La lecture de la semaine n’est pas toute jeune, il s’agit de la retranscription d’un entretien donné en avril dernier au Nieman Journalism Lab (voir également sur le Forum du MIT) par un professeur danois du nom de Thomas Pettitt. Le Nieman Journalism Lab est un projet de l’université de Harvard, aux Etats-Unis, qui vise à interroger la possibilité de faire un journalisme de qualité à l’ère numérique. Ce professeur Thomas Pettitt applique aux questions journalistiques une théorie qu’on appelle la « parenthèse Gutenberg » et qui postule que nous aurions vécu avec l’imprimerie une parenthèse, et que la révolution à laquelle on assiste en ce moment est une révolution au sens littéral du terme, dans la mesure où elle nous ramène à un état antérieur, celui d’avant l’imprimerie, d’avant le prima du livre comme support de la vérité. Voici comment l’explique Thomas Pettitt :
« Il y a des changements qui se produisent et qui sont liés les uns aux autres. La grande révolution de l’imprimerie a changé beaucoup de choses, et était liée à de grands changements qui se déroulaient ailleurs — par exemple la manière dont nous regardions le monde et dont nous catégorisions les choses du monde. Et si la même chose se déroule aujourd’hui, et que nous vivons la même révolution qu’à l’époque de Gutenberg, mais en sens inverse, alors on peut prédire ce qui va se passer. On avance vers le passé.
Thomas Pettitt on the Gutenberg Parenthesis from Nieman Journalism Lab on Vimeo.
Si je m’intéresse à des éléments comme la vérité, ou la fiabilité de ce qu’on entend dans les médias, j’ai tendance à penser que nous sommes dans une mauvaise passe. Auparavant, il y avait une hiérarchie. Pendant cette parenthèse (la parenthèse Gutenberg), les gens s’en référaient à des catégories — notamment dans ce qu’ils lisaient. L’idée était que dans les livres, on trouvait la vérité. Un livre, c’est solide, on peut s’y fier, c’est quelqu’un d’intelligent qui l’a écrit. Les mots, les mots imprimés — dans de belles et droites colonnes, avec de beaux volumes – on peut leur faire confiance. C’est l’idée qui a prévalu pendant toute cette période.
Les livres brochés étaient déjà moins fiables, quant aux journaux, ils l’étaient encore moins. Et les rumeurs qu’on entendait dans la rue ne l’étaient pas du tout. On savait où on était – ou plutôt, on pensait savoir où on était. Car à la vérité, on ne pouvait sans doute pas accorder plus de crédit à ces livres qu’aux rumeurs qu’on entendait dans la rue.
Je dis souvent à mes étudiants qu’ils devraient commencer leur cursus de littérature par déchirer un livre. Prenez un livre, un livre d’occasion, qui a l’air impressionnant, et mettez-le en pièce. Vous verrez alors qu’il n’est fait que de colle et de reliure. Qu’il n’est pas invulnérable. Il a été fabriqué par quelqu’un. Ce n’est pas forcément la vérité parce que ça a l’air bien.
Et c’est ce qui se passe aujourd’hui. Les catégories disparaissent. Les messages informels commencent à prendre la forme de livre. Et les livres sont fabriqués de plus en plus vite. Certains livres ressemblent à des photocopies collées les unes aux autres. Tout le monde peut faire un livre. On ne peut plus statuer sur ce qu’il y a dedans, on peut plus faire la distinction entre ce qui est dans un livre — qui relèverait de la vérité – et ce qui est contenu dans le discours oral — et qui serait moins fiable. Aujourd’hui, on ne sait plus où on est.
Et la presse, le journalisme et les journaux devront trouver leur chemin. Il leur faudra trouver des manières de se distinguer — on vit aujourd’hui dans un monde où les formes de communication s’entremêlent. Les gens ne postuleront plus qu’une chose est vraie parce qu’elle est écrite dans le journal. On sait bien que les journaux aussi ont fait circuler des légendes urbaines. Et la presse devra en quelque sorte se faire une place dans ce chaos communicationnel où il est difficile de décider du niveau, du statut, de la valeur d’un message à cause de sa simple forme. L’imprimé n’est plus la garantie de la vérité. Et le discours oral n’est plus synonyme d’erreur. Les journaux et la presse devront donc trouver d’autres signaux — un autre chemin au milieu de tout ça.
