Que nous faut-il pour « Refaire société » ?

refairesociete« C’est l’état actuel de notre société, « fragilisée, écartelée… » qui nous amène à nous poser la question de comment « refaire société« , explique l’historien Pierre Rosanvallon en introduction des trois jours de conférences initiées par le collectif la République des idées qui avaient lieu à la Maison des jeunes et de la culture de Grenoble du 11 au 13 novembre 2011. Nous vivons une « terrible régression », assure Pierre Rosanvallon dans son introduction au colloque comme à Refaire société, l’ouvrage collectif qu’il a dirigé et qui accompagnait les questionnements de ces trois jours. Et de n’évoquer qu’un exemple pour souligner la manière dont celle-ci se décompose, celui de la progression de l’écart moyen de rémunération entre les plus petits salariés et leurs PDG, qui était de 1 à 40 au début du XXe siècle et qui est aujourd’hui de 1 à 400. En France, les 1 % les plus aisés accaparent 24 % du patrimoine.

Le grand retournement et la crise des communs

Cette décomposition, cette régression sociale, « ce phénomène, appelons-le, le « grand retournement ». » Le grand retournement, car il marque une rupture par rapport aux apports sociaux du XXe siècle. Les historiens ont montré que le court XXe siècle avait été le siècle de la réduction des inégalités (avec la mise en place de l’impôt progressif sur le revenu, le système d’assurance sociale, le développement des négociations collectives, la mise en place du salaire minimum…) qui ont produit une formidable « compression des différences sociales ». Le grand retournement fait suite à la grande transformation de la société qu’a été le XXe siècle : « car il y a bien eu un progrès social ! »

Aux Etats-Unis, les 10 % des gens les mieux rémunérés accaparaient 35 % des revenus totaux à la fin des années 80 contre 50 % à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En Grande-Bretagne, le taux d’imposition maximal était de 83 % sous Thatcher… Or aujourd’hui, ils sont rarement supérieurs à 45 % partout dans les pays développés. Partout, les institutions de la solidarité se réduisent. « Et ce n’est pas qu’une question d’arithmétique. Les inégalités sont le symptôme et le moteur de cette régression », notamment via leurs effets sociétaux : ghettoïsation, séparatisme, fuite devant l’impôt… « Notre société ne fait plus corps. Elle a perdu à la fois ses valeurs et les institutions universelles autour desquelles elle pouvait s’organiser. » Une perte que Rosanvallon appelle « la crise des communs ».

« Comment en est-on arrivé là ? », s’interroge l’historien. Pour lui, il faut trouver les raisons dans le changement du mode de production. « On est passé du capitalisme d’organisation au capitalisme d’innovation, mobilisant la créativité et l’investissement personnel. » Ce qui nous a conduits à passer d’« une société de masse à une société de singularités ».

La disparition de la société de corps

« Que faire alors, quand la société de concurrence généralisée met au poste de commande le mérite et le sens de la responsabilité individuelle, en suspectant le terme même de société ? Que faire, quand tous, nous consentons silencieusement à cette transformation profonde, car nous savons que nous reviendrons pas à la société de corps d’autrefois ? »

Les solutions, pour l’instant, se résument à trois tendances, trois alternatives, que Pierre Rosanvallon renvoie dos à dos.

La première est celle de la simplification populiste qui traite la question sociale comme une double gangrène, celle des immigrés et celle des élites ploutocratiques. Cette alternative tente de régler la question sociale par l’identité, l’homogénéité en faisant du bouc-émissaire, le ciment social de la société. Une alternative qui pose en idéal une Nation fantasmatique propice à toutes les formes d’exclusions.

La seconde tentation est celle de la République nostalgique. Pour beaucoup, ce qui remet en cause la cohésion sociale est lié à une addition d’abandons, de renoncements moraux, du délitement d’une démocratie sociale intégratiste et productrice d’égalité. Cette alternative repose sur le souvenir de la République comme instrument d’intégration via l’école, l’impartialité de l’Etat…. Mais c’est oublier un peu vite combien la construction de la République s’est faite aussi sur les arrangements, les exclusions. « Les problèmes de notre société aujourd’hui ne sont pas liés à des forces dissolvantes extérieures, mais sont intérieurs à la société. On ne peut pas refaire cohésion sur un modèle ancien. » Il en faut un nouveau. Il n’y aura pas de retour en arrière : la société doit intégrer sa diversité et sa singularité !

