En juillet 2010 paraissait le 9e volume de la collection « la Fabrique des possible »s chez FYP éditions. Ce volume intitulé Bien vieillir grâce au numérique (présentation chez FYP éditions, Amazon, Apple Store), signé Carole-Anne Rivière et Amandine Brugière de la Fing, mettait ainsi une conclusion sur le programme Plus Longue la vie initiée par la Fing 2 ans auparavant.
Nous vous proposons aujourd’hui de prendre connaissance du deuxième chapitre de cet ouvrage, pour vous donner envie de le parcourir et pour vous inviter à la présentation publique du livre qui aura lieu le 4 octobre à la Cantine à Paris (inscriptions) en présence des auteurs et du philosophe Pierre Musso et de la fondatrice d’AgeVillage, Annie de Vivie, qui viendront discuter de l’apport des technologies aux problématiques du vieillissement.
Vieillissement et nouvelles technologies : un rendez-vous manqué
Une contradiction est de plus en plus visible aujourd’hui : d’un côté, les usages d’internet se développent considérablement chez les seniors, de manière comparable à ceux de tous les âges. De l’autre, les produits technologiques spécifiques qui leur sont proposés pour maintenir leur autonomie, les assister, leur simplifier l’accès au numérique, ne provoquent guère l’enthousiasme, et manifestement les réticences des plus âgés ne sont qu’un argument pour justifier ces échecs.
1. La téléassistance autrement
Dans les politiques d’aide médico-sociale et les programmes d’innovation et de recherche en cours, l’autonomie est toujours définie en miroir de la dépendance. C’est le cas de l’APA (allocation personnalisée d’autonomie), qui alloue des aides sociales en fonction d’une mesure des incapacités fonctionnelles des personnes. C’est le cas des programmes de recherche technologique qui visent à compenser ou pallier les déficiences du grand âge. On conçoit et on expérimente des dispositifs où l’on mesure des activités grâce à des capteurs performants (biomédicaux, énergétiques, comportementaux). Surveillés quotidiennement, ils déclenchent des alertes suivies d’interventions si des anomalies sont repérées.
Dans la maison, un volet mal fermé, une lumière laissée allumée la nuit, un volume d’eau utilisé de manière inhabituelle, deviennent des indicateurs de bonne vie ou de vie en danger. Manger une sucrerie sera immédiatement analysé et interprété. Avons-nous réellement envie de vieillir de cette façon ?
Responsabiliser plutôt qu’infantiliser
Si l’on n’intègre pas une vision préventive et sociale du vieillissement, le danger est de produire des dispositifs de gestion et de rationalisation des risques au prix d’une surveillance permanente. C’est aussi rendre plus probable une déresponsabilisation dans la façon de vivre et de vieillir, un enfermement dans une dépendance anxiogène aux équipements, et finalement un affaiblissement de la dignité et du libre choix humain. Peut-être avons-nous surtout répondu à nos propres peurs face à la perte d’autonomie des plus âgés, plutôt qu’aux leurs.
Prenons l’exemple des systèmes de téléassistance ordinaires [1]. Malgré un nombre croissant d’acteurs et de solutions commercialisées, ce marché est un échec en France.
Aujourd’hui, l’âge moyen des utilisateurs de ces dispositifs est de 84 ans et la durée moyenne de leur utilisation est de 36 mois. Soit parce que la personne meurt, soit parce qu’elle entre dans un établissement spécialisé.
Ces chiffres [2] reflètent le malentendu de ces services d’assistance conçus pour des publics estimés à 1,4 million de personnes, alors que seuls 300 000 abonnés sont comptabilisés, le plus souvent des femmes, en raison de leur espérance de vie naturellement plus importante. Le coût d’accès hors abonnement d’environ 125 à 150 euros, peu pris en charge financièrement, n’est pas le seul facteur d’échec de ces dispositifs.
