La Boston Review a organisé dans son numéro même des réactions nourries aux propos de Kentaro Toyama que nous évoquions la semaine dernière.
Comment se préserver de l’utopie technologique ?
Le Cassandre Evgeny Morozov (blog), qui s’apprête à publier un livre sur la Désillusion internet, boit du petit lait : « Les décideurs peuvent croire qu’en reconnaissant tout simplement l’échec des technologies précédentes, ils s’assurent que leurs nouvelles initiatives évitent le même sort. Si seulement c’était aussi simple que ça ! La longue histoire de l’utopisme technologique nous enseigne le contraire. Les promesses non tenues des technologies du passé dérangent rarement les partisans les plus fervents des nouveautés les plus à la pointe, qui estiment que leur outil est véritablement différent de tous ceux qui les ont précédés. Et parce que la croyance populaire dans la première puissance mondiale économique qu’est la technologie est souvent basée sur des mythes plutôt que des données recueillies avec soin ou une évaluation rigoureuse, il est facile de voir pourquoi l’utopisme technologique est si omniprésent : les mythes, à la différence des théories scientifiques, sont à l’abri de la preuve. »
Le rythme de l’innovation laisse peu de temps à l’auto-réflexion. Au lieu d’analyser les échecs passés des gadgets d’hier, les innovateurs passionnés sont déjà en train d’essayer les technologies qui seront cool demain, explique Evgeny Morozov. Mais si l’utopie technologique est là pour rester, comment faire pour sauvegarder nos politiques et les projets de son influence pernicieuse ?
Pour répondre à cela, souligne le chercheur, nous devons évaluer si les effets visibles, à court terme, sont en réalité socialement bénéfiques et nous devons effectuer les mêmes tests, dans la mesure où nous le pouvons, sur les effets invisibles, à long terme, et les effets non intentionnels. « Il est inévitable que, dans de nombreux cas, l’invisible, les effets à long terme et imprévus seront socialement nocifs, nécessitant des interventions d’atténuation. Tout repose sur la manière de prévoir ces effets plus tôt que plus tard. La seule réponse satisfaisante semble ici être la même que dans les cas d’optimisation des stratégies et des résultats : nous avons besoin de passer moins de temps à penser la solution proposée (la technologie) et plus de temps à théoriser le problème que nous essayons de régler ».
Les machines peuvent aider à apprendre
La réponse de Nicholas Negroponte, le fondateur du projet OLPC était attendue, puisque Kentaro Toyama attaquait de front le projet. Elle est simple, mais pas simpliste : les ordinateurs portables marchent !
« En 2004, quand j’ai lancé OLPC, j’ai dit que posséder un ordinateur portable connecté contribuerait à éliminer la pauvreté par l’éducation, en particulier pour les 70 millions d’enfants qui n’ont pas accès à une école », réaffirme Nicholas Negroponte. « Je le crois encore. Mais ce que j’ai appris depuis, avec deux millions d’ordinateurs portables déployés sur 40 pays, c’est que la réduction de l’isolement est un problème encore plus grand, et cet objectif sera atteint grâce à la technologie et seulement avec la technologie. »
Image : l’OLPC en Mongolie photographiée par Carla Gomez Monroy pour le compte Flickr officiel de l’OLPC.
« Kentaro Toyama vient au mauvais endroit, littéralement et métaphoriquement », assène Negroponte. « Lorsque vous voyez employé l’acronyme TIC (technologies d’information et de communication), vous pouvez être sûr qu’elle reflète un état d’esprit, celui d’une époque où les ordinateurs n’étaient vus que comme des outils de productivité, utilisés principalement par les entreprises et les gouvernements ». Les télécentres sont des outils de l’époque des TIC et ils ont montré qu’ils ne fonctionnaient pas.
