Jouer avec le vivant

On est encore loin de la prédiction du physicien et mathématicien Freeman Dyson (Wikipédia) – qui annonçait en 2007 que « l’étape finale dans la domestication de la biotechnologie sera la création de jeux biotechs, conçus comme des jeux vidéos pour les enfants à partir de la maternelle, mais joués avec de vrais oeufs et de vraies graines au lieu d’images sur un écran. Le gagnant sera le gamin qui créera les graines engendrant le cactus le plus épineux, ou celui dont l’oeuf donnera naissance au dinosaure le plus mignon” -, mais doucement, on s’en approche.

Si cet été Foldit a attiré (enfin) l’attention de médias (voir notre article), d’autres “jeux de recherche biologiques“ ont fait leur apparition depuis la rentrée 2010.

thb-jeu-phyloLe premier d’entre eux, réalisation de l’université canadienne de McGill, Phylo, est dans la droite ligne de Foldit : cette fois, on ne cherche plus à plier des protéines mais a comparer des séquences de gènes entre différentes espèces, ce qui permettrait à terme de faire avancer la recherche sur les maladies génétiques. Dans le jeu, les gènes sont représentés de manière très simple, sous la forme de carrés colorés à déplacer sur une ligne. Comme le souligne Lisa Grossman dans Wired, une des grandes différences entre Phylo et Foldit est que dans le premier, « la science devient invisible. Le jeu ressemble plus à un puzzle abstrait, avec des formes colorées et de la musique jazzy ». De fait, le public visé par Phylo serait, selon ses créateurs, bien plus large que celui de Foldit. Le but serait de créer un simple passe-temps, un jeu occasionnel comme on en connaît tant, susceptible d’attirer tous les publics, la science se faisant en amont et loin du regard des joueurs. En accord avec leur volonté de réaliser un jeu populaire, ils envisagent de proposer des versions Facebook et mobile de Phylo : le but, supplanter Farmville, pas moins !

« Joué par les humains, arbitré par la nature »

eterna_3_201x201EteRNA, lancé plus récemment à l’université Carnegie Mellon, va plus loin dans le domaine de la science ludique. La molécule visée est cette fois l’ARN, ce couteau suisse de la cellule vivante, chargé (entre autres) de traduire les messages de l’ADN en protéines et d’aider à la construction de ces dernières. Dans EteRNA, la science est bien plus présente que dans Phylo ; pas question ici de jouer sans avoir au moins une notion des concepts qu’on manipule ! Mais EteRNA va également plus loin que Foldit dans le domaine du « crowdsourcing scientifique », cette capacité à utiliser un grand nombre d’internautes pour réaliser de petites tâches : ainsi, la séparation est clairement délimitée entre les « puzzles » qui servent surtout à l’entrainement et l’amusement, et le Lab, où l’on attend du joueur qu’il travaille à la synthèse de nouvelles molécules. Mais surtout, EteRNA veut permettre aux joueurs de voir réalisées leurs créations dans le monde réel !

C’est une chose que les concepteurs de Foldit souhaitaient déjà faire : permettre aux champions de leur jeu de voir matérialisées leurs propres protéines. Mais ce qui était un projet à long terme sur Foldit se réalise avec EteRNA chaque semaine : les meilleures séquences sont effectivement réalisées en laboratoire. Pourquoi ce qui est si difficile à réaliser avec les protéines de Foldit est-il si facile à accomplir avec EteRNA ? La raison en est simple : l’ARN est une molécule simple à synthétiser. Quelques heures suffisent pour obtenir une nouvelle macromolécule en laboratoire.

Autrement dit, il existe deux « scores » dans EteRNA : dans un premier temps, on sélectionne les meilleures molécules, celles qui se « plient » le mieux selon la simulation. Puis ensuite, les gagnants voient leurs créations synthétisées dans le monde réel, et c’est là qu’ils pourront vraiment savoir si elle est viable…

« Dans EteRNA, vous gagnez lorsque la molécule synthétisée est capable de s’autoassembler », explique David Treuille, l’un des créateurs du jeu. « C’est la nature qui décide du score final : et c’est un arbitre très cruel« .

Au-delà du virtuel

Si EteRNA franchit déjà la frontière entre le virtuel et le réel, d’autres chercheurs de l’université de Stanford, vont plus encore loin : ils ont élaboré des « jeux biotiques » permettant d’interagir directement avec le vivant.