Et elle devrait aller voir du côté de la rumeur, et des formes primitives de presse qui existaient avant l’invention de l’imprimerie. Comment les gens de l’époque – quand les livres n’existaient pas — faisaient-ils pour savoir où était la vérité ? Comment faisaient-ils pour savoir ce qu’ils devaient croire, ou ne pas croire ? Ce sera, c’est un Nouveau Monde dans lequel il faut trouver sa voie. Mais ce Nouveau Monde est en quelque sorte un Ancien Monde. C’est le monde d’avant l’imprimerie, et d’avant les journaux. »
Voilà pour cette transcription parcellaire d’une discussion avec ce professeur danois. L’idée de cette « parenthèse Gutenberg » est intéressante et appliquée à la presse, elle est assez stimulante. Rapprocher le trouble dans lequel nous vivons, et notamment la difficulté qu’il y a à se repérer dans ce chaos communicationnel contemporain, de l’époque où il n’y avait pas encore de livre — et d’accord pour considérer qu’ils contiennent la vérité —, cette idée semble avoir quelque pertinence. Et il est clair qu’on aimerait savoir comment faisaient les gens pour évaluer la véracité des informations… Peut-être pourrait-on trouver là des solutions à notre angoisse très contemporaine ? Mais une autre chose m’amuse. Parce que dans les faits, on a déjà trouvé quelques solutions. Et si tout est aussi réversible que le dit Thomas Pettitt, je me demande si l’on ne peut pas déduire la pratique de nos ancêtres à partir de la manière dont nous procédons aujourd’hui. Par exemple, comment est-ce que je fais pour évaluer l’information sur mon fil Twitter (qui par des biens aspects ressemble à une place de village) ? Eh bien en sachant qui parle. C’est la confiance dans l’émetteur ou le relayeur de l’information qui fait que j’ai tendance à croire, ou pas, le propos. Untel, que je suis parce qu’il est drôle, ne m’inspire pas grande confiance quand il donne ou relaye une information. Unetelle, en revanche, est une source fiable. Que je lise un tweet d’untelle, qu’elle me parle, qu’elle me passe un coup de fil ou que je lis un post de son blog, je lui accorderai plus de crédit qu’à un livre écrit par untel. Peut-être a-t-on simplement redécouvert une solution archaïque, ce n’est pas le support qui inspire confiance, mais le locuteur, celui qui « parle ».
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 26 décembre était consacrée à Alan Turing, l’inventeur de l’informatique en compagnie de Jean Lassègue, chargé de recherches au CNRS et auteur d’un livre sur Turing, Giuseppe Longo, logicien, épistémologue, directeur de recherche au CNRS, en poste à l’ENS de la rue d’Ulm (département informatique) et Clarisse Herrenschmidt, chercheur au CNRS, membre de l’Institut d’anthropologie sociale du Collège de France et auteur notamment de l’excellent : Les Trois écritures : Langue, nombre, code.
L’émission du 2 janvier 2011 était quant à elle organisée par les auditeurs, en présence de Gaspard Lundwall, étudiant en droit et en économie, auteur de « Le réel, l’imaginaire et l’internet », dans le numéro de décembre de la revue Esprit, de Karima Rafes, qui dirige BoarderCloud, de Pierre-François Laget, responsable du département de l’information médicale de l’hôpital de Lisieux et de Nicolas Roussel, directeur de recherche à l’INRIA, à Lille, venu parler d’Interfaces hommes machines et du livre Living with complexity de Don Norman.
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Pas convaincu par l’idée d’une parenthèse Gutenberg. L’idée est intéressante, mais elle s’appuie (trop) sur l’idée que l’écrit, et en particulier l’écrit sous la forme du livre, aie réellement été considéré comme une source de vérité éminente. Le livre, c’est aussi depuis longtemps un vecteur de fiction, et l’écrit sans livre (la correspondance par ex.) est aussi une source de vérité notable.
Certes aujourd’hui tout le monde peut écrire en prétendant véhiculer une vérité. Mais il n’y a pas forcément un retour en arrière à une période (hypothétique?) où les sources de savoir étaient organisées hiérarchiquement de façon rigide.
Un des aspects de l’écrit web, c’est la présence de liens. En cela pour savoir la teneur en vérité d’un propos, ce n’est pas que le statut de celui qui parle ou mon rapport à lui qui compte, mais aussi est ce que son propos renvoie à des éléments qui permettent de l’évaluer.
Un « bon » article de presse, c’est peut être aujourd’hui celui qui contient en lui de quoi vérifier, établir la vérité de son propos. Ce notamment en liant vers des sources, des éléments d’approfondissement, voire à des « preuves » (extraits sonores, vidéos, articles du J.O, etc.).
Don Norman, Living with complexity
http://www.jnd.org/
http://www.jnd.org/books.html#608
le premier chapitre est en ligne :
http://www.jnd.org/dn.mss/LWCChapter1.pdf
D’abord, merci et bravo pour la qualité des informations présentées sur ce blog. Elles ne faiblissent pas d’un poil et sont systématiquement une source d’enrichissement personnel. C’est rare et cela mérite d’être souligné.
Ce que j’aime particulièrement dans la thèse défendue par ce professeur, c’est cette idée de parenthèse ouverte par l’invention de l’imprimerie et qui pourrait se clore dans les années à venir.
Je ne suis pas tant d’accord sur la question de la source de vérité que celle de la notion de propriété, qui éclate en morceaux actuellement. Alors que l’imprimerie a donné naissance à la propriété intellectuelle, la déportation de la connaissance sur l’internet remet la question de la propriété au coeur des débats.
J’y ai consacré une courte note sur mon blog, en guise d’hommage à cet excellent article : http://notrelienquotidien.com/2011/01/20/la-parenthese-gutenberg/
Encore bravo