Mais « qualifier indifféremment les ordinateurs, les fusils et la télévision de technologies équivalentes est au mieux naïf », ironise le fondateur du Media Lab, car les ordinateurs sont différents : « Ils sont constructivistes ». Vous pouvez les programmer et pas seulement les utiliser à des fins particulières. « Considérez-les comme un milieu d’apprentissage, par opposition à un milieu d’enseignement. Cela signifie littéralement que l’ordinateur apprend et que vous (l’enfant) lui enseignez, car la meilleure façon d’apprendre quelque chose est de l’enseigner. La rédaction d’un programme d’ordinateur est le moyen le plus direct pour enseigner le fonctionnement d’un ordinateur. Étant donné qu’un programme d’ordinateur ne fonctionne jamais la première fois, l’utilisateur doit le déboguer, essayer de nouveau, regarder le comportement du programme, réitérer pour enfin réussir. Et ce processus d’apprentissage est le plus proche qu’un enfant puisse avoir pour lui permettre de comprendre comment apprendre et apprendre à apprendre. »
Lors du lancement d’OLPC à Tunis en 2005, Kofi Annan disait : « Avec ces outils en main, les enfants peuvent devenir plus actif dans leurs propres apprentissages. Ils peuvent apprendre en faisant, non seulement par l’enseignement ou l’apprentissage par cœur. En outre, ils peuvent ouvrir un nouveau front dans leur éducation : l’apprentissage par leurs pairs. »
L’expérience de l’OLPC montre que « les enfants ne sont pas seulement des objets de l’enseignement, mais les agents du changement. Beaucoup de nos enfants apprennent à leurs parents à lire et à écrire. Et je n’ai pas de meilleure histoire à raconter. L’estime de soi de ces enfants, leur passion pour l’apprentissage, le plaisir de jouer avec les idées : tous sont transformés à la fois en étant en plein contrôle et pleinement engagés dans leurs propres apprentissages. »
« Comment pouvez-vous éliminer la pauvreté ? La réponse est simple : l’éducation ! », clame Negroponte. « Comment pouvez-vous fournir une éducation ? La réponse est moins simple. Il faut plus que l’école, en particulier dans des pays comme le Nigeria ou le Pakistan, où 50 % des enfants ne la fréquentent pas. C’est pour cela qu’OLPC s’appuie sur les enfants eux-mêmes, explique son promoteur, en faisant de leur vie, 24h sur 24h, le milieu de l’apprentissage, pour un coût total d’un dollar par semaine (qui comprend l’achat, la maintenance et la connexion des ordinateurs). »
Et Negroponte de résumer l’argument de Toyama : « la technologie – peu importe sa conception, même si elle est brillante – magnifie les intentions et les capacités de l’homme. Elle n’est pas un substitut, dit Toyama. Mais magnifier est un mot amusant. Imaginez que je prenne une petite fille de 5 ans d’une quelconque partie rurale de l’Inde et que je la laisse à Paris pour un an. Elle parlera le français avant la fin de l’année. Est-ce que Paris magnifie sa connaissance du français ? Non. Il lui offre le potentiel pour apprendre la langue, comme le ferait un ordinateur. »
« »Peu d’entre nous choisiraient une éducation fondée sur l’ordinateur pour ses propres enfants », poursuit Toyama. C’est vrai. Mais tous ceux qui peuvent s’acheter un ordinateur en achètent un pour leurs enfants. Pourquoi ne le ferions-nous pas pour les enfants pauvres ? »
Le nécessaire besoin d’intermédiaires
L’entrepreneur Nathan Eagle partage pleinement l’avis de Kentaro Toyama, mais il préfère néanmoins s’appesantir sur les succès que sur les échecs des technologies pour le développement. Il raconte que travaillant dans un hôpital de Kilifi au Kenya, il a mis au point un système simple d’usage pour prévenir par SMS la banque de sang centrale du niveau des stocks pour réapprovisionner plus vite les hôpitaux de campagne en cas de besoin. Après une période de succès, il s’est rendu compte que le flux de SMS quotidien s’était tari, tout simplement parce que l’envoi de SMS coûtait trop cher aux infirmières rurales, qui en supportaient la charge. La solution pour que le flux reprenne était simple : faire que le système intègre une indemnisation immédiate pour ne pas qu’elles prennent en charge ces messages.