La dernière tentation repose sur l’idéalisation de l’ordre méritocratique qui voit dans le modèle néolibéral actuel une perversion de cet idéal au profit de la reproduction sociale. Mais la méritocratie peut-elle fonder société ? Il faudrait pour cela parvenir à individualiser le monde ! Pour avoir une vraie égalité des chances, il faudrait supprimer l’héritage et la famille, comme le proposaient les saint-simoniens. L’égalité des chances ne risque-t-elle pas de conduire à l’individualisation radicale de la société ? Peut-on à la fois vomir le trader et célébrer les stars qui gagnent des millions d’un coup de pied ou d’une chanson ?

Pour refaire société, explique Pierre Rosanvallon, on a besoin d’une philosophie sociale. « On a besoin d’un autre modèle de cohésion qui s’inscrive dans une société d’individus ». La question sociale ne peut se résumer à la question des plus pauvres et des exclus… Elle ne consiste pas seulement à redonner des moyens à ceux qui sont tout en bas de l’échelle : « faire société doit se faire à l’avantage de tous. La société ne peut pas se construire sur un modèle qui est défavorable à tous », avec une santé publique, un modèle éducatif ou de vie commune qui se dégradent.

Sur quoi fonder la société : égalité, démocratie, biens communs

Pour refaire société, nous avons besoins de principes, de méthodes et d’institutions, explique Pierre Rosanvallon.

Le principe doit être celui de l’égalité démocratique, qui est le ciment d’une société d’individus. « L’égalité a été le principe fondateur de la modernité démocratique et doit demeurer le principe fondateur du lien social ».

Pour refaire société, il faut une méthode : la démocratie. On ne peut refaire société que s’il y a un débat démocratique permanent sur ses difficultés, ses épreuves, ses résistances. D’où le besoin de discuter des peurs, des attentes, des désirs. De la peur du déclassement, de la technoscience… « L’âge contemporain est profondément anxiogène… ce qui n’est pas sans conséquence, car cette peur défait les relations sociales… Il est primordial de comprendre les modes de production de ces peurs et leurs conséquences. Comprendre aussi les attentes, les désirs : nous avons besoin de protection, d’engagements, de reconnaissances… Comment peut-on faire entendre autrement les attentes de la société ? La démocratie, c’est aussi faire vivre de façons multiples et multipliées, les voix de la société. »

Enfin, il faut savoir quelles institutions permettront d’organiser la société ? Celle-ci doit bien sûr s’appuyer sur les institutions démocratiques, mais a également besoin de redéfinir l’idée même de services publics qui se sont dégradés en une perspective gestionnaire. « Le service public, c’est d’abord, au sens propre, des institutions qui ont pour but de faire du commun, du public. Ce n’est pas une technique de gestion : ce doit être un mode de production de la société. »

« Refaire société en tout cas, c’est faire débat », conclut Rosanvallon. Comme l’exprimait l’historien avec le philosophe Florent Guénart dans le supplément que le Monde consacrait à l’évènement : « Nous ne referons société qu’à partir d’une réflexion commune sur ce qui nous divise et ce qui nous réunit. Encore faut-il que cette réflexion puisse s’appuyer sur un savoir au plus près des mutations sociales et des passions collectives – un savoir qui puisse écarter les modèles passés pour inventer la société à venir. »

Hubert Guillaud

Sans revenir sur l’intégralité des conférences de ce week-end, nous prolongerons le colloque « Refaire société » en revenant, toute cette semaine, sur plusieurs des conférences qui y avaient lieu, notamment celles concernant la participation et les nouvelles technologies.

Retrouvez le dossier « Refaire société » sur InternetActu.net
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0 commentaires

  1. Sauf erreur de ma part, les inégalités se sont accrues dans la proportion même où l’état a grossi. Car, dans tous les pays dits « riches » (et aujourd’hui endettés) la part de l’état dans le budget des nations (USA inclus) n’a cessé d’augmenter au cours des dernières décennies.

  2. Une de mes grandes questions sur le sujet est de savoir si vraiment la démocratie est la seule méthode qui nous permette de « refaire société ».

    « Pour refaire société, il faut une méthode : la démocratie. On ne peut refaire société que s’il y a un débat démocratique permanent sur ses difficultés, ses épreuves, ses résistances. »

    Autant je pense qu’il est fondamental que le débat ai lieu, autant je me rappelle toujours des mots de Steve Jobs qui disait que ça n’est « pas le job du client de savoir ce qu’il veut ». On pourrait transposer ça sur le citoyen d’aujourd’hui, impatient et impulsif, qui ne valorise pas les investissements à long terme, mais plutôt les coûts d’éclat médiatiques. Et cela écorne franchement l’utilité de la démocratie en tant que système.

  3. @ Ch. Jacomino:
    Attention au sophisme: qu’il y ait corrélation statistique entre inégalités et budgets des états ne signifie pas qu’il y ait causalité! Il y a aussi corrélation statistique entre inégalités et équipement des ménages en téléphones mobiles, ce n’est pas pour autant que les uns sont causes des autres… Surprenant de voir ce vice de raisonnement sur un site tel que celui-ci!