Souvent prescrits sous contrôle de proches inquiets, ou pour répondre de manière détournée à un malaise de nature sociale, les dispositifs de téléassistance sont vécus comme anxiogènes par les personnes âgées qui les utilisent peu et les laissent dans un tiroir.
Une étude conduite dans les Côtes-d’Armor sur les situations et les motivations d’appels analyse que plus de 70 % d’entre eux sont passés pour rompre un sentiment de solitude, une peur du lendemain ou une angoisse de mort, et non pas pour une question de santé.
L’anxiété générée par la téléassistance peut aussi provoquer des comportements addictifs aux dispositifs, conduisant les personnes âgées à ne plus sortir de chez elles. Parmi les effets déviants, il y a aussi les interventions qui provoquent des effractions des portes d’entrée, par exemple lorsque l’alerte est déclenchée de façon non intentionnelle sans que la famille puisse être jointe par téléphone.
Cela produit des effets très traumatisants chez les personnes âgées. L’impératif de sécurité et l’obligation juridique d’intervention se transforment alors en facteur supplémentaire de fragilisation des personnes.
Il est temps de ne plus infantiliser avec des dispositifs de surveillance qui, sous couvert de gestion des risques, subordonnent les plus âgés à la technique, les déresponsabilisent ou les privent de leur liberté d’agir. Il est au contraire important d’utiliser les technologies pour faciliter des stratégies d’adaptation plus humaines, invitant à négocier les obstacles plutôt qu’à les supprimer. C’est de ce côté que l’on réussira à assister en préservant l’autonomie, sans produire de nouvelles formes de dépendance.
Les bracelets Alzheimer : flics ou boussoles ?
Plusieurs systèmes ont été proposés pour répondre aux risques d’égarement et de mise en danger d’un malade d’Alzheimer. Ils prennent la forme de montres, de téléphones mobiles ou de colliers équipés d’un système de géolocalisation. Ceux-ci fonctionnent comme une balise de repérage, et déclenchent une opération de « sauvetage » du malade en fugue ou en errance, que l’on reconduit chez lui ou au sein de l’établissement où il réside.
Conçus pour rassurer les familles, sécuriser les périmètres de « sortie » des patients, ces dispositifs peuvent s’avérer extrêmement humiliants pour les personnes qu’ils surveillent. Toute forme d’action, qui vient rappeler avec violence à une personne atteinte d’Alzheimer l’étendue de son trouble, est mal vécue et aggrave son sentiment de panique. La notion même de « fugue » exprime la souffrance intérieure d’une personne emprisonnée dans une maladie dégénérative. L’échec commercial a d’ailleurs conduit à retirer du marché certains de ces bracelets.
À l’inverse, des concepts innovants émergent, comme celui de la montre « Deci-Delà » (voir encadré) en cours de prototypage [3]. Le même système de géolocalisation associé, cette fois, à une interface directionnelle simple à utiliser, donne une chance à la personne de négocier par elle-même son trouble de l’orientation sans être dépendante d’une intervention extérieure pour la ramener chez elle. Seul ce changement de perception de l’autonomie peut garantir le respect des personnes, jusqu’à la fin de leur vie, sans dénier les difficultés, les risques ou les peurs associés aux différents états du
vieillissement.
Le concept Deci-Delà
Par Marie Coirié, École nationale supérieure de création industrielle.Ce concept de montre propose deux fonctionnalités. L’interface extérieure sépare les temporalités de la journée avec quatre codes couleur pour faciliter la mémoire des tâches.
Sous cette interface vient se clipper une boussole reliée à un système de géolocalisation. En cas de trouble de l’orientation, le malade peut faire glisser la boussole au creux de sa main et suivre la direction indiquée pour rentrer chez elle.
Au coeur du dispositif, il n’est plus seulement « géo-surveillé » et localisé afin d’être « repéré », il peut rester actif et s’appuyer sur le dispositif pour retrouver son Ce concept est intéressant parce que l’usage de la géolocalisation vient faciliter la capacité de la personne dépendante à négocier avec son trouble cognitif plutôt que la subordonner à une surveillance et une humiliation en cas de désorientation ou perte de repères spatiaux.
