Comment l’internet transforme-t-il la façon dont on pense ? (1/5) : un réseau d’humains et de machines enchevêtrées

« Comment l’internet transforme-t-il la façon dont vous pensez ? », telle était la grande question annuelle posée par la revue The Edge à quelque 170 experts, scientifiques, artistes et penseurs. Difficile d’en faire une synthèse, tant les contributions sont multiples et variées et souvent passionnantes. Que les répondants soient fans ou critiques de la révolution des technologies de l’information, en tout cas, il est clair qu’internet ne laisse personne indifférent.

« Une nouvelle invention a émergé, un code pour la conscience collective qui nécessite une nouvelle façon de penser », explique John Brockman, l’éditeur de The Edge. « Le cerveau collectif externalisé est désormais le cerveau que nous partageons tous ! Cela ne concerne pas l’informatique. Ni ce que signifie d’être humain – en fait, cela défie nos hypothèses préférées sur ce point précis. Cela concerne ce que nous pensons. » L’internet nécessite-t-il de penser autrement ?

theedge

L’internet change la façon dont nous décidons

Pour le physicien Daniel Hillis, le réel impact de l’internet a été de changer la façon dont nous prenons des décisions. En permettant à des systèmes complexes de s’interopérer, de plus en plus, ce ne sont pas des êtres humains qui décident, mais un réseau adaptatif d’humains et de machines enchevêtrées. « Désormais, la programmation consiste à relier ensemble des systèmes complexes, sans comprendre exactement comment ils fonctionnent », précise-t-il en montrant comment nos systèmes désormais se branchent sur d’autres données que les concepteurs du système ne maîtrisent pas. « Si nous l’avons créée, nous ne l’avons pas vraiment conçu. L’internet évolue. Notre relation au réseau est similaire à notre relation à notre écosystème biologique. Nous en sommes codépendants, et pas entièrement maîtres. »

« Nous avons incarné notre rationalité dans nos machines et leur avons délégué nombre de nos choix et de ce fait nous avons créé un monde au-delà de notre propre compréhension. Ce siècle commence avec une note d’incertitude. Nous nous apprêtons à vivre une crise financière causée par la mauvaise conception informatique des risques de notre système bancaire, nous débattons du changement climatique autour de ce que les ordinateurs prédisent des données. Nous avons lié nos destinées, pas seulement entre nous tout autour du monde, mais à nos technologies. Si le thème des Lumières était l’indépendance, notre propre thème est l’interdépendance. Nous sommes maintenant tous reliés, les humains et les machines. Bienvenue à l’aube de l’intrication. »

Pour Marissa Mayer de Google, « l’internet n’a pas changé ce que l’on sait, mais ce que l’on peut trouver ». « L’internet a mis l’ingéniosité et la pensée critique à l’avant-garde et a relégué la mémorisation des faits à l’exercice mental ou au divertissement. Par l’abondance de l’information et la nouvelle emphase sur l’ingéniosité, l’internet créé le sentiment que tout est connaissable ou trouvable – pour autant que vous pouvez construire la bonne recherche, trouver le bon outil ou vous connecter aux bonnes personnes. L’internet améliore la prise de décision et une utilisation plus efficace du temps.

(…) La question importante n’est peut-être pas de savoir comment l’internet change la manière dont l’on pense, mais plutôt comment l’internet apprend lui-même à penser. »

Pour la professeure de psychologie à l’université de Stanford, Lera Boroditsky, l’internet augmente notre champ réceptif, comme l’ont fait jusqu’à présent tous les outils humains. De nombreuses recherches ont montré que l’homme s’adapte de manière spectaculaire à la façon dont il utilise le monde. Les chauffeurs de taxi londoniens ont ainsi un hippocampe plus développé que la moyenne à mesure qu’ils gagnent en connaissance pour manoeuvrer dans les rues de Londres alors que l’hippocampe est une partie du cerveau très impliquée dans la navigation justement. Jouer à des jeux améliore l’attention spatiale des gens et la capacité à suivre des objets… La plupart des technologies d’ailleurs ne se présentent pas comme telles, elles semblent juste des extensions naturelles de nos esprits, comme l’écriture, le langage ou la capacité à compter. « Pourtant, être capable d’écrire les choses, de dessiner des diagrammes, et autrement externaliser le contenu de notre esprit en quelque format stable a considérablement augmenté nos capacités cognitives et communicatives. »

