n’en avons pas besoin.
Souvent, lorsque je découvrais dans la bibliothèque de mon grand-père les livres qu’il avait lu et annoté, je ne pouvais m’empêcher d’essayer d’imaginer où et comment il avait lu le livre pour la première fois, pourquoi il s’était arrêté en route. Le livre de demain pourra contenir toutes ces informations et bien plus. Si vous posez un livre traditionnel et ne le reprenez qu’une semaine plus tard, le livre en lui-même ne garde pas la trace de cette interruption. Le livre de demain pourra vous dire que le lecteur s’est arrêté cinq minutes, cinq jours, cinq ans. Il est certain que beaucoup s’opposeront à cette mémorisation parfaite, à cette transparence. D’autres au contraire la voudront et seront fascinés par ce qu’elle met en lumière. Pour ma part, j’étais content d’avoir entre
les mains les livres ayant appartenu à mon grand-père. Mais j’aurais été encore plus heureux de disposer de toutes ces informations supplémentaires permettant de percevoir à la fois le temps du livre et le temps de la lecture, et ainsi peut-être reconstituer le puzzle.
Frédéric Kaplan
Frédéric Kaplan, chercheur en intelligence artificielle, est l’auteur du remarquable Les machines apprivoisées (Amazon, Fnac). Après dix ans de recherche au laboratoire Sony CSL à Paris, il supervise aujourd’hui une nouvelle équipe dans le domaine du mobilier interactif à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Il explore depuis une dizaine d’année la manière dont les objets technologiques de demain pourrait être dotés d’une histoire propre, devenir différents au fur et à mesure que l’on interagit avec eux et apprendre les uns des autres constituant ainsi un écosystème en perpétuelle évolution.
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Un très beau texte et qui est en parfaite harmonie avec notre rêve du Livre 2.0 !
Nous pensons en effet que ce n’est pas, alors qu’arrivent les readers e-paper, le livre, en tant que support d’écrit qu’il faut sauvegarder, mais, la lecture qu’il faut, d’une part préserver dans notre monde high tech plurimédia, d’autre part enrichir (comme le dit Frédéric Kaplan) avec les apports du Web 2.0…
A côté des appareils multimédias à tout faire qui se multiplient, il faut que les readers restent des dispositifs dédiés à la lecture. Car lire est une expérience unique qui ne se réduit pas à s’informer ou à se documenter.
Ce qu’il y a de plus remarquable ici, c’est surtout que cette vision romantique du livre du futur semble tout à fait réalisable, à portée de main.
Il reste à inventer les standards, le format, le lieu d’échange d’un tel livre augmenté, mais avec pour certains périphériques la possibilité d’enrichir comme de gribouiller ces ouvrages, avec une parfaite dichotomie entre le support de lecture, l’oeuvre et ces notes, on peut esperer que cette vision ne soit pas celle d’un futur trop lointain.
Moins romantique mais utile pour l’industrie comme le lecteur, le livre électronique devrait aussi laisser d’autres traces numériques. En fonction des livres parcourus, on pourrait ainsi conseiller les utilisateurs, à la manière de ce qui se fait avec un service comme Last.fm pour la musique. On pourrait ainsi tendre la main au lecteur, en lui proposant de nouvelles découvertes littéraires, mais aussi de partager des notes de lecture avec des gens qui ont un même goût pour la littérature. Si l’experience de la lecture est en effet un art solitaire, on pourrait néanmoins créer une sphère d’échange collective quand à nos impressions sur ceux ci.
J’ai une vision un peu différente sur ce « livre 2.0 ». Je pense en effet que l’émergence de supports numériques pour le texte nomade (e-paper, livre électroniques…) va justement faire ressortir la valeur matérielle de l’objet livre (et la poésie qui va avec, très bien abordée ici).
D’un côté l’utilisation de supports numériques économes en place se justifiera pour un usage quotidien (news, romans de gare…) et de l’autre côté, les « beaux » livre auront (ou retrouveront) toute leur place. Le plaisir lié à l’objet sera donc choisi, et on achètera de beaux livres quand il s’agira d’un livre qu’on veut garder ou faire passer à ses enfants, et on utilisera des médias numériques pour le contenu éphémères de tous les jours.
La dématérialisation du média d’un coté ferra donc apparaître une « rematérialisation » de l’autre. Tout semble d’ailleurs montré dans le domaine des TIC que nous tendons vers une certaine « rematérialisation » des données virtuelles dans notre monde tangible (interfaces Post-WIMP, TUI…).
Quel texte intéressant! Penser à lecture comme une activité sociale, affectuese même, entre les sujets, est une forme beaucoup plus riche d’avancer dans ce domaine de la sociologie de la lecture. À partir de cette perspective, on peut surmonter le prestige exageré que les machines, les technologies avaient jusqu`au moment, comme si une reflexion sur l’utilisation de ces objets n’avait pas d’importance et la lecture était une opération logique, formel et objective, garantie par les TIC.