« La plupart des gens ont une vision à court terme de la valeur du mobile pour le développement ». Or, Nathan Eagle affirme croire au potentiel de la mobilité distribuée et massive, comme le montre la startup qu’il a lancée sur ce créneau, TxtEagle, une plateforme d’échange de SMS financiers intégrés dans les systèmes de facturation de quelques 230 opérateurs mobiles africains. Pour autant, Eagle estime que Kentaro Toyama a raison : oui, la technologie est une loupe sur la capacité de l’homme. « Nous ne pouvons pas mettre cette technologie dans les mains d’un illettré ou d’une femme isolée de la Chine rurale et attendre qu’elle gagne une nouvelle indépendance économique. » Le plus souvent, il faut passer par des intermédiaires éduqués et alphabétisés pour accompagné le développement des usages.
Les technologies créent de la richesse
Pour Christine Zhenwei Qiang, économiste à la banque mondiale, Toyama ignore tout de même trop rapidement l’abondante littérature qui montre que la technologie pour le développement ne produit pas que des effets décevants : « Les progrès technologiques rapides dans les pays en développement ont contribué à accroître les revenus et réduire le niveau de pauvreté absolue de 29 % en 1990 à 18 % en 2004. » Le progrès technologique a également fait la différence entre croissance rapide et croissance lente des économies en développement.
Les TIC valent l’investissement : elles ont des retombées fortes sur la productivité à long terme dans d’autres secteurs économiques et induisent des transformations économiques et sociales. Les pays en développement qui n’adoptent pas les TIC risquent surtout de passer à côté des gains économiques les plus importants à long terme, prévient-elle. Pourtant, le fait que les TIC puissent avoir un impact sur le développement ne signifie pas qu’ils sont une panacée, nuance Christine Zhenwei Qiang. La diffusion des technologies en soi ne va pas mettre fin à la pauvreté mondiale.
Le développement des TIC a un impact sur le développement économique
Le scepticisme de Kentaro Toyama est justifié et bienvenue explique la sociologue Jenny C. Aker (site). Pourtant, en essayant de briser le mythe que les TIC seraient une panacée pour le développement, Toyama oublie de regarder ce qui marche, notamment le téléphone mobile, utilisé par plus de 2,5 milliards de personnes dans les pays en développement.
Or, rappelle la chercheuse, plusieurs études montrent la corrélation positive entre l’infrastructure de télécommunications et la croissance du PIB, comme l’expliquait déjà Christine Zhenwei Qjang. Le développement des TIC a donc un impact sur le développement – et notamment sur l’économie informelle comme le rappelle le récent rapport d’Annie Chéneau-Loquay publié par le ministère des Affaires étrangères et l’Institut international des télécommunications sur les modes d’appropriation innovants du téléphone mobile en Afrique).
Pourtant, le taux de pauvreté a parfois considérablement augmenté au cours des dix dernières années, comme c’est le cas au Niger, en parallèle avec la croissance rapide de l’infrastructure mobile. Est-ce à dire que les TIC ne parviennent pas à sauver le Niger, nous questionne Jenny C. Aker ? Les deux éléments sont-ils liés ? « Nous ne savons pas ce qui serait arrivé de la pauvreté au Niger, sans téléphones portables », répond-elle. Mais surtout, le PIB n’est certainement pas une bonne métrique pour mesurer l’impact des TIC. Des études économiques en Inde, au Niger, en Ouganda, en Afrique du Sud, au Malawi suggèrent que les téléphones mobiles ne conduisent pas nécessairement directement à la croissance du PIB, mais permettent d’améliorer le bien-être. « Cela ne signifie pas pour autant que le gain est équitable pour tous, mais globalement, la société y gagne. » Des études sociologiques en Ouganda indiquent que les téléphones mobiles ont des répercussions complexes. Toyoma cite ainsi une étude montrant que les téléphones portables ont un impact négatif sur les relations entre sexes, mais la même étude a également montré que les modèles de partage du téléphone mobile conduisaient à un accès préférentiel pour certains groupes défavorisés, comme ceux qui sont en mauvaise santé. »
Il y a des cas où la technologie se révèle utile à ceux qui ont le moins de capacités, estime la chercheuse. « Dans le projet d’alphabétisation de téléphonie mobile sur lequel je travaille au Niger, nous constatons que les femmes (qui ont des niveaux d’éducation beaucoup plus faibles que les hommes) ont appris plus rapidement à se servir des téléphones mobiles que leurs homologues masculins. » Bien sûr, les TIC ne sauveront pas le monde, reconnait-elle. Néanmoins, les téléphones mobiles connaissent un vrai succès dans le monde en développement. Que pouvons-nous apprendre ce cette adoption rapide ?