« Plus que de modeler la façon dont on pense, l’internet modèle la façon dont comment on pense qu’on pense », ironise la chercheuse, comme une réponse en forme de boutade à la question posée.

Un modèle de conception

Pour Neil Geshenfeld, le directeur du Centre pour les bits et les atomes de l’Institut de technologie du Massachusetts, l’initiateur des FabLabs, ce sont les idées originales que les pionniers ont mis dans l’internet qui sont le plus intéressantes. Comme l’interopérabilité, l’évolutivité, le principe de bout en bout, les standards ouverts… Ces idées simples comptent plus que jamais, d’autant que l’internet est désormais nécessaire dans des lieux où il n’a encore jamais été. Elles devraient se répandre chez tous les ingénieurs… Mais force est de constater que ce n’est pas encore le cas.

L’internet nous empêche de le comprendre

Pour Neri Oxman, architecte et chercheuse au MIT, fondatrice du laboratoire de Materialecology (blog). Dans « Funes ou la mémoire » (Fictions, 1974), Jorge Luis Borges évoque l’histoire d’un homme victime d’un accident qui le laisse avec une forme aiguë d’hypermnésie, c’est-à-dire qui le dote d’une mémoire hypertrophiée et d’une précision exceptionnelle. Les souvenirs de Funes sont si précis qu’il est capable de reconstituer les évènements qu’il n’a jamais connu et que le temps pour les reconstituer est égal au temps qu’il a fallu pour les vivre. Tant et si bien que Funes n’est plus capable de déduire, résumer ou comprendre ce qu’il éprouve. Les choses sont ce qu’elles sont, à l’échelle 1 : 1. « Le web est l’hypermnésie humaine », constate l’architecte« Une anthologie inépuisable de toutes les choses enregistrées ». Dans une autre nouvelle, Borges exploite une idée similaire en décrivant un empire où la cartographie atteint une telle précision qu’elle est devenue aussi importante que le royaume qu’elle dépeint. La différence, l’échelle, est remplacée là encore par la répétition. « Le web est un autre modèle de la réalité, à moins que la réalité ne devienne un modèle du web ? », explique Neri Oxman. Les cartes en lignes sont en passe d’offrir la même exubérance que la navigation physique… Ce qui n’est pas sans conséquence. « Les modèles sont devenus la réalité même qu’on nous demandait de modeler. »

« Si l’on croit que la matière de la production intellectuelle, que ce soit dans les arts ou la science, est guidée par la capacité critique à modeler la réalité, à mesurer l’information et à s’engager dans la pensée abstraite, où allons-nous à l’âge de l’internet ? (…) L’instanciation de l’internet inhibe la nature cognitive de la pensée créative et réfléchie. » En nous empêchant de prendre du recul sur lui-même par son instanciation constante, l’internet nous empêche de le comprendre.

Pour le comprendre, il nous faut inventer une nouvelle science

« Au milieu des années 1700, Samuel Johnson avait observé qu’il y avait deux sortes de connaissances : ce que vous savez et ce que vous savez où chercher », explique le prospectiviste Paul Saffo (blog). L’imprimerie a été l’outil de la révolution du savoir et de la connaissance et le Grand dictionnaire de la langue anglaise de Johnson en fut un parfait exemple. Désormais, l’important devient de savoir où obtenir ce que nous cherchons : c’est ce que les machines nous permettent. « Les calculatrices électroniques n’étaient pas de simples substituts aux règles à calcul d’antan : elles ont rendu le calcul pratique et accessible à tous. L’internet change notre manière de penser en donnant le pouvoir de chercher au plus banal des utilisateurs. Nous avons démocratisé la manière de trouver le savoir de la même manière que l’édition du 18e siècle a démocratisé l’accès aux connaissances. »

