MobileActive a publié une passionnante série d’articles allant plutôt à l’encontre du panégyrique de la mobilité dans les pays en développement, comme on le lit souvent. Non, les téléphones mobiles ne vont pas transformer d’un claquement de doigt les pays en développement, pas plus qu’ils ne mettront fin à la pauvreté.
« Le rôle des technologies de l’information et de la communication dans le développement humain, la croissance économique et la réduction de la pauvreté » a été le coeur d’un important colloque organisé par le Centre Berkman pour l’internet et la société de l’université d’Harvard et le Centre de recherches pour le développement international du 23 au 24 septembre 2009 sur le thème « communication et développement : la connexion de la liberté ». Le colloque a donné lieu à la publication d’un dialogue lancé par Randy Spence et Matthew Smith (voir sa traduction en français sur le site du CRDI) en réponse à un premier colloque sur la Pauvreté et les technologies qui avait eu lieu en 2003.
L’article de Randy Spence et Matthew Smith a donné lieu à un fructueux dialogue et de nombreuses réponses d’experts, critiques sur le développement des TIC dans les pays pauvres. Pour Ethan Zuckerman (blog), chercheur au Centre Berkman pour l’internet et la société, l’essor de la téléphonie mobile dans le monde en développement est allé à l’encontre de bien des prédictions des spécialistes. Par exemple, au lieu d’opter pour des solutions communautaires, offrant un accès partagé à l’information, comme on l’a longtemps cru, de nombreuses personnes démunies ont été disposées à payer des sommes importantes – parfois plus de 50 % de leurs revenus disponibles rapporte dans une étude (.pdf) le chercheur Steve Song (blog) – pour un accès personnel aux outils de communication d’aujourd’hui.
Un réseau de communication mobile n’offre pas le même potentiel que l’internet
« Nombre des comportements émergents que nous avons célébrés sur l’internet, ne vont pas pouvoir être transposés facilement dans un monde centré autour du mobile », signale Ethan Zuckerman. Comme l’explique Jonathan Zittrain dans son livre sur L’avenir de l’internet, une grande partie du succès de l’internet vient de sa « capacité générative ». Or, rappelle Zuckerman, créer des fonctionnalités nouvelles sur un réseau de téléphonie mobile est beaucoup plus difficile. Des applications révolutionnaires comme le transfert d’argent via les téléphones mobiles ont été déployées en étroite collaboration avec des opérateurs de réseaux : nul ne sait si ceux-ci permettront à des systèmes concurrents de voir le jour, ou autoriseront le développement de fonctionnalités élargies sur le même réseau.
Aujourd’hui, rappelle Ethan Zuckerman, les applications mobiles dans le monde en développement se concentrent généralement sur la fourniture de services via les services de messages courts (SMS) (voir « Les pays pauvres réinventent le SMS, et l’avenir des mobiles »). Cela est dû à la fois à la nécessité de fournir des services sur un large éventail de dispositifs, et en partie à la relative facilité de déploiement de passerelles SMS. Pourtant des services basés sur la voix seraient mieux adaptés à des utilisateurs faiblement alphabétisés estime Zuckerman, mais pour cela, il faudrait plus encore avoir recours aux équipements des opérateurs. Or la simple utilisation de passerelles SMS pose parfois déjà problème. Ushahidi par exemple (voir « Que se passera-t-il quand nous porterons attention à l’Afrique ? »), cette plateforme de cartographie de crise qui permet aux citoyens de dénoncer la violence ou la fraude électorale par SMS, nécessite pour fonctionner des accords avec les opérateurs. Contrairement au système DNS décentralisé de l’Internet, l’attribution de numéros courts pour l’envoi de SMS est centralisée, ce qui donne aux opérateurs de télécommunications de nombreux pouvoirs, parfois insidieux, comme le contrôle de la promotion de plates-formes tierces, en refusant de délivrer des numéros faciles à mémoriser.
