Croiser la réflexion sur les technologies et le vieillissement – c’est-à-dire confronter la technique, et ses potentialités infinies, à l’humain, dans sa finitude et sa fragilité ontologiques -, c’est inévitablement prendre le risque d’aller du côté de l’anticipation. On ne sait en effet ni ce que seront toutes les conséquences du vieillissement sur les fonctionnements de la société ou sur l’individu, ni ce que seront toutes les tendances ou ruptures technologiques de demain. Et encore moins les conséquences de la conjonction des deux phénomènes. Pourtant, ils sont suffisamment centraux et « quotidiens » pour valoir la peine de confronter nos intuitions au débat collectif.
Reconnaissons objectivement que les technologies, et plus largement le progrès scientifique et médical, occupent une place centrale et un rôle « historique » dans le processus d’augmentation de la longévité. La santé a considérablement bénéficié des progrès scientifiques, et reste aujourd’hui un secteur très investi par la recherche (voir les rapports Rialle, Technologies nouvelles susceptibles d’améliorer les pratiques gérontologiques et la vie quotidienne des malades âgés et de leur famille (.pdf) et l’Etude prospective sur les technologies pour la santé et l’autonomie (.pdf)). Ces avancées ont participé au gain, depuis trente ans, d’un trimestre de vie par an.
Ce faisant, elles ont ouvert un champ d’innovation nouveau, celui d’un 3e âge qui dure plusieurs décennies et qui n’est plus le dernier. Les métamorphoses du « vieillissement actif » tiennent précisément à ce que les 30 ans de vie gagnés en un siècle ne sont pas des années de survie, mais de vie à construire, même si le corps avec lequel on la construit change pendant cette période. Les représentations liées à la vieillesse évoluent du fait de l’allongement temporel. Elles changent les aspirations individuelles quel que soit l’âge. Un plus grand nombre de générations cohabitent dans la société, dans les organisations. Et tout cela se passe dans une société où les technologies numériques jouent un rôle plus grand dans le quotidien, le travail, le lien social, la culture. Il faut aujourd’hui penser l’apport des technologies au vieillissement plus largement que par la seule focale médicale sur les déficiences. Tel est l’enjeu proposé par le programme d’action Plus longue la vie.
Le vieillissement : une catégorie évolutive
Qu’est-ce que vieillir ? Quel sens donne-t-on à la période de vie qui va de 60 ans au dernier âge ? Le senior d’aujourd’hui vit plus longtemps, en meilleure santé, souvent plus éloigné géographiquement de sa famille, plus mobile. Quand son capital économique le lui permet, il voyage. Il s’occupe de ses petits et arrières petits-enfants, parfois de parents plus âgés, et mène divers projets de vie professionnels, militants, personnels. A l’heure de la dépendance, il est pris en charge par des structures collectives, qui prennent le relais des mobilisations familiales, difficiles à maintenir dans le temps.
Mais ce modèle est déjà presque dépassé, et les modes de vie des aînés continuent à évoluer : ces derniers cessent de se définir comme seniors, et n’adoptent pas nécessairement de comportements spécifiques à cette classe d’âge. Ils espèrent vieillir un peu « différemment » de leurs parents, tant au plan physique que dans leurs pratiques sociales et culturelles (loin des clubs du troisième âge, des maisons de retraite, etc.). Ils repoussent au plus loin les logiques d’assistance, en souhaitant rester acteurs de leur vie le plus longtemps possible. Ils développent et portent des projets, des ambitions – professionnelles, politiques, financières, immobilières, ce qui diminue parfois le temps dédié à leur famille.
La génération des baby-boomers pourrait étendre pleinement à la « vieillesse » les valeurs de réalisation personnelle propres à notre société contemporaine. Mais ils pourraient aussi intensifier les rapports de force générationnels liés au pouvoir politique, financier, comme au patrimoine.
L’imprévisibilité des facteurs technologiques et humains
Cette transformation des valeurs sociales, de la relation au monde, voire de la perception de soi, est ainsi le fruit d’une conjugaison subtile des facteurs scientifiques, technologiques, économiques, sociaux, et psychologiques et dans lesquels l’imprévisibilité des processus est forte.
