Une passionnante lecture de Xavier de la Porte nous a récemment présenté Anaïs Saint-Jude (@anaisaintjude), fondatrice et responsable du programme BiblioTech de la bibliothèque de Stanford. Elle était sur la scène de Lift 2012 pour mettre en perspective la question de la surcharge informationnelle, l’un des maux qu’on attribue aux nouvelles technologies. Mais est-ce si sûr ?
Anaïs Saint-Jude, dans sa présentation intitulée de Gutenberg à Zuckerberg, a commencé par faire référence à L’homme sans qualité de l’écrivain autrichien Robert Musil. Cet épais roman qui se déroule en 1913, au crépuscule de l’empire austro-hongrois, montre comment l’individu passe sa vie dans ses propres sensations, pensées, perceptions. Dans l’un des chapitres du livre, le général Stumm visite l’ancienne bibliothèque impériale d’Autriche et est confronté à un ordre dont l’infinité dépasse ses capacités d’entendement. Les 3,5 millions de références de la bibliothèque de Vienne lui font prendre conscience de l’irréductibilité de la complexité du savoir et que, contrairement au projet qu’il avait, nul ne saurait plus lire tout les livres.
Image : Anaïs Saint-Jude sur la scène de Lift, photographiée par Ivo Näpflin pour LiftConference.
La surcharge informationnelle ne date pas d’aujourd’hui, rappelle la chercheuse. Ce sentiment de dépassement, de surcharge en fait se retrouve à toutes les époques de l’humanité, de la Grèce Antique à aujourd’hui. Chaque époque la ressent comme quelque chose de nouveau, comme quelque chose de particulier à son époque. Dans Le phèdre, Platon critique déjà l’écriture comme quelque chose qui nous fait perdre notre mémoire. Pour Sénèque, l’abondance de livres est une distraction. Descartes, dans Recherche de la vérité par la lumière naturelle, explique qu’on passe plus de temps à choisir les livres qu’à les trouver…
La bibliothèque du Congrès possède 34,5 millions de livres. Pourtant, si on lit un livre par semaine entre 10 et 100 ans (ce qui est déjà très ambitieux), le plus volontaire des lecteurs ne saura en lire qu’une poignée… 4600 !
La surcharge informationnelle fait partie de notre condition humaine
« La surcharge d’information fait partie de la condition humaine : nous sommes confrontés par trop de possibilité, trop de complexité ». Ce sentiment de surcharge exprime autrement notre insatiable curiosité et notre besoin d’innovation, estime Anaïs Saint-Jude. Pas étonnant alors qu’on cherche sans cesse à trier, à chercher, à trouver, à ranger, à classer, à comprendre… Pas étonnant non plus que Google soit devenu si important puisqu’il est l’expression même de ce besoin à l’heure de l’information numérique.
Le sentiment de surcharge d’information a été particulièrement documenté entre le XVe et le XVIIe siècle. Une époque qui ressemble par certains côtés beaucoup à la nôtre, estime Anaïs Saint-Jude. « C’était une époque de changements, de grandes découvertes, où l’on a à la fois redécouvert les textes anciens et été confronté à une double révolution technologique : celle de la presse et de la poste. C’est une époque où l’information s’est démultipliée. Et il est donc intéressant de regarder comment les gens de cette époque ont géré cet afflux d’information ».
En fait, la surcharge d’information est une force qui génère de l’innovation. Elle permet d’identifier de nouveaux besoins, de créer de nouvelles formes d’information. Théophraste Renaudot a ainsi inventé deux formes pour faire face à cette surcharge d’information. Il est l’inventeur de la Conférence, qu’il appelle le « commerce des âmes », explique-t-il dans son ouvrage éponyme qui date de 1641. Il invente un moment public pour parler des questions du monde, que ce soit des femmes à barbe comme de sujets plus scientifiques. Il a publié de nombreux volumes du Recueil général des Questions, où il évoque les sujets qui étaient débattus dans ces conférences. Elles avaient lieu chaque semaine le lundi après-midi et il imprimait le lendemain les notes des présentateurs. Ses conférences qui naissent aux environs de 1641 sont un format qui vont essaimer à travers la France et l’Europe et connaitre le succès qu’on lui connait.
Avec la Gazette, Théophraste Renaudot invente également le journalisme. Le premier numéro est publié en mai 1631 et permet d’informer les Français de ce qu’il se passe internationalement plus que de ce qu’il se passe dans le pays. Il enregistre des évènements d’un bout à l’autre du monde, comme le fait aujourd’hui le web et cela est possible grâce à des réseaux de correspondance très établis et grâce au développement de la Poste.
Nos échanges ont toujours été publics et informels
Le développement du réseau de correspondance entre le XIVe et le XVIIe siècle tisse une première société en réseau, comme l’ont étudié les bibliothécaires et professeurs de Stanford. Nés avec les marchands, autour de Venise, ces réseaux s’étendent à la France, à la Flandre, à l’Angleterre. Aux XVIe et XVIIe siècles, ils se transforment en une correspondance intellectuelle, permettant aux manuscrits de voyager aussi vite que les livres. Dans ces lettres qui s’échangent, les informations étaient souvent rapides, synthétiques, factuelles, sommaires, un peu comme les Tweets ou SMS que nous échangeons aujourd’hui. Elles véhiculaient beaucoup de désinformation ou de mauvaises informations. Certaines sources étaient réputées plus sûres que d’autres, comme les ambassadeurs ou les cardinaux. Les correspondances n’étaient guère privées : on les lisait souvent en public. Elles contenaient autant d’informations commerciales ou d’actualité que des informations personnelles ou familiales… Un peu comme sur nos murs Facebook, s’amuse Anaïs Saint-Jude.