Il n’y a pas d’âge ni de seuil de dépendance qui empêchent de penser le rôle de la technologie pour l’autonomie.
On pourrait éviter au moins trois effets déviants qui produisent de nouvelles formes de dépendances :
- substituer la technologie à l’humain ;
- sur-simplifier et infantiliser ;
- supprimer les obstacles plutôt qu’aider à les négocier.
2. Différencier les inégalités d’accès des inégalités d’usages
Les usages d’internet sont en progression constante auprès des classes d’âges les plus âgées. Aujourd’hui, près de 6 sur 10 jeunes seniors de 60-69 ans se connectent à l’internet de chez eux. Ils sont 2 sur 10 au-delà de 70 ans. Les premiers appartiennent plus souvent que les seconds aux générations qui ont découvert et utilisé l’internet dans la sphère professionnelle. Qu’en est-il des générations nées avant-guerre, plus éloignées de l’accès aux pratiques numériques, par leur culture, leur histoire, leurs trajectoires sociales ?
Il est intéressant de confronter la courbe d’appropriation des nouvelles technologies aux modèles plus généraux d’adoption et de diffusion des innovations. Celui de Sudha Ram [4] montre que les résistances ont d’abord à voir avec la confrontation au changement. C’est moins le rejet de la technique ou de l’objet lui-même que la crainte d’altérer un équilibre, des routines, un statu quo qui est en jeu. L’innovation vient bouleverser des habitudes, des modes de vie et entre en conflit avec des références personnelles. Plus celles-ci sont durablement installées, plus il est difficile de changer de comportement.
Sudha Ram met en avant la personnalité psychologique du consommateur comme premier facteur de perception et d’analyse d’une innovation. En particulier, plus celle-ci sera compatible avec ses valeurs et ses expériences de vie, plus il lui sera facile de se l’approprier. Son attitude et ses croyances, son niveau de confiance, joueront sur la capacité de modification de son jugement en cas de résistance.
Dans le cas de l’internet, la création d’un nouvel espace immatériel sans repères ni mesures de distance constitue une transformation majeure pour l’ensemble des actes de communication et d’information. D’où les difficultés pour les plus âgés (mais pas seulement) à appréhender et à se représenter sa valeur d’usage dans la continuité d’expériences passées, d’habitudes de vie, de pensée… En particulier, pour les anciennes générations, la culture ancrée du « présentiel » se heurte de plein fouet aux formats d’accès « virtuels » à la connaissance et aux autres. Cette innovation présente toutes les caractéristiques d’une révolution cognitive où il s’agit de changer l’ensemble de ses habitudes quotidiennes pour communiquer, pour s’informer, pour acheter, pour conserver des documents, pour participer à la vie collective, pour se mobiliser.
Pour autant, il y a chez les plus âgés une perception des avantages liés aux nouvelles formes d’accessibilité et de coprésence aux autres, au-delà de la distance. Elle constitue une motivation déterminante d’adoption d’un ordinateur et de l’internet. Leurs usages commencent le plus souvent par des pratiques qui s’inscrivent dans un référentiel connu de communication avec les proches (emails, photographies numériques puis échanges de photos, communication avec une webcam). Le prolongement de pratiques pivots de la vie quotidienne, comme la consultation des comptes en banque, est aussi facilement adopté.
En 2005, l’enquête réalisée par l’INSEE sur la diversité des usages des TIC montrait déjà que les plus âgés avaient des pratiques comparables à la moyenne de la population, voire plus importantes pour l’e-mail, l’accès aux portails publics d’information sur les services et la santé, les services bancaires et boursiers [5]. Leurs usages étaient légèrement inférieurs à la moyenne pour le jeu, les téléchargements de films et musiques et l’e-commerce. Ils étaient très faibles pour les pratiques de communication instantanées (chats, messageries instantanées).