La qualité et la démocratisation des soins de santé ont participé au phénomène de vieillissement de la société. Pourtant, cette situation pourrait bien ne pas durer. D’une part, des inégalités pourraient s’accroître quant à l’accès aux soins de qualité, d’autre part la qualité du soin pourrait arrêter d’évoluer, l’investissement dans la recherche pourrait se réduire, ou être délibérément orienté vers des objectifs restreints, en raison de la diminution des financements publics et/ou de choix politiques de société. L’accroissement de la longévité pourrait aussi être freiné par l’apparition de maladies nouvelles, ou tout simplement par ce qu’on aura atteint une limite dans ce domaine.
Une autre inconnue réside peut-être dans l’adaptabilité des personnes vis-à-vis des phénomènes de rupture technologique. Les seniors de plus de 75 ans sont aujourd’hui en situation de rupture vis-à-vis des TIC, à l’exception d’une minorité qui s’y est formée tardivement. Les générations d’après-guerre s’y sont adaptées en cours de route. Mais demain, les évolutions technologiques peuvent bousculer à nouveau les usages, et devancer largement les processus de vulgarisation, de formation. Les digital natives eux-mêmes ne sont pas forcément mieux préparés aux ruptures technologiques à venir que les personnes ayant vécu la Première Guerre mondiale. Au contraire, les études générationnelles montrent plutôt que chaque génération dispose de sa technologie, en ayant toujours du mal à utiliser les technologies des générations précédentes ou suivantes. On va peut-être constater à ce titre l’existence d’un « besoin durable » d’adaptation aux évolutions technologiques. Ici apparaît en tout cas toute la difficulté de penser l’innovation technologique dans le temps. S’assurer que la technologie soit « durable », c’est-à-dire traverse sans trop de ruptures les générations, c’est peut-être penser son « universalité » (.pdf) : sa capacité à s’appliquer à tous, sans nécessité d’adaptation, ou de design spécialisé.
L’innovation par les usages
Pour aller dans le sens de « l’appropriation », on gagnera sans doute à rechercher, dans tous les domaines d’activité des seniors, là où les technologies sont déjà présentes, que ce soit en créant du lien, en facilitant la communication et la mobilité, en favorisant l’autonomie dans l’action, la prise de décision, en offrant de nouvelles formes de divertissement, de détente ou de rêve.
Bon nombre d’applications des TICs qui n’ont pas été conçues pour une tranche d’âge particulière pourraient se retrouver investies par les seniors qui en feraient un usage adapté à leurs besoins. Univers virtuels 3D, écrans tactiles, communication sensorielle, objets du quotidien communicants : ce sont moins les technologies qui pourraient être innovantes que les pratiques décalées, les usages inattendus initiés par les seniors – à l’image de l’appropriation par des publics vieillissants de la Renault Twingo, pourtant conçue initialement pour des publics jeunes.
Par exemple, l’aspiration des personnes arrivant à l’âge de la retraite est d’abord de rester en « lien ». Elles constituent un public d’ores et déjà grand utilisateur d’outils d’échange et de mise en relation (tchat, forum, visio, mail…). L’essor de la visioconférence, ou des appareils et cadres photos numériques le montrent. Les seniors commencent aussi à investir le web à des fins d’échange et d’expression de soi comme le montrent les blogs Julie70 ou Teatime.
Une autre de leurs aspirations est de rester en contact avec ses réseaux professionnels, associatifs, militants. Or c’est aussi la finalité des réseaux sociaux sur le web. Peut-être faut-il s’attendre à voir un développement massif de l’usage de ces réseaux par les seniors dans le but de poursuivre une activité sociale et intellectuelle, comme le montrent les sites MyChumsClub, Sagazone, BitWiin ou Jtexplique. Même si on peut rester sceptique sur des sites sociaux s’adressant à des catégories d’âge spécifiques, excluants par nature, alors que le défi pour les plus âgés est d’utiliser, même différemment, les mêmes outils que les autres.
L’univers des jeux ou des environnements virtuels ludiques ou de « bien-être » présente lui aussi des espaces ciblant des classes d’âge, comme d’autres ouverts à tous, comme l’illustre l’extraordinaire appropriation de la Wii ou du réseau Second life par tous les âges.