Ces réseaux de correspondance ont créé des groupes sociaux particuliers, ont permis de collecter et diffuser l’information, ont créé l’opinion publique. C’était un instrument de changement culturel qui bénéficiait même aux analphabètes. Les lettres circulaient beaucoup, au-delà de leurs correspondants originels souvent. On les lisait à haute voix : elles n’étaient pas censées être privées. Le jésuite allemand Athanasius Kircher correspondait avec 760 personnes dans le monde. Il utilisait des réseaux en Europe, mais profitait également des missions jésuites dans le monde et notamment en Amérique du Sud. Quand on observe la carte de la correspondance de Voltaire par exemple, on se rend compte que ses plus grands volumes d’échanges étaient surtout locaux, entre Paris et Genève, comme c’est le cas de l’essentiel de nos échanges en ligne aujourd’hui.
La quantité d’information croissante et son rythme de diffusion qui nous semble toujours plus élevé signifient-ils autre chose que de nous rappeler que nous vivons dans un monde d’information ?, interroge la chercheuse. Et Anaïs Saint-Jude de terminer son exposé en montrant un tableau intitulé le Lever de Voltaire peint par l’artiste suisse Jean Huber, qui le montre en train de s’habiller, mais également, déjà, en train de dicter ses lettres, comme nous consultons l’information arrivée dans notre boite mail ou sur nos réseaux sociaux dès notre réveil.
Dès cette époque également le débat public revêtait plusieurs formes. La publication du Cid par Corneille par exemple a donné lieu à un important débat public (« la querelle du Cid »), qui l’ont forcé à y répondre. Mais chaque critique utilisait des formes spécifiques auxquelles il fallait répondre par des formes adaptées. Si le Cid était critiqué par un poème, il fallait répondre par un poème, comme aujourd’hui, il faut être présent sur les médias où vous êtes pris à parti !
« Bien sûr, nous sommes aujourd’hui plus interconnectés, bien sûr, il y a une accélération de l’information… Mais peut-on vraiment dire qu’il y a « plus » de surcharge informationnelle qu’avant ? » questionne Anaïs Saint-Jude. Enfin, il faudrait aussi regarder combien notre vie peut également être facilitée par ces surcharges. Elles n’ont pas que des aspects négatifs. Elles nous permettent aussi d’accéder à de l’information, communiquer, échanger, nous coordonner… « Chaque génération réagit différemment à la surcharge. Descartes expliquait qu’il fallait se fier à son bon sens. D’autres ont opté pour la simplicité. Chacun s’adapte différemment à cette complexité. Personne n’a jamais lu tout les livres. De tout temps on a tourné plusieurs pages à la fois. »
Hubert Guillaud
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Un sujet vraiment passionnant, et je tiens à remercier Hubert Guillaud et Xavier de la Porte qui avaient parlé d’Anais dans un article il y a quelques mois, ce qui m’a permis de la découvrir et d’ensuite l’inviter à Lift. La boucle est bouclée, les vieux médias (conférences) ont définitivement beaucoup à gagner à travailler main dans la main avec les nouveaux (Internet Actu).
@Laurent : merci. Très heureux que notre travaille puisse être un apport aux organisateurs de conférences.
A InternetActu nous pensons, comme Théophraste Renaudot, que les conférences ont partie liée avec l’information. Elles sont des références essentielles dans les débats en cours, d’ailleurs nombreux sont les conférenciers qui font références à d’autres conférences (à Lift12, plusieurs ont ainsi fait référence à la conférence de Kevin Slavin qu’il a tenu à Lift11 puis ensuite dans d’autres lieux). En plus, chaque intervention est organisée autour d’un storytelling très argumenté, qui, si on le décrypte de manière hyperlié, est souvent plus riche qu’une rapide interview. D’où l’importance pour nous de pouvoir assister à des conférences, d’en rendre compte. C’est tout l’enjeu du programme Conference Intelligence que nous avons mis en place.
Les tweets ne suffisent pas ;-).
L’article est passionnant. L’infobèsité est un leurre 🙂
J’essayerais ce caser un créneau pour me rendre à la prochaine édition du LIFT.
> nul ne saurait plus lire tout les livres
et touS les livres, peut-être ? tks. HG
>le plus volontaire des lecteurs ne saura en lire qu’une poignée… 4600 !
bim, la déprime. Je ne m’étais jamais demandé combien j’ai lu ou combien je lirai de livres, mais maintenant je sais qu’il y a une limite haute chiffrée et indépassable. Ca vient de me plomber la soirée, ça. Surtout considérant les livres que j’ai « perdu du temps » à lire plusieurs fois.
Bon allez, bibliothécaires, notre boulot est de conseiller, d’orienter et de faire le tri. On se fait une liste des 4500 livres à lire en priorité (sur liseuse et sans DRM, bien sûr) ? 😉
Article intéressant. Il remet en perspective l’infobésité : on dit souvent que trop d’information tue l’information.
Cependant, le trop plein de signes informationnels crée une « soupe » sémiotique d’où sort de nouveaux concepts, idées, usages.
Il est important, à mon sens, d’avoir les outils qui permettent de sortir de cette soupe pour redonner le sens : la curation, le blog, les analyses, la veille.