Aux États-Unis, les pratiques s’étendent sans distinction d’âge. Aujourd’hui, les seniors sont aussi présents sur Facebook que les adolescents [6]. Chuck Schilling, responsable de l’étude Nielsen sur les usages de l’internet des plus de 65 ans, note qu’« en observant leurs comportements, on s’aperçoit que les seniors font sur le web la même chose que les autres internautes : ils s’envoient des e-mails, ils partagent des photos, ils appartiennent à des réseaux sociaux, effectuent des recherches d’informations, consultent les prévisions météo… Il faut également souligner qu’un bon nombre d’entre eux passent beaucoup de temps avec des internautes de leur âge et qu’ils évoquent ensemble leurs voyages, leur santé ou des
questions financières. »
L’appropriation par l’expérience sociale des usages
Comme pour l’ensemble des utilisateurs, les possibilités élargies données aux plus âgés de rester en lien avec leurs proches sont au coeur du désir et de l’expérience de communication sur internet. Le réseau de relations personnelles et l’entourage sont un moteur essentiel de changement et d’apprentissage des usages numériques.
Nombreux sont les exemples où les enfants et les petits-enfants, souvent dispersés géographiquement, ont étayé l’apprentissage de la communication internet de leurs parents. Les relations interpersonnelles sont aussi un facteur clé dans le processus de diffusion et d’appropriation d’un usage nouveau. Comme l’expliquait Albert Bandura [7], l’imitation augmente la confiance en soi et change la perception de la complexité en levant les inhibitions d’apprentissage.
Les offres d’initiation à l’internet pour les seniors se multiplient aujourd’hui pour réduire la fracture générationnelle d’accès au numérique. Les ateliers collectifs sont souvent une réponse appropriée parce qu’ils créent un cadre de stimulation entre pairs. Ils proposent aussi des temps de socialisation et de contacts autour d’un apprentissage nouveau. L’accès facilité aux espaces de formation et aux outils ne suffit pas à gagner le pari en termes d’inclusion sociale : il y faut aussi une médiation et plus encore une motivation partagée avec la famille, les amis.
Les expériences réussies d’initiation puis de développement des usages chez les plus âgés ne tiennent pas seulement à la capacité de maîtrise d’une interface comme l’ordinateur – même si celle-ci peut être complexe. Ce sont les effets perçus après coup dans la vie sociale de tous les jours, qui font comprendre par l’expérience la valeur d’action de l’internet. L’appropriation réussie est celle qui favorise la qualité de vie des seniors en augmentant, voire en restaurant leurs capacités de maîtrise sur leurs choix quotidiens à mesure qu’ils vieillissent. Pour certains, il s’agira de développer des sociabilités nouvelles, pour d’autres, de continuer à sortir et avoir des activités facilement, pour d’autres encore de s’informer ou de construire des projets après la retraite.
Une initiative telle que le Tea Time d’Albertine, réservée aux plus de 80 ans, nous enseigne comment le support numérique peut être un levier à l’autonomie sociale. Les Tea Time sont des ateliers collectifs, non pas de formation, mais d’exploration des multiples chemins du net, et même de création (voir encadré). Les témoignages de Dédé, Dolores, Gisèle, Jacqueline (vidéo) parlent d’un renforcement positif de leur estime de soi. On peut résumer leurs propos selon six valeurs d’usages :
- – Un sentiment d’être en prise et de rester dans le monde actuel ;
- – Une découverte sur soi, ses capacités d’apprentissage ;
- – Un sentiment de plaisir, de continuité dans sa mémoire de vie via l’accès aux contenus
culturels (chansons, photos) de sa jeunesse ; - – Un lien fort de communication et de partage avec sa famille ;
- – Une source d’enrichissement ;
- – Un entraînement cognitif.
