#pdlt : Google, « version annotée de notre cerveau »

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission. Désormais, vous la retrouverez toutes les semaines aussi sur InternetActu.net.

La lecture de la semaine, il ne s’agit pas d’une lecture cursive, mais de quelques extraits du blog de William Gibson. William Gibson est l’un des plus importants écrivains de science-fiction américain et l’une des figures de proue du mouvement « cyberpunk » (Wikipédia). Au centre de sa littérature, on trouve une interrogation sur les technologies et une conception souvent sombre de leur influence à venir sur nos vies. Pendant le début du mois d’avril, Gibson a posté sur son blog des questions que lui ont posées des lecteurs, avec, bien sûr, ses propres réponses. J’en ai gardé quelques-unes, mixées avec un entretien donné à Amazon pour la sortie d’un livre, entretien qu’on trouve aussi sur le blog de Gibson. L’occasion de comprendre quel rapport Gibson entretient avec les technologies d’aujourd’hui et le web en particulier. Mais surtout, d’apprendre comment un écrivain travaille avec le web, et avec Google en particulier.

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La Une du site de William Gibson.

A propos de la technologie en général, un lecteur demande à Gibson s’il n’est pas effrayé par l’influence qu’ont ses écrits sur la manière dont on perçoit la technologie. « Je ne suis pas vraiment d’accord avec cette définition », répond Gibson, « celle de quelqu’un qui donnerait une forme à notre imaginaire technologique. Je me vois plus comme un interprète de la technologie, un anthropologue amateur. Je suis une sorte de naturaliste victorien du dimanche qui s’intéresse à la technologie, et qui a trouvé le moyen d’en vivre. » Inversion intéressante de la position du visionnaire dans laquelle certains écrivains de SF aiment se décrire.

On est aussi curieux de ce que Gibson peut penser de Second Life, lui qui a tant travaillé autour de la réalité virtuelle. Il dit ne pas l’avoir beaucoup pratiqué, mais il en fait un récit assez drôle. « C’est une expérience étrange, explique Gibson, c’est un mélange entre la traversée d’un centre commercial de la périphérie d’Edmonton en plein hiver et votre pire journée au lycée. (…) C’est désert », ajoute Gibson. « J’ai l’impression que c’est l’essence même de ce lieu d’être désert. Si ce n’est plus désert, ça s’écroule. Ca n’est donc que du vide, une architecture vide. Il y a plein de villes sans presque personne, et ceux qu’on y croise n’ont même pas envie de s’approcher de vous. Quand vous arrivez à trouver un groupe d’autres avatars, les gens ne sont pas très gentils. » Mais Gibson ne s’arrête pas là dans son étrange récit de ses virées dans Second Life. « Vous savez ce qui m’inquiète vraiment dans Second Life ? », demande Gibson à son interlocuteur : « C’est qu’après y avoir passé quatre ou cinq heures en décembre dernier, je suis allé me balader dans la foule qui faisait ses courses de Noël et à plusieurs reprises, j’ai vu marcher dans la rue des gens qui avaient l’air de sortir de Second Life. Il y a des gens, souvent sous la trentaine, qui donnent l’impression de s’être échappé de Second Life. » « Parce qu’ils sont habillés comme des avatars », demande son interlocuteur. « Oui, parce qu’ils sont habillés comme des avatars. Parce qu’ils sont bâtis comme des avatars. C’est assez effrayant. D’ailleurs, j’ai quelques lignes dans un carnet sur l’histoire d’un type dont la petite amie a l’air de sortir de Second Life. » Evidemment, on laissera à Gibson sa vision de Second Life, mais il faut avouer que l’irruption d’avatar dans la rue est assez fertile en rêverie.

Plus intéressante, la question que lui pose un autre lecteur : « Combien de temps auriez-vous économisé dans l’écriture de votre dernier livre si vous aviez vécu dans un monde sans Twitter ? ». « Je n’aurais pas écrit plus vite », dit Gibson, « mais différemment. Twitter, et Internet en général, ne sont pour moi que la version automatisée de ce que je dois faire pour écrire, à savoir : regarder par la fenêtre, lire un magazine, rêvasser, répondre à un courrier, penser à quelque chose de nouveau (ou penser à une chose d’une nouvelle manière). C’est l’accès à une nouveauté aléatoire. » Et Gibson, pour une fois, prolonge sa réponse : « Les passages qui valent la peine d’être écrits sont ceux que l’on écrit pris dans une mystérieuse matrice d’activités imbriquées les unes dans les autres. Je pourrais m’obliger à écrire un nombre fixe d’heures par jour (ce que je ne fais jamais) mais on ne peut pas ordonner aux bonnes phrases d’advenir alors qu’on est tout seul, à travailler pendant ce nombre d’heures fixes. Il faut les provoquer. Il faut les nourrir. »

