L’ouverture est-elle morte ?

« L’ouverture est morte » (Open is dead) estime John Geraci sur GovLoop, la communauté de l’innovation publique américaine, et initiateur du projet Do it yourself City.

« Telle est la conclusion à laquelle je suis arrivé lors d’une récente réunion où des gens se sont rassemblés pour discuter de la façon de faire avancer l’ordre du jour de l’Open Data. L’ouverture n’est pas morte comme mouvement, elle est morte comme terme qui peut-être utilisé pour motiver les gens, pour les amener à se rallier à une cause, pour participer à un évènement ou se rallier en ligne pour quelque chose.

Le gouvernement ouvert. Les villes ouvertes. Les données ouvertes. Les sources ouvertes. Toutes ces choses sont des choses utiles pour continuer. Mais tous ces termes sont fatigués et inefficaces pour faire avancer ces questions dans les agendas.

Vous n’allez jamais réussir à vendre au vaste monde l’idée de l’ouverture. Hormis le petit nombre (très relatifs) de geeks qui l’ont déjà embrassé, les gens en général ne se préoccupent pas de l’ouverture. Les politiciens ne se dresseront jamais en masse pour l’ouverture. Les ménagères (et leurs époux) ne se réveilleront jamais en pensant à l’ouverture.

Pourquoi ? Parce que l’ouverture ne semble pas être capable de résoudre leurs problèmes immédiats. L’ouverture est abstraite. Nous pouvons avoir le sentiment que « Nous sommes le monde » (We are the world) à l’écouter, mais, comme la chanson, il n’y a rien de concret derrière ce couplet flou.

Si je suis un politicien, pourquoi devrais-je être favorable au gouvernement ouvert ? Si je suis une société, pourquoi devrais-je être en faveur des données ouvertes ? Ce n’est pas clair. En tout cas, cela ne l’est pas juste en entendant le nom.

Bien sûr Ouvrir n’importe quoi sonne bien, si nous évoquons VOTRE matériel comme étant ouverts. J’aime quand votre matériel est ouvert (il semble gratuit, du fait de la confusion fréquente entre Open et Free). Mais si nous parlons d’ouvrir MON matériel, quelle est la valeur qu’il m’apporte ? A qui est-ce que j’offre mon matériel ? A mes concurrents ? A mes ennemis ? Comment cela fonctionne-t-il ? Que vais-je en ressortir ?

C’est ce que le terme d’ouvert échoue à expliquer alors que c’est ce qu’il a à expliquer si les gens qui apprécient l’ouverture souhaitent avancer vers le niveau suivant.

Et le constat est que, ouvrir n’est pas le but ultime de l’ouverture. L’ouverture n’est qu’un moyen vers une fin. C’est un moyen pour un monde meilleur, plus léger, plus réciproque, avec un écosystème gagnant gagnant. Et tout le monde comprend ces termes. Même les ménagères. Alors pourquoi sommes-nous coincés sur ce terme d’ouverture, qui n’arrive pas à donner le coup de poing nécessaire pour convaincre ? Il est temps d’enterrer le terme d’ouverture pour aller au-delà et apporter plus de sens, plus de valeur apparente. Il est temps de se débarrasser de l’ouverture ancienne pour en évoquer une nouvelle. Partagée. Mutuelle. Réciproque. Symbiotique. Gagnant gagnant. Ce sont des termes que les gens comprennent mieux et qui ont une valeur pour eux. Ce sont des termes que des gens (comme moi) qui pensent que les choses devraient être plus ouvertes devraient utiliser. »

Réaction d’humeur d’un spécialiste un peu fatigué ou discussion de fonds sur les limites d’un idéal ? La question est « ouverte ».