L’équipe du laboratoire Riedel-Kruse a réalisé 8 jeux, qui se divisent en trois types. Le premier implique la manipulation de créature vivante, en fait les paramécies, ces bestioles unicellulaires qu’on étudie souvent au collège et qu’on peut cultiver assez simplement avec des feuilles de salade. L’équipe a donc créé des systèmes guidant ces créatures en les attirant via des champs électriques (ou des produits chimiques). Ils ont pu ainsi réaliser un Pacman, un Pong, et même un flipper…

Le deuxième type de jeu se déroule à un niveau plus bas dans l’échelle du vivant. Il s’agit de « PolymerRace », inspiré des courses de chevaux. Le jeu repose ici sur l’usage de la PCR (réaction en chaîne par polymérase), opération fondamentale de la biotechnologie contemporaine, qui consiste à multiplier les brins d’ADN afin d’effectuer des manipulations plus facilement. Il se trouve que cette « réaction en chaine » est différente selon les molécules d’ADN concernées. Il devient donc possible, expliquent les chercheurs, de parier sur l’ADN qui réagira le plus vite ! Pur hasard ? Pas complètement, selon Riedel-Kruse, le principal concepteur de ces jeux : « il faut un peu de logique biomoléculaire et un peu de chance ». Certes, tout le monde ne peut avoir une une machine à PCR dans son salon, mais rappelons qu’il en existe maintenant des versions à très bas prix, cela pourrait donc dès aujourd’hui tenter de petits groupes de particuliers, surtout s’il y a des paris (et donc de l’argent à se faire) à la clé !

Le troisième jeu est basé sur le « dilemme du prisonnier » : il repose sur l’usage, par les joueurs, de colonies de levures. Cet unicellulaire est aisément reconnaissable à son odeur particulière. Chacun, à son tour, doit participer à un « pot commun » où il doit partager avec un de ses partenaires un peu de sa « colonie » dans un tube à essai. Mais il peut aussi y placer un liquide neutre. Le jouer devra reconnaître « à l’odeur » si son adversaire à collaboré ou « menti » : le tout en sentant le mélange ! Ce dernier jeu est peut être le plus intéressant et original, pour trois raisons : d’abord parce qu’il est biologique, bien sûr, mais aussi parce qu’il initie les joueurs au dilemme du prisonnier, l’un des concepts fondamentaux de la théorie des jeux et des systèmes complexes – une clé, non seulement de l’économie, mais peut être aussi de la sociologie, voire de l’écologie et de l’évolution biologique ; enfin, parce qu’il met en jeu une faculté humaine qui jusqu’ici n’a que rarement été impliquée dans les jeux : l’olfaction. Ce qui tend à montrer que les jeux biotiques ne constituent pas seulement un apport éducatif ou intellectuel : ils pourraient élargir la palette de notre expérience sensorielle.

pacmeciumBIGPour Riedel-Kruse et son équipe, la portée de ces jeux biotiques est essentiellement éducative : « on peut dire que la biotechnologie va influer notre vie de manière croissante, notamment via les choix biomédicaux personnels auxquels nous allons de plus en plus souvent devoir faire face. Tout le monde devrait donc avoir des notions suffisantes de biomédecine et de biotechnologie. Les jeux biotiques pourraient aider à cela. »

Mais naturellement, il n’oublie pas les autres débouchés possibles et notamment le crowdsourcing de la recherche favorisé par les créateurs de Foldit ou EteRNA. Ensuite, il espère que le développement des jeux biotiques accélèrera les progrès de la technologie et la baisse des prix des outils. Enfin, conclue-t-il dans son papier (.pdf) pour la revue « Lab on a chip », « nous espérons qu’on jouera au jeux biotiques pour le fun ».

Naturellement, tous ces chercheurs ne travaillent pas de manière isolée. Ainsi, Riedel Kuse s’est associé à Rhiju Das, l’un des concepteurs d’EteRNA, et à Daniel Schwartz, professeur en science de l’éducation à Stanford, pour fonder le « Bio-X Game Center » consacré à l’élaboration de jeux vidéos à partir du vivant. On remarquera aussi qu’EteRNA est membre du réseau « Gameful » fondé par Jane McGonigal, qui cherche à réunir les « concepteurs de jeu qui veulent changer le monde ». Loin d’apparaitre comme une série d’expériences universitaires déconnectées, le jeu biologique pourrait bien devenir une « scène » influente au sein d’un monde ludique, qui de plus en plus, envahit notre expérience quotidienne.

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0 commentaires

  1. Ces jeux biotiques seraient un bon sujet de roman de science-fiction pour un Greg Bear (auteur de La musique du sang, de L’échelle de Darwin et des Enfants de Darwin, du cycle d’Eon etc …). Voire aussi d’un Greg Egan.