Le Tea Time d’Albertine à la Cantine
Catherine Ramus, alias Albertine Meunier, a ouvert en mars 2008 un atelier internet pour des personnes âgées de 80 ans et plus, qui n’avaient jamais eu l’occasion d’utiliser un ordinateur.L’endroit choisi n’est pas anodin. C’est un lieu professionnel, de rencontre et d’ouverture. La Cantine est un espace de travail nouvelle génération, dédié à l’innovation. Situé au coeur de Paris, il incarne le monde contemporain en mouvement. Pour Albertine, le fait que ce lieu soit vivant et animé est déterminant dans le succès de l’apprentissage et de l’envie de revenir.
À raison de 3 heures tous les 15 jours, l’atelier est interactif. C’est le deuxième point décisif pour Albertine. Ses « demoiselles », comme elle les appelle, sont ou deviennent des conteuses, des réalisatrices, des actrices, des créatrices. Elles apprennent en bloguant, en s’enregistrant, en faisant des films, en commentant ce qu’elles découvrent, en allant à la recherche de leurs passions, de leurs souvenirs fétiches. Cet apprentissage créatif est visible en ligne, et filmé sur le site : http://www.albertinemeunier.net/teatimewithalbertine
La fausse piste des interfaces simplifiées
Favoriser l’usage de l’internet ne signifie pas seulement apprendre à utiliser et à manipuler un ordinateur. La solution n’est donc pas uniquement dans de la simplification des interfaces. Les tentatives proposant des formes de navigation restreinte, des contenus de services prédéfinis ou contrôlés et assistés à distance, ont échoué à rencontrer le public des seniors. Malgré la convivialité des modes tactiles expérimentés, le design et la simplicité n’ont pas joué leur rôle de levier à l’ouverture et à l’autonomie des usages. Au contraire, ils ont pu être perçus comme des moyens de brider, de réduire, d’imposer de soi-disant bons usages censés suffire aux besoins des plus âgés.
L’ordinateur Magui, imaginé par la société Simplistay, dispose de quatre fonctions centrales de communication représentées par les icônes sur l’écran : téléphone, e-mails, photos, messages. Mais aucune fonction ne donne accès à la navigation sur le web. Un annuaire photographique et une webcam intégrée permettent de sélectionner les interlocuteurs et de les appeler en visioconférence. Un module de synthèse vocale lit à haute voix les e-mails reçus. Destiné en principe aux résidents des maisons de retraite, mais également au grand public, c’est exclusivement dans les établissements spécialisés que Magui est aujourd’hui expérimenté. Si les retours d’expériences font état d’une adoption facilitée, le développement
des usages ne suit pas forcément. Dans certains cas, l’ennui succède à la curiosité de départ.
Le modèle conçu par e-Visage est celui d’un écran tactile connecté à une plateforme web centrale de gestion à distance des communications et des services, contrôlé par l’administrateur. Ce système fermé (certes, entièrement paramétrable), permet à la personne âgée de recevoir les messages, les e-mails, les photos, les SMS envoyés par ses interlocuteurs identifiés et déclarés auprès de la plateforme. Mais il n’est pas ouvert sur l’univers « normal » de l’internet en termes d’applications, de logiciels, de communication. D’autres offres plus récentes ont aussi adopté cette logique de prédéfinition des services accessibles autour d’une interface intuitive.
La protection informatique protège certainement de certaines intrusions en ligne inopportunes. Pour autant, justifie-t-elle l’enfermement des usages et l’impossibilité de bénéficier des fonctions communes utilisées par le reste de la population ?