« Contrairement à de nombreuses technologies, les téléphones mobiles ont des usages multiples, qui peuvent se traduire par de multiples avantages économiques et sociaux. Deuxièmement, ces avantages sont souvent tangibles et immédiats. Troisièmement, les téléphones mobiles (au moins pour certaines opérations) sont simples à utiliser, ne nécessitent pas nécessairement d’alphabétisation, et peuvent être maîtrisés rapidement. Quatrièmement, le coût du service peut être partagé. Cinquièmement, les téléphones peuvent être adaptés aux contextes locaux et culturellement appropriés. Et enfin, contrairement aux autres systèmes, le système de distribution de téléphonie mobile s’étend dans les zones urbaines comme dans les zones rurales.
La plupart des autres technologies ne seront pas en mesure de reproduire ces traits, mais comprendre pourquoi les gens ont adapté les téléphones mobiles si largement pourrait aider les concepteurs d’autres technologies (comme les semences améliorées génétiquement, les moustiquaires antipaludisme…) à mieux les adapter aux besoins. Essayons de comprendre pourquoi ce « gadget flambant neuf » est si populaire. Ce sera la clé du développement. »
Les échecs du développement sont liés au fait qu’ils ne répondent pas aux préoccupations des gens
Le passage à l’échelle n’est pas un mythe, explique Ignacio Mas de la Fondation Bill et Melinda Gates, pas plus que les vertus des technologies, rappelle-t-il en soulignant le rôle joué par la médecine ou l’agriculture. « Plus de routes rurales ne garantissent pas que les agriculteurs pourraient vendre plus de produits. Une éducation pour leurs enfants ne veut pas dire qu’il y aura de bons emplois pour eux quand ils quitteront l’école. Un ordinateur ou un télécentre dans un village ne garantit pas que les entrepreneurs locaux trouveront plus de solutions à leurs problèmes urgents. Toutes ces initiatives de développement sont bénéfiques, mais leur impact se fera sentir que lorsque suffisamment d’entre eux seront entreprises au même moment. »
Et Ignacio Mas d’évoquer le succès de M-Pesa au Kenya, ce système de transfert d’argent par mobile, toujours cité en exemple, qui totalise plus de transfert que la Western Union au niveau mondial. « Pourquoi M-Pesa marche ? Pourquoi n’est-il pas devenu aussi inutile que les télécentres que Toyama a observés ? C’est parce qu’il n’y avait pas de demande pour les télécentres. C’est après coup, que les interventions réussies sont considérées comme axées sur la demande, alors que celles qui échouent sont le plus souvent gouvernées par l’offre. » M-Pesa correspond à un usage que tout le monde peut comprendre, il est disponible partout, les nouveaux entrants sont accompagnés par leurs proches et Safaricom a su créé de la confiance dans le système, estime Ignacio Mas. Aucun de ces facteurs n’est lié à la technologie. La plupart des projets de développement échouent parce qu’ils ne répondent pas de manière adéquate aux préoccupations des gens. « C’est un échec de la logique métier, plutôt que de la gestion de projet ou d’un manque de compétences techniques ou opérationnelles. » La force de M-Pesa repose sur le temps réel et la confiance dans le système qui fait que les sommes créditées sont immédiatement reportées. C’est bien là la principale promesse des TIC : « de donner aux gens la bonne information, ici et maintenant. Et cette promesse-là ouvre des possibilités immenses ».
