Finalement, documentez-moi !

On a tous envie d’en savoir plus sur nous-mêmes. De comprendre ce qui nous arrive, les changements qui nous transforment, et pas seulement de s’arrêter à la perception que nous avons de ces changements. De dépasser la subjectivité avec laquelle on se décrit ou on nous décrit et qui fait de nous aujourd’hui « le premier terrain documentaire » qu’évoque le chercheur en science de l’information Olivier Ertzscheid. Mais comment dépasser notre subjectivité et celle de ces « little sisters » qui nous observent et tracent en ligne ce qui apparaît de nous ? Comment comptabiliser nos vies pour les regarder sous un autre angle, et nous permettre de mieux les observer, les analyser, les comprendre – et y réagir ?

« Nous avons tous tendance à voir nos comportements dans une sorte de halo », explique Jayne Gackenback, professeur de psychologie au Grant MacEwan College. « C’est pourquoi ceux qui font un régime sous-estiment la nourriture qu’ils dévorent, les fumeurs affirment fumer moins de cigarettes qu’ils ne le font. Si les gens pouvaient avoir des critères objectifs, ce serait formidablement informatif ».

Quand mes données disent qui je suis

Avoir des outils qui scannent des « critères objectifs » est pourtant désormais à portée de main. Les outils qui parlent mieux de nous que nous ne saurions le faire sont déjà là. Des outils qui décryptent nos réseaux comme notre génome, nos déplacements, nos lectures réelles et virtuelles, qui surveillent toutes nos activités en ligneet hors ligne -, nos interactions avec nos objets, nos paroles et avec qui on les partage, notre communication inconsciente, notre exposition publicitaire, nos émotions, qui quantifient ce que nous faisons et dressent ainsi un autre portrait de nous… Autant d’outils qui nous promettent (sans toujours y parvenir) une compréhension augmentée de nous-mêmes.

Comme le remarque Kevin Kelly, les outils de suivi personnels (self tracking) en ligne se multiplient, permettant de suivre son cycle menstruel, l’évolution de sa maladie, la durée et la fréquence de ses relations sexuelles, sa localisation à tout instant, ses émotions, ses déplacements en voiture (via cette puce peut-être ?), ses exercices physiques, ce que l’on mange (sous forme de Tweet aussi), notre argent, nos dépenses, toute la musique qu’on écoute, nos habitudes en ligne (voir aussi Wakopa)… Le capteur Fitbit, découvert lors de la conférence TechCrunch50, pousse encore un pas plus loin cette traçabilité, en mesurant chacun de nos pas ou nos minutes de sommeil, avec plus de précision et d’une manière plus simple et plus mobile que les anciens podomètres attachés à nos chaussures tels ceux de Nike, rapporte la TechnologyReview. Les services prêts à accueillir toutes les données qui nous décrivent sont déjà là : ils s’appellent Daytum, LifeMetric, Me-trics ou Mycrocosm.

monitoryourlife with Metrics

Notre personnalité peut-elle se diluer dans les données ?

Tous ces outils permettent de dessiner les tendances de nos activités dans le temps. Si ces sites affichent des buts pratiques (améliorer sa gestion du temps, permettre d’identifier le meilleur moment pour avoir un enfant, surveiller le sommeil de son bébé, l’évolution de sa maladie…), leur objectif est de dépasser leur portée individuelle ou factuelle, pour nous en apprendre sur nous-mêmes. « Leur but n’est pas tant de traquer ce que vous faites et ce que vous dites, que de vous apprendre qui vous êtes », explique la journaliste Monica Hesse qui s’intéresse aux « drogués de données » dans un passionnant article sur le sujet publié par le Washington Post. « Pour chaque mouvement, humeur ou fonction corporelle, il ya un site web pour vous aider à en garder la trace », explique-t-elle.

Avec les blogs, Facebook, Twitter ou FriendFeed, le web 2.0 a commencé de redéfinir les limites du dévoilement personnel. Mais les nouveaux outils de suivi personnel nous entraînent encore un pas plus loin. Il ne s’agit pas tant de partager toutes ces mesures avec la terre entière – même si les outils proposent souvent de se comparer à des moyennes – que de porter un autre regard sur soi-même. C’est toute la différence entre le lifelogging et le lifecasting : le premier renvoie à l’enregistrement de notre activité, le second à sa publication continue. Deux activités qui ont assurément des motivations psychosociologiques différentes. Dans le cas du lifelogging, on est plus tourné vers la construction de soi (démarche réflexive) ou vers la commodité (on me rend service d’après les données collectées), alors que dans l’autre, le lifecasting, on est dans une optique de valorisation de soi.

« Pour certaines personnes », explique le journaliste Gary Wolf, l’un des fondateurs du groupe the Quantified Self, un groupe de geeks utilisant et référençant des outils de suivi personnel (voir également leur wiki), « les données sont les choses les plus importantes que vous pouvez croire. » Certaines personnes pensent que le sentiment de certitude intérieure est trompeur, explique-t-il, d’où la nécessité de recourir à des outils permettant d’accumuler des données factuelles sur soi-même. On ne compte plus ceux qui enregistrent leur vie en ligne comme Lisa Brewster et David Horn, Tim Graham, Nathan Yau qui fait une veille active sur le sujet ou encore le célèbre rapport annuel de Nicolas Felton.

Neutres les données ?