Les publics et les objectifs pour lesquels ces ordinateurs simplifiés ont été conçus ont mis l’accent sur certaines difficultés que connaissent les personnes en situation de grande perte d’autonomie. Mais les seniors constituent des populations hétérogènes. Adressant l’outil plutôt que l’usage et l’apprentissage, ces premières innovations ont peu exploré les changements en cours dans la dynamique du vieillissement. Malgré la recherche de la simplicité tactile, ces offres restreintes ont maintenu une vision de la vieillesse comme une moindre capacité à faire, à apprendre, à interagir. Mais aussi une vision instrumentale de la technologie. Dans tous les cas, même avec les nouvelles interfaces utilisées dans les établissements d’accueil des populations du grand âge, c’est surtout le temps et l’expérience d’appropriation collective avec les équipes ou les familles qui sont déterminantes dans le succès du développement des usages. Autrement dit, la complexité peut avoir du bon, quand le fait de la conquérir engendre fierté et estime de soi.
Le Centre d’innovation numérique Erasme, rattaché au conseil général du Rhône a, par exemple, expérimenté une interface originale sous forme de napperons, le Webnapperon [8], dans trois lieux de vie différents : un établissement privé de Lyon pour personnes dépendantes, un foyer résidence, et au domicile de personnes âgées. Le retour d’expérience en établissement avec des pensionnaires âgés de 80 à 100 ans montre que le dispositif est trop simple pour les plus autonomes. En foyer résidence ou chez elles, les individus testeurs ont développé un usage satisfaisant. Mais l’implication de la famille (mises à jour, envoi actif de photos et de messages) est déterminante. Là encore, c’est bien l’entourage et les relations personnelles qui créent un contexte et une motivation à l’usage plus que l’outil lui-même. Dans sa simplicité extrême, le Webnapperon est d’ailleurs un complément plutôt qu’un substitut à l’ordinateur.
3. Le design comme interface entre le besoin et le désir
Le défi du design de services adressés aux aînés consiste aujourd’hui à dépasser une représentation où le vieillissement est perpétuellement associé à une forme de handicap, à un « moins ». À l’heure actuelle, le « design universel » ou « inclusif » s’impose dès lors que l’on parle de conception pour les seniors. On le définit généralement comme une manière de penser les objets et les situations pour qu’ils soient accessibles et utilisables par des individus dotés de capacités différentes et placés dans des environnements les plus divers, sans avoir besoin d’adaptations particulières. Mais l’« universel » pose à son tour problème. L’accessibilité pour tous ne devrait plus faire débat. Elle est un prérequis. Mais elle n’est pas suffisante si elle ne tient pas compte de la sensibilité, du confort, des usages singuliers ou de genre.
Tous les handicaps ne produisent pas les mêmes effets. Et toutes les personnes présentant des déficiences n’ont pas pour autant les mêmes besoins, les mêmes goûts, les mêmes compétences.
En règle générale, les seniors ne souhaitent pas adopter des dispositifs qui, même s’ils sont fonctionnels, leur renvoient une image dévalorisante d’eux-mêmes. Le besoin et le désir sont deux moteurs complémentaires d’appropriation de nouveaux objets et services. Le design doit être à l’interface des deux. S’il doit répondre aux besoins, c’est en tenant compte des désirs et des aspirations de chacun. La personnalisation des services dans d’autres contextes d’innovation témoigne aujourd’hui du chemin parcouru pour prendre en compte l’individualité du consommateur ou de l’utilisateur. Trop centré sur l’accessibilité, le design universel oublie souvent les seniors comme individus désirants.
Les interfaces tactiles : de nouvelles générations d’usages pour tous les âges ?
Si le lien entre interface simplifiée et fonctions réduites condamne les premières offres d’ordinateurs conçus pour les seniors, la plupart d’entre elles partagent une intuition visiblement juste : elles s’appuient sur des interfaces tactiles, qui font appel au geste, au toucher, éventuellement à la manipulation. La réussite tout à fait inattendue de la Wii, ou le bon accueil d’appareils tels que l’iPhone et plus récemment l’iPad, démontrent l’attrait de ces interfaces. Leur diffusion au travers d’objets culturels de masse ouvre aussi la voie à des échanges et des complicités intergénérationnels, chacun trouvant plaisir et utilité dans ces nouvelles manières de faire.