« L’internet a changé notre façon de penser, mais s’il doit devenir un changement pour le mieux, nous devons ajouter un troisième type de connaissance à la liste de Johnson : la connaissance qui nous importe. » L’explosion de l’impression a développé une nouvelle discipline du savoir : celle de l’organisation de la connaissance. De la même manière, « il nous faut apprendre à savoir ce qui importe », explique Paul Saffo en en appelant au développement d’une nouvelle science.

Hubert Guillaud

Dossier « Comment l’internet transforme-t-il la façon dont on pense ? » :

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. La pensée appartiendra à ceux qui pourront s’empêcher d’être agglutiné à la toile.
    Les plus menacés sont ceux qui en ont rêvé.
    Les générations qui naîtront avec (elles arrivent) naîtront également avec la capacité de voir ce qui a disparu dans le compactage.

    Parallèlement au privilège de ne pas être filmé par des caméras, pris en photo par des journalistes ou des souliers à clous, existera le privilège d’avoir accès à des informations qui n’intéressent pas google.

    Pharaon ne savait pas lire
    les vrais patrons (pas ceux qui sont en laisse) n’ont pas d’ordinateur.

  2. La voie du milieu?

    D’un côté, il y a un mouvement paraissant irrépressible de fusion entre la carte et le territoire, par l’entremise de systèmes plus ou moins implantés qui scelleraient la dissolution définitive de l’individu dans une sorte d’intelligence collective et d’économie de la connaissance.

    De l’autre, monte une critique radicale de la modernité dont la dissolution précédente serait la conséquence. Pour rester soi-même et garder à l’Homme son intégrité, il n’y aurait plus qu’à se replier – mais où et comment? – et depuis cette retraite, – c’est selon – rêver de tout contrôler, ou bien de tout casser.

    La voie du milieu consisterait à développer une science – mais est-ce le bon mot? – plutôt une « infoculture » nous permettant, de percevoir et de mettre en perspective, à défaut de comprendre, la structure des systèmes dans lesquels nous sommes plongés.

    Ici, peut-être quelques pistes?
    http://perspective-numerique.net

  3. Plus compliqué encore que le simple « volume » : le fait d’aller sur Internet… le modifie. Un clic a un effet sur les rankings, par exemple. Le web (pas tout Internet) a quelque chose de quantique. L’observer, c’est déjà le modifier.

    J’avais mis un nom (un peu ronflant) là-dessus, le constructivisme. C’est sans doute une grosse bêtise mais l’idée était là (billet en lien sous pseudo).

  4. Quel milieu ?

    Les deux mouvements que tu décris Olivier ne me semblent pas aller de soi. Le premier me semble être assez peu étendu, relevant d’une NetCulture qui est loin de parler à l’ensemble des utilisateurs (et qui risque de l’être de moins en moins, avec l’arrivée du web de masse : http://novovision.fr/?La-culture-du-net-survivra-t-elle ). Malgré quelques brillants contre-exemples, l’intelligence collective – dont Quéau vient de faire une belle critique http://queau.eu/?p=904 – sur l’internet demeure embryonnaire… On est en tout cas assez loin d’une dissolution de l’individu.

    Quand au mouvement du repli, cette critique très forte de la modernité, de l’internet comme là nouvelle chienlit, j’ai plus de mal à évaluer son degré de fantasmagorie : parce que d’un côté, il y a des prises très concrètes et très réelles (Lospi, Hadopi, Acta…), mais que de l’autre, la critique du net laisse aussi poindre, tout à fait justement, son inéluctabilité : nul n’y échappera plus, car nul n’échappe à l’avenir, comme l’expliquait brillamment le très beau Kirinyaga de Mike Resnick.