« Les TIC créent une opportunité (mais pas une garantie) pour une mise en oeuvre à grande échelle. Ensuite, les projets basés sur les TIC ont souvent des effets d’entraînement importants, et disposent d’avantages qui vont au-delà des objectifs spécifiques de l’intervention. Les Kenyans qui utilisent M-Pesa sont mieux préparés à d’autres services bancaires, voire à d’autres services mobiles qui n’ont rien à voir avec la finance. » Certes, les projets TIC ne fonctionnent pas toujours, mais ils nous permettent de rester optimistes, conclut Ignacio Mas.
L’efficacité des technologies dépend du contexte dans lequel elles sont déployées
Pour Archon Fung (site), professeur de politiques publiques à Harvard, dans la Silicon Valley également le taux d’échec est élevé, ce ne doit pas empêcher quelques inventeurs de continuer à améliorer le bien-être de l’homme. Certes, les technologies ne font qu’amplifier les motivations des gens, mais on ne comprend les intentions des gens que quand les technologies sont déployées. « En d’autres termes, les utilisateurs pourraient ne pas savoir à quoi la technologie leur est utile jusqu’à ce qu’ils l’utilisent. Comme Henry Ford aurait dit en plaisantant : « Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils auraient dit « un cheval plus rapide ». » ».
Image : La responsable d’une école primaire Masaï en train de téléphoner, photographiée au Kenya par Konrad Glogowski.
Bien que la motivation et la capacité des gens soient sans doute nécessaires pour que les technologies délivrent leurs promesses, l’efficacité (c’est-à-dire faire qu’une technologie aide à accomplir certains objectifs de développement) est peut-être l’élément à prendre le plus en considération. Quels sont les problèmes que les télécentres ou les ordinateurs portables sont censés résoudre et comment sont-ils censés les résoudre ? Or les TIC peuvent fournir de nouvelles informations, peuvent permettre d’accélérer la manipulation des données, faciliter la communication… Ces contributions sont extrêmement utiles dans un certain nombre de scénarios, mais pas dans tous. Dans un environnement de faible technologie, les TIC ne contribueront pas à labourer les champs ou à trouver de l’eau potable.
Le second aspect de l’efficacité repose sur ce qui doit être en place pour résoudre des problèmes sociaux. « Les téléphones mobiles peuvent aider les agriculteurs lorsque l’information de marché est la pièce manquante et que les autres (l’eau, les sols, la sureté des routes conduisant aux marchés) est en place. » La technologie n’est qu’une pièce d’un plus large puzzle. Pourtant, reconnaît Fung, la technologie a effectivement, comme le souligne Toyama, tendance à bénéficier aux plus riches. Elle a tendance à être biaisée dès sa conception, bénéficiant à certains groupes socio-économiques plus qu’à d’autres. Pour contrer cela, il faut fournir un « effort d’action positif », comme l’ont fait ces dernières années bien des militants technophiles (comme ceux d’Ushahidi, où les plateformes-formes Kiirti en Inde ou Cidade Democratica au Brésil) permettant d’améliorer la qualité et l’accès aux biens publics. « Toute technologie particulière n’est qu’un élément d’une solution potentielle à un problème de développement économique ou politique. Nous devons nous assurer que d’autres éléments sont en place avant d’investir toute notre foi dans les TIC. »
Investir dans l’homme plus que dans l’outil
Pourtant, ces critiques n’ont pas beaucoup modifié l’avis de Toyama, au contraire, comme souvent, elles l’ont certainement conforté dans son point de vue. Dans sa réponse à tous ses détracteurs, Toyama creuse encore un peu la question.
Est-ce qu’une meilleure conception de la technologie est salutaire ? Bien sûr, admet Toyama. Trop souvent, les « contes » du développement international reposent en fait sur « des tracteurs qui rouillent ou des équipements hospitaliers qui ne sont pas appropriés à leur contexte ». Pour autant, il faut savoir si la question de savoir utiliser une technologie doit précéder la façon de la concevoir. La technologie la mieux conçue pour l’éducation par exemple, aura un impact minime sur l’éducation, là où il n’y a pas d’école par défaut. A nouveau, les technologies servent d’abord les intérêts des plus riches, des plus qualifiés pour les utiliser… Souvent au moins parce qu’elle est d’abord conçue pour eux.