  4. @ Pierre. Aucun vice de raisonnement sur un site tel que celui-ci… Je n’ai jamais prétendu qu’il y ait causalité. Je remarque qu’il y a seulement corrélation. Si l’augmentation du budget de l’état n’est pas la cause de l’accroissement des inégalités, nous voyons de toute évidence qu’il n’est pas non plus (à lui seul) son remède (puisqu’ils augmentent en même temps). Personne ne prétend que l’augmentation du budget de l’état détermine un accroissement des inégalités. Mais beaucoup prétendent qu’il pourrait enrayer le phénomène. Ce qui n’est visiblement pas le cas. Et le point étonnant est que ce soit si difficile à entendre (sur un site comme celui-ci…)

  5. @Laurent : la démocratie est le moins pire des systèmes, surtout quand on file la métaphore que tu avances. Je ne suis pas sûr que les systèmes fermés de Saint Jobs, soient une illustration très convaincante de ce qu’on gagnerait à avoir moins de démocratie, au contraire pour ma part ;-).

    Maintenant, il y a quelque chose d’assez juste. Nous sommes loin d’être certain que le citoyen lambda serait le plus à même de comprendre et réagir convenablement à la crise écologique qui vient par exemple. Mais bon, pas moins que les institutions ou les autorités dites compétentes pour l’instant. 😉

  6. Il est, peut-être, temps de préciser ce que l’on appelle démocratie. Nos habitudes policées nous font confondre démocratie et république parlementaire. Le « cratos » dont il est question dans démocratie est bien l’exercice de la force dans la prise et l’exercice du pouvoir. Le mécanisme bien huilé d’institutions dont une bonne part de la population est proprement écartée est-il une démocratie?. La démocratie, me semble-t-il, ne peut être qu’un mouvement conflictuel (ce qui n’est pas forcément synonyme de violence).
    Compte tenu de l’incapacité croissante de l’Etat-nation a régler les problèmes auxquels il est confronté – questions de rapidité, de complexité et de conservatisme – il est peut-être permis d’envisager de nouvelles formes de démocratie où les technologies de l’information pourraient avoir un rôle à jouer.

  7. Bonjour

    « Refaire société » n’est pas qu’une question sociale ou politique. Est concernée aussi la question de la « psychologie du changement ».

    Car les inégalités sociales fournissent directement le contexte social et économique de situations dans lesquelles sont préférés et favorisés l’envie, la rivalité, l’individualisme, l’affrontement, le chacun-pour-soi, le laisser-faire, le mépris plutôt que la bienveillance, la coopération, la solidarité, la discussion, le partage, la démocratie générale, la décence…

    Aujourd’hui, la société « fait dissociété » ; et il serait bien naïf ou bien oublieux de l’histoire politique pour croire qu’un changement institutionnel – certes nécessaire – serait suffisant pour « refaire société ».

    C’est à nous, qui sommes la société de « refaire société » ; par des initiatives, des résistances qui vont créer des situations dans lesquelles les valeurs qui « font société » seront de nouveau vécues et partagées.

    – Par des revendications politiques ambitieuses qui replacent l’égalité au centre du débat politique : revenu inconditionnel d’existence, revenu maximum, et même la question de l’héritage (car la première des inégalités sociales, c’est celle dont on hérite)…
    – par des expérimentations sociales minoritaires qui permettent à des citoyens de retrouver des maîtrises sociales, économiques et politiques qu’ils pouvaient croire inaccessibles : par exemple des « monnaies locales complémentaires », suivant l’exemple de la Mesure, à Romans…

  8. @ Laurent Haug : Quel autre système que la démocratie ? D’accord avec @ H. Guillaud, Apple n’est surement pas le modèle que je voudrais voir venir en politique (fermé, propriétaire, etc). Il me parait beaucoup plus intéressant d’aller voir dans le monde de l’open-source et des logiciels libres…

    Comme le souligne @ JP. Jacquel, La véritable question est plutôt de savoir ce qu’est la démocratie, et surtout quelle démocratie nous voulons. J’aime croire qu’il est possible de mettre le citoyen en capacité de comprendre des enjeux complexes, un débat contradictoire et de prendre position.
    Pour cela, il faudra notamment nous appuyer sur la pédagogie par l’image (info-visualisation, data-visualisation, schématisation de la complexité), sur la bonne conception et la multiplication des dispositifs et processus participatifs, sur la transparence de l’action publique (open-data, transparence des processus de décision, suivi de l’action publique)…