    Les voies médianes (car elles sont nombreuses) entre ces extrêmes nous interrogent bien sûr. La massification des usages va-t-elle dissoudre la netculture ? La critique et le combat contre la netculture va-t-elle la renforcer ? Certainement un peu des 2 mon capitaine ! 😉

  5. Évidemment, je me suis exprimé de manière lapidaire.

    A mes yeux, le premier groupe est plus large que ce que tu décris; c’est le courant dominant actuellement. Je mettrai dans le même sac – ça ne va pas leur plaire – les tenants de l’intelligence collective, les apôtres de la « singularité » (…) et ceux qui se servent de la part socialement acceptable de ces images comme arguments marketing (les opérateurs, les fabricants de matériels, etc.), mais aussi les « sécuritaires », de l’Hadopi, de la Loppsi et de l’Acta.

    Qu’ont-ils de commun? En gros, une certaine vision nominaliste, voire mécaniste de la condition humaine : pour agir sur l’homme et la société, il suffirait de transformer sa quincaillerie cybernétique. De proche en proche s’impose ainsi l’idée de l’inéluctabilité du cyborg… et du rejet de tous les autres.

    Il est temps de faire un critique radicale des ressorts de ces idées. Le prochain livre de Philippe Quéau (la grande dissociation) devrait y contribuer fortement.

    Mais que fait-on après ce constat?

    C’était le sens de ma question : « la voie du milieu? »; une voie assurément plus étroite que le fil d’un rasoir sur laquelle il faudrait s’engager les yeux bandés, mais peut-être doté d’un autre regard: anoptique?

  6. Oui (OlivierAuber) il fallait se raviser et ne pas appeler science ce qui manque terriblement pour contrebalancer l’hypnose dans laquelle sont ceux que la technique fait rêver comme autrefois l’alchimie pour qui n’avait pas compris qu’il s’agissait pour le principal d’une métaphore (la seule voie de conquête illimitée est intérieure)
    Nous croulons sous les formes (damné Alexander qui prétendait « la conception est une question de forme » !) sous les sciences, les théories, les mots usés par des langues sans mains (ou qui considèrent comme une gloire de ne pas savoir s’en servir)

    Mille fois oui pour cette dérive des Yann Moulier Boutang et autre théoriciens du capitalisme cognitif
    qui prétendent que les outils sont susceptibles de libérer des Intelligences auxquelles on aurait appris à travailler en parallèle.

    Thoreau disait qu’avant tout il fallait chercher à ne pas favoriser (notamment sans s’en rendre compte) la tyrannie que l’on combat.

    Or le monde des gens sans morale (le virus n’a pas de culture et ça le rend formidablement libre d’agir dans un horizon où, comme le disait un éternel candidat président « tout est possible » ) est celui où tout sert à un moment où à un autre, à celui qui n’a d’autre but que d’enfler, de la même manière que tout mouvement de la foule indisciplinée en queue devant une entrée sert, à celui qui sait placer ses épaules, à progresser vers son objectif. (c’est le sens des réformes apparemment contradictoires qui sévices par exemple dans l’éducation nationale)

    L’outil est créé et n’a pas vraiment de mode d’emploi

    après un temps d’indécision
    (du au fait qu’il est hors des lieux de pouvoirs)
    ce mode d’emploi est orienté par le pouvoir et la pesanteur (l’un jouant de l’autre).

    Nous sommes largement dans Facebook N°3.

    Sinon
    il n’y a pas de voie du milieu
    marcher
    c’est accepter des instants où le corps est en déséquilibre vers l’avant
    le contrôle n’est pas de même nature et dans le même temps que le mouvement.
    Il profite d’ailleurs autant de la raison, que de l’envie et de la peur
    à chacun de maîtriser ces composants pour en faire
    un homme
    (et non pas un robot, une foule apeurée, ou une goutte d’eau coulant naturellement dans la voie de la pente)

  7. Mamoru oshi en parle très bien dans la séries gits sac, anticipation ?