Les ordinateurs peuvent être bénéfiques dans les bonnes écoles, mais peuvent-ils avoir un effet là où les écoles sont mal gérées et les enseignants absents, les téléphones mobiles peuvent-ils avoir un effet sur la santé si l’infrastructure médicale est inexistante ? Sur ce point, Toyama reste en profond désaccord avec Negroponte, mais peut-être parce qu’il a mal écouté les remarques du fondateur de l’OLPC. Les ordinateurs n’ont pas pour vocation de remplacer l’éducation en tant que telle, mais de permettre aux enfants d’apprendre autrement. On entend la même remarque des promoteurs de solutions de santé mobile là où il n’y a rien : c’est un moyen d’amener un bout de réponse, quand toutes les autres sont tout aussi difficiles à apporter. Bien sûr, on peut enregistrer des milliers de plaintes en ligne, si les autorités n’ont pas l’intention, ni les budgets pour y remédier (et c’est bien souvent le fléau des programmes d’e-gouvernement, souligne avec justesse Toyama), cela ne sert à rien. « L’application de la technologie à des fins progressives suppose aussi un engagement politique ! »
Mark Warschauer, un spécialiste de la technologie pour l’éducation, professeur à l’université de Californie, disait : « L’introduction des technologies de l’information et de la communication… dans les écoles sert surtout à amplifier les formes d’inégalité existantes. (…) parce que l’accent mis sur la fourniture d’équipement détourne l’attention d’autres ressources importantes ». Leigh Linden, un économiste qui a dirigé des études sur les ordinateurs introduits dans les écoles indiennes et colombiennes, a conclu que les ordinateurs se substituent mal aux enseignants. « Mettre en oeuvre un programme de déploiement d’ordinateurs à grande échelle a peu d’effets sur les résultats scolaires, notamment parce que les enseignants intègrent mal les ordinateurs dans leurs programmes ». Mais dans la critique même de Toyama, on voit poindre la limite : ce n’est pas la technologie qui est en cause, que son intégration. On verra bientôt, aux premiers résultats de l’expérience OLPC à grande échelle, si cette intégration a été réussie et si la généralisation des ordinateurs a créé ou pas une différence dans la scolarité même des enfants. Mais quand bien même cette expérience à grande échelle échouerait, est-ce que cela mettrait en cause la technologie ou son intégration ?
Là où Toyama a raison par contre, c’est que bien souvent on projette la technologie pour qu’elle ait le plus d’impact là où les institutions humaines sont les moins fiables, là où elles manquent le plus (que ce soit les organisations comme les normes sociales) et par conséquent, c’est souvent là que le potentiel de la technologie est le plus limité.
Toyama ne nie pas que la technologie puisse avoir des effets positifs, comme nous l’ont rappelé tous ses détracteurs. Pour autant, insiste-t-il : « Les riches et les puissants profitent régulièrement de la technologie. » Quand Jenny C. Aker décrit les avantages des téléphones mobiles pour l’alphabétisation des adultes au Niger, son étude signale que cette intervention a accompagné un programme d’alphabétisation intensif de huit mois menés par une ONG, souligne Kentaro Toyama. « Nous ne devons pas conclure de l’expérience d’Aker que les téléphones mobiles ont permis d’améliorer l’alphabétisation ; mais plutôt que les téléphones mobiles ont aidé un programme d’alphabétisation efficace à faire mieux. C’est une différence subtile, mais importante : la première affirmation implique que nous pourrions éliminer l’analphabétisme par la pénétration de la technologie, la seconde que la technologie est inutile si elle ne complète pas des programmes d’alphabétisation efficaces. »
Malgré le nombre élevé de téléphones mobiles dans le monde, la demande à grande échelle ne constitue pas la preuve d’une valeur pour la société, rappelle Kentaro Toyama. Certes, les téléphones mobiles, dans certains contextes, ont accru l’efficacité économique, mais avec des effets qui demeurent limités. Et il n’est pas sûr que le solde entre les aspects positifs et négatifs soit positif. Et Toyama de recommander à nouveau, « qu’au moment de décider d’allouer des ressources entre la technologie et le capital humain, il faut toujours investir dans ce qui fait le plus défaut. Les écoles doivent avoir une meilleure administration, les cliniques du personnel fiable, les individus de la formation… Maintenant que les téléphones mobiles sont partout, nous allons peut-être enfin pouvoir mettre l’accent sur les capacités humaines », espère Toyama.