La réflexion de John Geraci évoque la fatigue des mots valises dont la mode ne dure pas. Le 2.0 des années 2005 a désormais disparu au profit des médias sociaux qui le remplace bien souvent pour dire la même chose. Peut-être que l’ouverture est en train de connaître la même lassitude, comme le montraient les scénarios qu’imaginait Daniel Kaplan il y a un an ? Le questionnement de John Geraci n’est pourtant pas une remise en cause du modèle de l’ouverture face à celui de la fermeture. Le web des pionniers et leurs valeurs ne sont pas encore tout à fait morts, contrairement à ce qu’annonçait Chris Anderson, l’année dernière dans Wired en annonçant la mort du web. La lutte entre les tenants d’un web ouvert et neutre et ceux qui lui préfèrent un web propriétaire et prioritaire n’est pas finie. Loin de là.

Mais l’ouverture des données n’est effectivement pas le sésame « ouvre-toi » que l’on croit. Il ne suffit pas de le répéter comme une formule magique devant une ferme de serveurs pour que la magie opère. Bien souvent quand vous parlez d’open data à des gens qui n’en ont pas entendu parler, la transparence et l’interopérabilité qu’induisent le procédé ne leur semblent pas un argument évident, immanent. En tout cas, il n’est jamais suffisant pour convaincre.

Evoquer l’ouverture comme enjeu nécessite de peaufiner un discours sur ses avantages et des objections sur ses inconvénients immédiats. D’ailleurs, beaucoup des personnes qui militent pour l’open data parlent désormais plutôt de réutilisation des données publiques, plutôt que d’ouverture des données. Ils mettent en avant un processus, plus qu’un résultat. Comme le rappelle le Guide pratique de l’ouverture des données publiques édité par la Fing, on ne peut prôner l’ouverture sans expliquer les bénéfices et les défis complexes dans lesquels elle s’inscrit.

Ce n’est donc pas tant l’ouverture qui est morte que le terme qui atteint ses limites et ne parvient pas à convaincre au-delà des convaincus. C’est vraiment en en montrant les bénéfices, comme les inconvénients, qu’on relèvera le défi de l’ouverture et qu’on permettra à l’acteur public de trouver son rôle et sa place dans les transformations en cours. Car cette ouverture qu’on lui intime, qu’on exige de lui, ne lui est pas naturelle, parce qu’elle n’est finalement naturelle à personne.

Ensuite cette ouverture est complexe. Chacun la comprend différemment. David Cameron adore l’ouverture, Barack Obama aussi, moi aussi, les gens de l’Open Source forcément, le Parti des Pirates également. Pas sûr pour autant que nous parlions tous de la même.

Derrière l’ouverture ce que les gens recherchent c’est de pouvoir accéder aux données, c’est d’obtenir l’information dont ils ont besoin, quand ils en ont besoin, facilement. Ce que nous voulons, c’est pouvoir consulter l’horaire des marées ou le prix de l’essence à la pompe depuis les applications que nous utilisons. Pour l’utilisateur final, bien souvent, le processus importe peu.

Bien souvent, ce que nous voulons quand on parle d’ouverture, c’est aussi que les élus, les gouvernements, l’administration, les développeurs travaillent de manière transparente, en rendant compte de leur action.

Cela ne signifie pas que l’accès est plus important que l’ouverture, que l’interopérabilité des données… Mais que l’ouverture n’est qu’une maille du processus, qu’un critère de l’accès. L’ouverture est une condition, pas une fin. Reste qu’il est difficile de dire de quoi elle est la condition, car tant qu’elles ne sont pas ouvertes, beaucoup de choses ne se conçoivent même pas. Cela explique certainement pourquoi le terme parle plus aisément aux entrepreneurs de tous poils, qu’aux gens qui auraient quelque chose à en faire, mais ne l’imaginent même pas.

Dit autrement, l’ouverture ne signifie pas forcément grand-chose. Beaucoup de gens peuvent avoir l’impression que Facebook ou Apple sont ouverts, car ils permettent à leurs données, à leurs applications, d’être accessibles n’importe où.