Faire confiance aux données, à leur apparente neutralité, plutôt qu’aux circonvolutions de notre esprit ? Comme si on pouvait faire une analyse de soi décorrélée de notre ressenti (parlez-en à votre psychanalyste)…

La collecte de données factuelles peut paraître futile, mais elle prend du sens dans la durée. Elle consiste le plus souvent à noter des faits, à tracer des situations et leurs ruptures, à documenter ce que l’on mange, dépense, consomme… En s’attardant sur ce qui semble ne pas porter de sens, sur ce qui semble insignifiant, on rend visible des données qui n’étaient pas lisibles par l’oeil humain, qui n’étaient pas dans le scope de notre attention. On augmente sans aucun doute notre connaissance de soi.

Mais après.. ? Quelles conclusions peut-on en tirer ? Peut-on croire que lorsque vous documentez le cadre d’un ensemble de relations, d’anecdotes qui semblent peu importantes, l’agrégat qui en résulte peut vous aider à comprendre exactement ce qui s’est passé et quand ? Peut-on comprendre les raisons d’un échec sentimental en observant les données factuelles de cette relation : les dates et lieux des rencontres, leurs durées, etc. ? En quoi les données nous aideront-elles à décider de rompre ou à éviter le prochain échec ? Le fétichisme des données fait penser à celui de Chris Anderson, lorsqu’il explique que le déluge de données sonne le glas des méthodes scientifiques traditionnelles.

Le lifestream de David Horn

Autant dire que cette approche très froide de notre rapport au monde n’est pas sans poser de questions sur nos pratiques. Le lifelogging est-il seulement le produit d’une société tout le temps connectée, qui ne croit qu’à ce qui a été enregistré, comme Saint-Thomas ne croyait qu’à ce qu’il touchait ? Une société où la preuve fait figure de croyance – à tout le moins jusqu’à ce qu’une autre preuve ait été apportée ? Faut-il voir dans cette accumulation de données une compensation à la dématérialisation de la description de nos vies ? Ou est-elle le produit d’une société où la compétition, la comparaison de ce qui fonde nos personnalités, nos identités, est devenue le Graal de l’échange ?

Humains, trop humains

Comme le disait l’économiste Alexandre Delaigue en réponse à Chris Anderson, « l’analyse des données est extrêmement utile, mais sa disponibilité croissante risque d’avoir l’effet exactement inverse de celui prédit par Anderson : une floraison de théories. » Plutôt que de nous amener à mieux nous comprendre, l’avalanche de données sur ce que nous faisons risque bien de nous laisser plus perplexes encore face à nous-mêmes. Pourrons-nous mieux prendre des décisions compliquées quand elles seront diluées dans les données ? Pire, à quoi serviront ces données si elles n’ont pas un impact sur ce que nous faisons, si nos capteurs ne se manifestent pas quand on a avalé le niveau de cholestérol auquel nous avons droit, si le réveil du bébé ne sonne pas quand il a trop dormi, si notre accès ne s’interrompt pas quand on a dépassé le nombre d’heures de lecture en ligne auxquelles nous avions droit cette semaine ?

Dit autrement peut-on décorréler la connaissance de soi de son interprétation ? Encore une fois, l’avalanche de données que nous allons récolter sur nous-mêmes, risque surtout de nous renvoyer à encore plus d’incompréhension sur ce que nous sommes vraiment. Est-ce qu’en nous documentant l’homme de myriades de données, l’homme va s’en trouver changé ?

« Un des points forts des neurosciences contemporaines est d’avoir démontré que, chez l’homme, le culturel ne peut se penser sans le biologique et que le cérébral n’existe pas sans une puissante imprégnation de l’environnement », rappelait Jean-Pierre Changeux en préface des Neurones de la lecture de Stanislas Dehaene. Un même fait subi par deux personnes différentes ne produit pas la même expérience. Croire que les données factuelles sur nous-mêmes permettent de mieux nous comprendre, c’est, il me semble, croire que les faits n’auraient pas d’incidences sur ce que nous sommes. Or un même fait subi par des personnes différentes est-il le même fait ? A-t-il les mêmes conséquences ? Peut-on croire comme nous le répètent les transhumains, que nous pourrions avoir des expériences humaines une fois la carte de notre cerveau clonée dans une machine, une fois que nous ne serons plus humains ? Peut-on croire ou veut-on croire que nous serions améliorables comme un logiciel ?

En attendant, la fascination d’avoir à partager ce qui semble faire de nous des humains et le « faux » sentiment de pouvoir avoir de soi une compréhension augmentée, sont là. Sentiment terriblement humain finalement qui nous pousse à jouer au Loto alors que la proportion de chances de l’emporter est si ténue que tout programme informatique l’exclurait comme quantité négligeable.

Finalement, ce qui n’entre pas dans les données, c’est le côté humain de notre caractère.

Oubliez donc le raisonnement. Permettez-moi de tout savoir de moi : documentez-moi !

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Pour me documenter sur moi même j’utilise Vipassana, c’est gratuit et transportable n’importe où

  2. Une simple analogie pour montrer que c’est compliqué (malheureusement):

    Il y a quelques années, l’un de mes amis artiste a fait l’expérience suivante:

    – prendre quelques grenouilles.
    – les disposer dans un joli bac rempli d’eau avec des nénuphars et tout ce qu’il faut pour qu’elles soient heureuses.
    – disposer au dessus du bac une boîte opaque comprenant des lumières artificielles mimant le rythme du jour et de la nuit.
    – enregistrer en permanence les croassements et les rediffuser avec un certain délai ajustable.

    Résultat: les grenouilles pètent les plombs. Au bout d’un moment elles ne savent visiblement plus qui elles sont!

    Moralité: le web, c’est pareil. Nous sommes tous à la fois artistes et grenouilles 😉

    Voir ERIK SAMAKH: http://www.ciren.org/ciren/conferences/170107/index.html

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