« Si la technologie guérit tous les maux sociaux, alors nous pourrions avoir l’espoir que, l’âge d’or de l’innovation d’un pays technologiquement avancé comme les Etats-Unis, comme c’est le cas actuellement, aurait fait disparaitre la pauvreté. Or, en parallèle de l’essor des nouvelles technologies de ces dernières décennies, le taux de pauvreté aux Etats-Unis a stagné autour de 13 %, demeurant honteusement élevé pour l’un des pays les riches du monde. » Soit les Américains – et les technologies – n’ont pas pour priorité de réduire la pauvreté, soit la meilleure technologie possible n’y peut rien. Il ne faut donc pas s’étonner que des pays ayant beaucoup moins de capacité que nous aient du mal à en tirer parti, estime le chercheur. « Ce n’est pas que la technologie est impuissante ou hors de propos, c’est que la technologie n’est pas le problème. La technologie n’est qu’un outil, son impact dépend de comment il est utilisé. Si l’outil ne construit pas une maison meilleure, peut-être que nous devrions investir davantage dans le charpentier. »
Hubert Guillaud
Pour ceux qui voudraient aller encore plus loin sur le sujet, signalons la publication du dernier numéro d’Information technologies & international development consacré au dernier Harvard Forum pour le développement qui avait lieu en septembre 2009.
Dossier « La technologie peut-elle éliminer la pauvreté ? »
- 1e partie : La technologie n’est pas le progrès !
- 2e partie : Distinguer le potentiel des machines de celui des hommes
0 commentaires
Merci Hubert de ces notes de lecture. La biblio du rapport de Annie Chenau-Loquay est trés bonNe 🙂 Quelle sympathique coïncidence! Pour actualiser la présentation de M-PESA cf ce petit billet du 24/11 où je développe des exemples d’ innovations adjacentes au croisement des campagnes de santé portées par les usagers en suivant les récentes recherches de Von Hippel sur les services financiers inventés par les usagers du téléphone notamment : http://www.mobactu.fr. On se rend compte également que pendant qu’on glose À Paris les philanthropes du nouveau monde occupent le terrain en Afrique.
bonne lecture à vous!
Merci @Laurence, très bonne nouvelle que l’ouverture de cet espace (que j’ai déjà déposé dans mon agrégateur) et les questions que tu soulèves sur le philantropisme capitaliste des opérateurs de télécoms et la place de l’initiative personnelle sont tout simplement excellentes !
merci pour cet article très fouillé!
on recoupe un petit peu ce qui avait été dit avec le design social. La technologie au service de besoins et non de la création d’une offre..
La création de richesses, de sa répartition entre les individus d’un pays relève de politique et non de l’accès à la technologie.. un outil ne peut pas tout faire c’est évident.
Cet article a été repris par LeMonde.fr.
Merci Hubert pour cette suite, aussi intéressante que la première partie.
L’argumentation de Negroponte comme quoi les ordinateurs contiendraient en eux-même le constructivisme et constitueraient un milieu d’apprentissage dans lequel l’enfant doit enseigner à l’ordinateur (le programmer) et ce faisant apprend ce qu’il construit est séduisante, … mais c’est une lune vieille de quarante ans.
Il reprend presque mot pour mot les idées de Seymour Papert (qui l’a précédé au MIT) dans « Teaching children Thinking » (1971) et « Mindstorms, children, computers, and powerful ideas » (1980), travaux qui ont accompagné la naissance du langage Logo et de la tortue qui devait l’accompagner. La pensée de Papert est puissante et brillante et les expériences menées par lui-même avec des enfants ont donné des résultats très encourageants.