Reste que si les outils sont les mêmes, pour l’instant, il n’est pas sûr que les jeux des seniors ressemblent à ceux des ados, ni qu’ils développent, dans le jeu lui-même, beaucoup de liens intergénérationnels ! Mais la simplicité de l’interface vidéoludique est assurément une voie prometteuse que ce soit à des fins thérapeutiques, à des fins d’entrainement cérébral, à des fins d’amélioration du bien-être ou de l’exercice physique. « L’activation numérique » d’autres objets du quotidien, le miroir (comme le proposait Jean-Louis Frechin) ou la table (comme celle de Microsoft Surface), pourraient à leur tour permettre des communications à distance nouvelles, plus simples d’appréhension, ou plus ludiques. C’est là un défi difficile, à la fois ancien, mais toujours pas « relevé », de la réinvention de l’habitat, du lieu de vie.
Les technologies comme facteur de maîtrise et de réalisation personnelle ?
Ces différents champs ont en tout cas en commun de se concentrer sur la capacité à offrir des espaces, des moments de maîtrise, d’autonomie. L’individu continue ainsi à s’exprimer pour lui-même, à agir par lui-même, à poursuivre sa formation, à augmenter ses connaissances, à puiser dans son expérience, à répondre à ses envies d’évolution, ses besoins de divertissement ou de sensations nouvelles. Derrière cette idée se profile peut-être la vision d’une « société de maîtrise », exactement inverse de celle d’une « société d’assistance » que l’on imagine trop facilement pour les aînés.
Le programme d’action « Plus longue la vie », qui s’étendra sur 18 mois nourris de projets et d’expérimentations, tentera d’anticiper ces nouvelles directions, sans s’enfermer dans des conceptions qui, même si elles apparaissent aujourd’hui comme actuelles, sont en fait déjà obsolètes.
A l’Université de printemps de la Fing qui se tiendra à Aix en Provence les 5 et 6 juin, chercheurs, professionnels du numérique, spécialistes des questions du vieillissement, acteurs publics et innovateurs ouvriront le débat, et approfondiront ces questions complexes. Rejoignez-les !
Amandine Brugière et Rémi Sussan
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J’espère qu’entre la société d’assistance, la société du divertissement, et la société de maîtrise, nos ainés sauront inventer une société… comment dire? de « sagesse », pour participer à la vie de leurs contemporains avec une relation autre que celle de pouvoir ou de parasitisme, dans un sens comme dans l’autre…
En effet, rester en contact, communiquer c’est très important pour nous, pour moi. C’est pour cela que j’ai créé à 70 ans, il y a plus de trois ans maintenant, le blog « Il y a de la vie après 70 ans » le titre était surtout pour m’encourager, mais aussi pour montrer aux jeunes que nous ne sommes pas si vieux que cela, qu’il n’y a pas tant de différences, autre que apparentes entre les âges.
Avec un billet par jour, depuis début 2005, j’ai donné du courage non seulement au seniors, qui savent que nous restons jeunes au coeur, mais aussi à ceux ou celles qui devait passer un cap, qu’il soit 40 ou 50 ans. Avec les hauts et des bas, peut être un peu lentement, mais en tout cas être créative aide aussi à alonger l’activité de cerveau. Le prix nobel Saint Gyôrgyi était encore actif à 90 ans et mon amie Stéphanie continuait à créer des statues.
Elle me disait: « il ne faut pas mourir avant de mourir! »
Bonjour,
merci d’avoir cité J’t’explique !, le portail des parents et grands parents d’ados. Cependant, merci de ne pas oublier de mettre le « ! », il n’est pas dans l’url, mais fait partie intégrante du nom. On y tient.
Merci d’avance, votre article est très intéressant.
Pierre
http://www.jtexplique.fr
Article très interessant. je vous invite également à découvrir beboomer.com pour voir en pratique l’utilisation de nouvelles technologies web 2.0 dites participatives par les plus de 45 ans et les jeunes seniors.
Sur beboomer, les membres « tchatent » avec leur webcam, peuvent en deux clics créer leurs blogs personnels, poster des candidatures- emploi en vidéo…