Parce que les réseaux de téléphonie mobiles sont centralisés, ils sont plus facilement contrôlables par les gouvernements que l’internet, rappelle également Zuckerman. Alors que le filtrage et la censure de l’internet sont souvent un jeu de chat et de souris comme l’illustre l’exemple chinois, il a suffi à l’Ethiopie de désactiver les services SMS en juin 2005 pour faire s’éteindre les protestations à l’encontre des fraudes électorales. Au Kenya, suite aux élections parlementaires et présidentielles de 2007, l’opérateur national a bloqué les services d’envoi en masse de messages SMS. Une mesure qui a été efficace pour limiter les incitations à la violence certes, mais qui a également coûté à l’opposition la perte de son plus précieux outil d’organisation. Grâce à la coopération des opérateurs de télécommunication, le gouvernement d’union nationale du Kenya a compilé une liste de 1700 utilisateurs qui avaient rédigé ou transmis des messages d’appel à la violence et envisage de les poursuivre en justice. On comprendra que cette facilité de surveillance et de contrôle paralysent certains développements. Des activistes russes qui avaient imaginé un système permettant de relever des faits de corruption par SMS ou appel téléphonique ont du faire marche arrière sous la pression de leurs utilisateurs qui craignaient des représailles…
« Alors que l’Internet n’était pas conçu pour assurer un anonymat fort, les défenseurs des droits de l’homme ont fini par l’adopter parce qu’il suffit de modestes efforts techniques pour dissimuler l’identité d’un individu. Ce qui est pour l’instant bien plus difficile avec les réseaux mobiles », conclut Ethan Zuckerman. « Les tensions entre l’accès omniprésent offert par le téléphone mobile et la centralisation montrent la difficulté à prédire l’avenir des communications dans les pays en développement à partir de modèles nés dans les pays développés. »
Son collègue Yochaï Benkler ne dit pas autre chose, en rappelant le rôle capital qu’à joué la mise en réseau de l’information avec l’essor d’internet en matière de décentralisation de l’information, des connaissances et de la production culturelle qu’à joué la mise en réseau de l’information avec l’essor d’internet. Pour lui, comme il l’explique dans son livre la Richesse des réseaux, l’internet a bouleversé la structure capitalistique de la production d’information. Le problème est que les réseaux de téléphonie mobiles ne sont ni neutres, ni ouverts à la collaboration distribuée. « Quand nous pensons aux TIC pour le développement, nous devons comprendre que le défi est de focaliser sur la distribution généralisée de dispositifs de grande capacité dans les mains d’une population hautement qualifiée sur des réseaux ouverts qui fonctionnent avec des standards simples et non-propriétaires. » Il serait alors plus important de soutenir le développement de l’informatique personnelle plutôt que sur celui de la téléphonie mobile, à moins que les interventions réglementaires permettent de rendre ces réseaux plus ouverts et plus flexibles – ce qui semble tout de même loin d’être le cas.
Pour les deux chercheurs, il y a un risque évident à laisser se développer les seuls usages mobiles. « Les raisons qui ont fait des téléphones portables des embryons de plateformes technologiques si populaires dans les pays les plus pauvres, étaient qu’ils étaient beaucoup moins chers que les ordinateurs et qu’ils étaient basés sur des réseaux qui contiennent tout le savoir dans l’infrastructure, permettant l’accès à un équipement très bon marché. » Assurément, conclut Benkler, le risque est d’aboutir à une plateforme très éloignée de celle créative et productive à la fois dont nous bénéficions dans les économies développées.
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bonjour,
merci pour ces traductions.
Pour info, j’aborbe ces questions des mythologies du téléphone mobile dans les pays émergents et ailleurs (où je cite aussi les articles de Zuckerman et Benkler publiés déjà il y a un petit moment) dans un livre à paraître début décembre 2009 : Mythologie du Portable, ed. Le Cavalier Bleu.
Laurence Allard, MCF Lille 3.
Nous avons été souvent habitués aux positions de tranchées, lorsqu’il s’était agi des applications des technologies dans le développement en général, celui des TIC en particulier. Ce type de débat me laisse souvent songeur, voire sceptique, quant à leur pertinence.
Les raisons du succès ou du non succès d’une technologie, sont très souvent multisectorielles. En essayant autant que faire se peut de dépassionner le débat et partant de postulats suivants généralement admis:
Qu’aucune technologie n’est neutre en soi et que son développement est la résultante d’une philosophie ou logique économique: l’Internet et le mobile ont tous deux été possibles grâce ou à cause (tout dépend de quel bord on se situe!) de la libéralisation économique mondiale entrainant du coup une dérégulation profonde du secteur des télécommunications, une profonde transformation des métiers de l’information et de la communication (1)
Partant de ces principes, il est de meilleur ton de plutôt militer pour la recherche de complémentarité dans l’usage de ces technologies dont la nature à priori ferait des uns, des outils à usage collectif et des autres, des outils à usage individuel (3).
Lire la suite à l’adresse suivante:
http://kodatraore.blogspot.com/2009/11/mythes-et-realites-des-usages-mobiles.html