C’est sur cette question de la recherche, de la documentation, que Gibson est le plus intéressant, et le plus précis. Quand il explique par exemple que pendant longtemps, c’est dans les magazines, dans Wired par exemple, qu’il a trouvé des idées. Il a à ce propos une belle formule : « les magazines sont des agrégateurs de fiction ». « Mais, aujourd’hui », ajoute-t-il, « c’est le web qui remplit cette fonction, et c’est gratuit. » Toujours à propos de cette question, Gibson dit encore qu’il ne considère pas la recherche, la documentation, comme une activité séparée. « Tout est recherche, dit-il. Relativement peu de choses me sont d’ailleurs arrivées quand je les ai véritablement cherchées. La vie, c’est du crowd-sourcing. » On peut y voir là une formulation contemporaine de la sérendipité.

Mais William Gibson se fait encore plus précis sur la manière dont il travaille avec le Web quand Amazon lui pose une question plus précise. « Si vous voulez écrire sur par exemple le GPS, comme dans votre dernier livre, faites-vous une recherche active, voyez-vous des experts ou vous contentez-vous de ce que vous en percevez pour faire ensuite votre petite cuisine ? »

« D’abord, je cherche sur Google et j’écris n’importe quoi », répond Gibson. « Et si j’ai de la chance, quelqu’un me dit que je me trompe et me corrige. Mais j’ai compris quelque chose en écrivant mon dernier livre, je crois qu’aujourd’hui, un roman est toujours entouré d’une sorte de roman Google, un halo fabriqué par ce qu’on a googlisé à partir du texte. D’une certaine manière, les gens peuvent suivre les traces de l’auteur, dire : tiens, il a trouvé ça là, tiens, cette information provient de ce site. C’est comme s’il existait une sorte d’extension nébuleuse du texte. Maintenant, tout est fait de liens hypertextes. Et ça change la donne. Je crois que beaucoup d’écrivains n’ont pas encore compris à quel point les choses changeaient. Aujourd’hui, quand j’écris, je me retrouve à googliser tout ce qui entre dans le texte, ce qui m’amène parfois à suivre des directions inattendues. »

« Vous arrivez donc à chercher sur Google pendant que vous écrivez », lui demande son interlocuteur, « ou est-ce que vous le faites après le temps de l’écriture ? »

« Non non », répond Gibson, « mon fichier Word est ouvert sur Firefox ». Et Gibson précise : « C’est la seule manière pour moi de travailler. Ca remplace le fait de regarder par la fenêtre. J’ai besoin de stimulation. C’est un peu comme si vous flottiez sous l’eau et que vous respiriez avec une paille. Avoir Firefox ouvert, c’est la paille. C’est me dire : je peux sortir dès que c’est nécessaire, je peux rester sous l’eau jusqu’à ce que je n’en puisse plus, et là, je vais sur Internet. » Son interlocuteur reprend : « Je pense que certains écrivains n’arriveraient jamais à sortir de la piscine, avec Google ouvert sur leur ordinateur… »

« Mais ça ne m’intéresse pas tant que ça », répond Gibson. « Je peux le faire parce que Google ne me retient pas tant que ça. La vraie limite de Google, c’est ce qui vous vient à l’idée de chercher sur Google. A moins que vous ne tombiez sur quelque chose de vraiment inattendu, il y a une limite personnelle à Google. Vous n’êtes que dans une version annotée de votre cerveau. »

Google comme « version annotée de notre cerveau ». Rien que pour cette formule éclairante, il n’est pas vain d’aller sur le blog de l’écrivain de science-fiction américain William Gibson.

Xavier de la Porte

L’émission du 16 avril 2010 était consacrée aux « Savoirs et réseaux chez les Aborigènes d’Australie » avec la passionnante ethnologue Barbara Glowczewski. Une émission à réécouter en différé ou en podcast sur le site de Place de la Toile.

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