Assurément, comme le dit John Geraci, l’ouverture est devenue un terme trop vague pour convaincre. Il est temps de dérouler ce qu’elle signifie et plus encore ce qu’elle implique.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Je suis surpris (pour ne pas dire sidéré) qu’on se rende que maintenant compte que le terme « open » (ou sa traduction « libre ») ne signifie rien à personne (hors geeks et assimilés). Faut-il vraiment vivre dans un monde clos !

    Allez dans un collège ou une école primaire, ouvrez la bouche pour parler des bienfaits du logiciel libre… vous avez neuf chance sur dix d’échouer en prononçant ce terme. Non seulement ces termes ne sont pas vendeurs, mais en plus ils suscitent la méfiance : contre-productifs en somme… et je ne parle du milieu politique où j’effectue mes recherches.

    Au delà de ça, la réflexion est juste… mais comment peut-on ne s’en apercevoir que maintenant ? Je suis perplexe… (Enfin, je dis « maintenant » mais votre extrait de J. Geracy n’est pas daté).

  2. Très intéressant.
    Ça me fait penser à Montebourg et à sa campagne sur la démondialisation. Là aussi la démondialisation, comme l’ouverture, est un moyen, pas une fin. Dans ce cas la fin est la réindustrialisation de l’Europe, la hausse des salaires… Or Montebourg a plus communiqué sur le moyen (condition nécessaire) que sur la fin (les avantages induits). Il aurait peut-être fait un score plus élevé à la primaire socialiste si tel n’avait pas été le cas.

  3. @Jonathan : ça fait un petit moment qu’on le raconte pour notre part : https://www.internetactu.net/2010/10/05/donnees-publiques-linfrastructure-sociale-est-aussi-importante-que-linfrastructure-technique/ et on pourrait certainement trouver des billets en ce sens sur le Framablog, notamment… Ici, John Geraci le ré-exprime d’une manière plus radicale, permettant de poser la question d’une autre façon ou d’une façon plus visible ou plus audible (même pour nous).

  4. Cela relève de la traditionnelle confusion entre moyens et objectifs !

    D’ailleurs, il suffit de regarder la plupart des initiatives publiques en matière d’open data pour se rendre compte que les finalités démocratiques (performance et intégrité de l’action publique) ont été « oubliées »…

  5. De là à reparler de la responsabilité collective que nous avons (les praticiens) dans les processus de rejets ou de crainte de nos dirigeants et élus à propager des mots, des thèmes dont nous nous emparons pour (souvent) justifier un statut (l’expert)… Je suis donc heureux de ne parler, sur ce sujet, que de mise à disposition et réutilisation de données (publiques). Il me semble que c’est un peu moins anxiogène !.. mais malgré tout le travail de pédagogie est immense.
    Cordialement

  6. Analyse intéressante, mais quelque peu réductionniste.
    Il est vrai que « les gens en général ne se préoccupent pas de l’ouverture », parce que « l’ouverture ne semble pas être capable de résoudre leurs problèmes immédiats » et que « l’ouverture est abstraite ».
    Il reste qu’un argument n’est dorénavant acceptable que s’il enjoint quelqu’un (en général, l’autre) à prendre en compte l’interdépendance des individualités humaines et donc la nécessité de l’ouverture à l’autre qui en découle.
    Il est donc quelque peu simpliste d’en rester à l’opposition entre « l’ouverture » et les « problèmes immédiats ».

  7. Bonne analyse et commentaires de bon sens.

    Mais est ce vraiment la confusion entre moyens et objectifs qui a donné au concept d’ouverture sa force et sa réussite au premier abord ? Ok, l’ « ouverture » semble bien fragile aujourd’hui face aux enjeux complexes, et apparemment cela ne fonctionne pas de façon magique. ; )

    Mais si on pense au sens symbolique de l’ouverture, qui a quand même un lien fondamental avec l’accès, et une façon d’envisager nos libertés, je ne pense pas qu’il faille si simplement s’en séparer. Justement si l’Open n’évoque encore rien à beaucoup de personnes, c’est qu’il n’est peut être pas si usé. @Jonathan.