Le hic c’est que les bilans et évaluations menées sur les utilisations de Logo lors de sa diffusion à plus grande échelle dans les écoles sont loin d’être aussi flatteurs. En France, par exemple, l’objet a été détourné de son sens « environnement pour apprendre aux enfants à penser » de fait de son introduction effectuée par des profs de maths, soucieux de trouver un langage de programmation facile à apprendre pour les enfants. La tortue, objet transitionnel si important dans la conception de Papert, n’est jamais arrivée de l’autre côté de l’Atlantique …
A la fin des années 80, des travaux de chercheurs, en particulier au Laboratoire de Pédagogie Expérimentale de l’Université de Liège (Denis, Solot, De Corte …) se sont attachés à caractériser les conduites des enseignants susceptibles de favoriser ce « constructivisme » qui serait « naturellement » induit par le travail avec Logo. Parmi les conclusions, il ressort que pour qu’il y ait transfert d’habiletés cognitives, acquises dans la pratique de la programmation de l’ordinateur, à d’autres domaines, il est nécessaire que les enfants suivent un entrainement spécifique au transfert.
Moralité : on apprend mieux si on apprend à apprendre, que si on apprend en programmant un ordinateur !
Philippe a absolument raison. La défense de Negroponte est faible. Il s’appuie sur les thèses de Papert, son ami du MIT, mises en défaut depuis longtemps. Philippe rappelle que les pratiques constructionnistes (nom de la théorie) semblent donner de bons résultats quand c’est Papert lui-même qui les conduit. C’est un trait commun à toutes les théories et à toutes les hypothèses, les vraies comme les fausses : leurs auteurs et leurs fans en tirent des résultats qu’ils estiment généralement bons…
Pour le reste, aucune mise en oeuvre de la théorie à grande échelle (Etat du Maine par exemple) n’a donné les résultats escomptés et Philippe rappelle à juste titre que la théorie a été mise en défaut depuis longtemps par des chercheurs reconnus (Monique Linard en France par exemple).
Mais avec un orgueil et un bagout hors du commun, Negroponte n’hésite pas à s’appuyer sur cette théorie fragile pour s’attaquer au problème le plus difficile qui soit : éradiquer la pauvreté dans le monde.
Est-il utile d’aller plus loin ?
Bien sûr, il sortira des choses positives des projets OLPC. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais il n’en reste pas moins un projet délirant et dont on peut malheureusement prédire qu’il n’atteindra pas ses buts.
S’il faut en tirer une leçon (apprendre…), ce serait celle-ci : toujours se méfier des bonimenteurs et notamment de ceux qui nous promettent de nous débarrasser de nos malheurs les plus profonds…
Merci à vous, Serge et Philippe, pour ces mises en perspective vraiment très éclairantes !
et si on demandait l’avis de Mme Ouedraogo, responsable d’une association villageoise au Burkina Faso
La réponse est sur http://www.tic-developpement.com/internet-quen-pense-madame-ouedraogo.html
Merci Hubert! C’est sympa cet intérêt pout cette problématique mais pas très rassurant en même temps:))) Pour ceux que cela
intéresse, je publierai un article détaillé sur le philanthropocapitalisme et les TIC pour le prochain numéro des cahiers du CAP
du MAE dont je me ferai l’echo prochainement sur mobactu.fr
bonne continuation à vous
Et merci pour le ptit résu aalienesque de mobactu à toi Hubert! c’ est tout simplement la mondialisation sous toutes ses formes et à tous les étages – des fondations Etatsuniennes au petit entrepreneur local -qui s’observe à travers le mobile.
Et comment fait-on pour concurrencer une entreprise du sud-est asiatique qui paye ses ouvriers « 1 ou 2 bols de riz » toutes charges+sociales par jour? à moins de perdre définitivement le savoir faire et le marché du produit, il vaut mieux « robotiser » la production et se retrouver à égalité voire moins cher. Ainsi on conserve un certain nombre de salariés au lieu de rien du tout !