La diffusion du geste tactile entraîne, de fait, de nouvelles générations de produits et d’usages. La suite applicative E-sidor a ainsi su explorer ces potentialités et quitter sa première proposition d’ordinateur intégré simplifié. Adaptée à tous les écrans tactiles et à de nombreux systèmes d’exploitation, l’application disponible sur une clé USB, offre un environnement convivial d’accès aux fonctionnalités de communication et de navigation du web grâce à des icônes tactiles. Celles-ci proposent pour chaque action (e-mail, recherche, agenda, etc.) une interface répondant à certaines problématiques d’accessibilité comme la taille des caractères ou l’organisation moins dense de l’information. L’environnement spécifique n’empêche nullement de revenir à celui de Windows ou de Mac. La personnalisation n’empêche pas le partage de l’ordinateur par plusieurs utilisateurs.
L’exemple de la Wii, une autre vision de la technologie au service de l’autonomie et de la « capacitation »
Le succès de la console de jeux Wii compte certainement parmi les cas les plus exemplaires d’appropriation inattendue d’une nouvelle technologie par les seniors, pour ses usages sociaux, ludiques, émotionnels et cognitifs.
La nouveauté de cette console imaginée par Nintendo réside dans le fait que c’est le mouvement naturel du corps qui commande l’action du joueur sur l’écran de jeu vidéo. Sa première version contient une diversité de jeux, comme le tennis, le golf, le bowling, la boxe.
Les déplacements du corps, et des bras en particulier, miment les gestes sportifs. Les actions sont reproduites et visibles sur l’écran grâce à une manette communicante que le joueur tient dans la main. Jeu social et familial où l’on s’entraîne à plusieurs, la Wii n’impose plus, mais interprète les gestes naturels. Ces interfaces intuitives, conçues comme des extensions du corps humain, augmentent les potentiels d’interaction entre les hommes, brouillant les frontières entre l’artificiel et le réel. Cette application ludique pensée pour des cibles familiales connaît aujourd’hui un développement d’usage important auprès des seniors qui sont parmi les plus nombreux à l’acquérir.
Dans la continuité du succès grand public, des ateliers collectifs à visée thérapeutique se développent dans les maisons de retraite. Plusieurs bénéfices, liés au schéma corporel et aux sensations rééprouvées, à la communication et à la sociabilité, au plaisir du jeu, sont constatés et suivis d’effets positifs. À Châteauroux, par exemple, l’apprentissage sur la console a permis d’effectuer des sorties au bowling [9].
Cet impact sur les capacités de socialisation, notamment auprès d’individus souffrant de repli sur soi, montre une autre vision des technologies au service de tous les âges. Il illustre les effets sur l’augmentation de l’autonomie et du sentiment d’existence.
Les possibilités d’innover pour tous les âges sans que l’accessibilité devienne un facteur de discrimination et de différenciation des services pour les seniors sont donc possibles.
Stimuler et prévenir les effets du vieillissement
Contrairement à ce que l’on croyait encore récemment, la croissance neuronale ne s’arrête pas à un moment du développement de l’individu, mais se poursuit tout au long de la vie. La plasticité neuronale désigne la capacité des neurones à établir des connexions en lien avec les nouvelles situations ou environnements dans lesquels évolue un individu. Pour Jocelyne Plumet, psychologue du Centre de recherche sur la cognition et l’apprentissage de l’université de Poitiers, « les systèmes neuronaux ont la capacité de s’adapter au changement. Ainsi non seulement ils cherchent à compenser une lésion accidentelle ou une dégénérescence, mais ils évoluent aussi constamment en réponse à une stimulation et notamment lors d’apprentissages […]. Certains phénomènes de plasticité cérébrale perdurent jusqu’à un âge avancé dans le vieillissement normal.» Plus les fonctions sont stimulées tout au long de la vie, plus elles s’améliorent. À l’inverse, si elles sont inhibées, elles se détériorent. Des capacités, des émotions, des comportements ou des connaissances, non sollicités jusqu’à un âge avancé, peuvent donc s’acquérir à tout âge.