    Dans le monde de l’aménagement des villes (mon domaine), il y a des décisions qui se prennent de façon tellement fermées qu’il est important de pousser des concepts forts et directement compréhensibles comme l’ouverture, la mise à disposition des informations plus ouvertes, pour que l’évolution des environnements bâtis ne soit pas conçu à l’écart par des petits groupes qui imaginent savoir ce qui est bon pour la majorité.

    Pour résumé ma pensée, il me semble que ceux qui sont en pointe dans l’ouverture des données, qui vivent tous les jours les difficultés du passage du concept à la réalité, devraient quelquefois penser aux autres territoires de la société à défricher. Bien entendu « ouvert c’est bien, et fermé c’est mal » est simpliste. Mais face à des blocages organisés et puissants, il est nécessaire d’utiliser quelquefois des leviers volontairement naïfs.

    Cela permet de fatiguer le cheval. Par exemple, le projet « 7 milliards d’urbanistes » est plus déstabilisant que « des idées pour améliorer la concertation publique pour les projets d’urbanisme ». Le premier est un ovni, en décalage, comment réagir, est ce sérieux, ouvrir à ce point ? Le second est juste tellement digérable par la structure qui a besoin d’être réformée, qu’elle est certaine de… déjà le faire.

  8. David Eaves a profité de son discours inaugural à l’Open Government Data Camp qui se tenait il y a quelques semaines à Varsovie, pour dresser un état des lieux de la réutilisation des données publiques : voir la traduction sur Owni.fr. Il constate que 2001 a été une étape marquée par la multiplication des portails, une meilleure compréhension de la problématique, et la démultiplication des expériences comme https://scraperwiki.com http://buzzdata.com http://www.socrata.com http://lucasmanual.com/mywiki/DataHub http://visual.ly/ ou http://recollect.net. Reste que le mouvement a encore quelques défis a relever : le risque de la conformité (c’est-à-dire qu’on s’arrête à l’interopérabilité des données), les lacunes des schémas de données (permettant aux données de se croiser, pour ne pas en rester aux portails) et surtout le besoin d’élargir le mouvement et de convaincre au-delà des convaincus. Pour les grandes sociétés d’informatiques ou les grandes ONG n’étaient pas à l’Open Government Data Camp ?

  9. Evgeny Morozov revient sur le concept d’ouverture, pour critiquer sa grande plasticité : L’ouverture est devenue un terme dangereusement vague, avec beaucoup de sex-appeal mais peu de contenu un tant soit peu analytique, explique Evgeny Morozov. Certifiées « ouvertes »», les idées les plus odieuses et suspectes deviennent soudain acceptables. Même l’Église de Scientologie vante son « engagement envers la communication ouverte ».

    L’ouverture est aujourd’hui un culte puissant, une religion avec ses propres dogmes, estime le philosophe. La fascination pour l’ouverture provient principalement du succès des logiciels open source, rappelle Morozov, du code informatique publiquement accessible auquel tout le monde peut contribuer. Mais désormais ce principe est en train d’être appliqué à tout, de la politique à la philanthropie. Allons-nous vers un OpenWashing ?

    L’ouverture ne questionne pas authenticité des initiatives ouvertes, rappelle Morozov. La société ouverte de Karl Popper, apothéose des valeurs politiques libérales, n’est pas la même que celle de l’open source. Le gouvernement ouvert (qui autrefois était réservé à une discussion sur la responsabilité) décrit désormais à quel point il est facile d’accéder, manipuler et remixer l’information provenant des gouvernements. « Ici, l’ouverture ne mesure par si de telles données augmentent la responsabilité, mais seulement combien d’applications peuvent se baser dessus. » Dans les Mooc, le terme ouvert signifie seulement que les cours sont disponibles en ligne gratuitement, pas de les réutiliser, modifier ni les adapter…