L’entraînement cognitif vient répondre aux besoins de prévention du vieillissement, comme aux angoisses provoquées par les maladies dégénératives. C’est un marché qui a littéralement explosé ces dernières années avec des jeux de cartes ou de logique sur ordinateur ou téléphone mobile, et toute la gamme de jeux sérieux (serious games) proposés par Nintendo autour de la figure du Dr Kawashima. Pour Bernard Croisile, neurologue des hôpitaux de Lyon, cofondateur de la société SBT/Happyneuron [10], la recherche de l’exactitude dans ces jeux est plus importante que la rapidité. Mais c’est aussi la diversité des exercices et au-delà celle des loisirs, qui compte. Le jardinage au milieu d’une journée bien remplie procure du plaisir et stimule autant les capacités d’anticipation, d’attention, de mémoire, d’inventivité, qu’un entraînement cognitif sur ordinateur.
L’apprentissage par l’expérience et par l’échange de la diversité des usages du web développe doublement l’autonomie : elle donne accès aux pratiques et aux moyens de communication de « tout le monde » et elle constitue une conquête en soi et pour soi.
Ces deux valeurs sont à prendre en compte dans les efforts de « prescription » des technologies et de l’accès au numérique comme facteur de santé et de bien-être. Elles indiquent une voie essentielle, préventive, mais aussi culturelle et politique dans le rôle que peuvent jouer aujourd’hui les technologies pour inventer de nouvelles formes d’autonomie et de socialisation.
Amandine Brugière et Carole-Anne Rivière
Extrait de Bien vieillir grâce au numérique (présentation chez FYP éditions, Amazon, Apple Store), FYP éditions, juillet 2010.
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Notes
[1] . Les dispositifs de téléassistance (médaillons, boîtiers, téléphones) visent à signaler à distance des accidents pouvant survenir au domicile, grâce à une commande simplifiée d’alerte reliée à un centre d’appel, à la disposition de la personne âgée. Disponibles 24 heures sur 24, les téléassisteurs préviennent les proches identifiés en cas d’alerte et/ou les centres d’intervention d’urgence qui se rendent au domicile de la personne.
[2] Voir Gerontechnologie.net, un site professionnel d’information sur les gérontechnologies, les technologies pour l’autonomie (Jérôme Pigniez, responsable de publication).
[3] Le projet, financé par la FCES (Fondation caisses d’épargne pour la solidarité),
est en cours de prototypage et sera testé en Rhône-Alpes auprès de patients atteints de
la maladie d’Alzheimer.
[4] Sudha Ram « A model of innovation resistance », in Advances in Consumer Research, Melanie Wallendorf et Pau Anderson (éd.), vol. XIV, pages 208 à 212, Association for Consumer Research, 1987.
[5] Source, INSEE, enquête « Technologies de l’information et de la communication », octobre 2005.
[6] Etude Nielsen publiée en décembre 2009.
[7] Albert Bandura s’est intéressé au processus d’imitation (théorie du modelling)
comme facteur positif sur l’auto-efficacité. Voir Albert Bandura, Social Learning Theory, Prentice-Hall, 1977.
[8] Le Webnapperon utilise un jeu d’étiquettes RFID (code-barres sans fil) qui permettent à la personne âgée, par le biais d’un objet manipulable (carte, boîte de médicaments, livre), d’effectuer une action (téléphoner, par exemple) ou d’accéder à un contenu disponible en ligne sur l’internet et visible sur le cadre numérique (texte, son, photo). Les associations entre un contenu/action et un objet sont paramétrées en ligne par la famille.
[9] Patrice Le Bail, psychologue clinicien au Centre gériatrique Les Grands-Chênes
à Châteauroux, a mis en place ces ateliers en 2007-2008.
[10] « Happyneuron, l’entraîneur de vos neurones ».
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Cet article a été repris sur LeMonde.fr.