Les dispositifs créatifs en questions (2/2) : les limites à la créativité collective

On pourrait imaginer ainsi des Mix s’appliquant à d’autres objets que le musée. En ce sens, MuseoMix n’est qu’un dispositif parmi bien d’autres. Les Barcamps, les Hackathons, les ateliers créatifs, les interventions d’équipes de designers dans le champ de l’innovation sociale (et au-delà), les résidences de la 27e Région, les concours avec des développeurs qu’organisent les collectivités territoriales (comme celui de Rennes qui fut le premier en France) voire même l’Etat (Dataconnexions), les journées de créativités que de plus en plus d’entreprises fomentent avec leurs employés, leurs clients ou des développeurs… (celles organisées par la SNCFle hackhaton des cheminots – par exemple ou la RATP… auxquelles on pourrait ajouter toutes les journées réservées aux développeurs des grands acteurs de l’informatique, allant de Facebook, Google à Mozilla)… voire même aux évènements qu’organisent des acteurs indépendants pour d’autres sociétés comme le font BeMyApp.


Image : Les HackDays transilien par D. Santrot.

Tous sont à la recherche de cette même vertu des dispositifs créatifs : créer un contexte de cocréation pour transformer l’approche traditionnelle. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, le côté très concret de l’objectif (produire une application, un dispositif créatif, du code, un objet…) galvanise l’énergie.

« Les dispositifs créatifs produisent ce que les organisations habituelles n’arrivent pas à créer : un moment de décadrage, neutre et collectif, totalement orienté vers la production de solutions ingénieuses. Ce sont des formes joyeuses et non académiques de « recherche-action légère », qui permettent de conduire des micro-expériences dans des secteurs qui en sont habituellement éloignés », explique Stéphane Vincent, directeur de la 27e Région.

« Le plus marquant est la production collective de prototypes. Le fait de produire des prototypes réconcilie les profanes et les experts : les premiers peuvent faire des propositions sans se censurer ; quant aux seconds ils ne peuvent pas s’en tenir comme d’habitude à la théorie, ils doivent produire un objet, une représentation tangible. »

« A court terme, ce type de dispositifs transforme les participants eux-mêmes, en particulier ceux directement concernés par les projets. Ils se montrent souvent d’abord sceptiques (« Mais qu’est-ce que ces gens peuvent bien connaître à mon domaine ? »), puis voient le changement s’opérer. Nous avons des témoignages de fonctionnaires qui nous disent : « Rapidement on réalise que l’on se remet à réfléchir ensemble, à réinterroger des évidences supposées, et à imaginer des choses concrètes ! » Quand ces cessions sont bien menées, elles font beaucoup plus que produire de l’innovation, elles produisent du sens. »


Image : Une maquette pour imaginer la réorganisation des services de l’emploi de la Région Provence Alpes Côte d’Azur réalisée par les designers et participants des ateliers de créativité de la 27e Région dans le cadre d’une des journée de travail de la « Transfo » Paca, un dispositif de prototypage de l’innovation publique à destination des régions.

« A long terme, ces « modes opératoires » contribuent à amener la culture open source décrite par le philosophe finlandais Pekka Himanen dans l’Ethique Hacker dans des secteurs et des univers qui s’en tenaient éloignées (l’administration, les organisations classiques, l’art, etc.). »

Le but est bien de porter un nouveau regard par une autre approche sur les problèmes auxquels les gens sont confrontés autrement que de la façon dont leur métier, leur culture, leurs habitudes les poussent à les regarder.

Qui est le garant de la « neutralité » ?

« Nous devons faire attention que MuseoMix et les autres évènements de ce type qui verront le jour ne deviennent pas un évènement de commande », rappelle Marie-Noéline Viguié de Nod-a. « On est là pour créer ce qu’on veut et pas répondre à des demandes de musées. Le risque est de devenir une modalité d’appel d’offres. Dans MuseoMix, le risque est de travailler pour un musée plutôt que pour les musées »

Si on peut imaginer des évènements créatifs participatifs autour de n’importe quel type d’objet, dans le cadre de certains dispositifs, l’une des questions est de savoir qui est le garant du bien commun, de la « neutralité » de l’évènement ou de son « ouverture »… En se limitant au musée, sans inviter son écosystème (éditeurs de livres, photographes, guides locaux, historiens…). Le Museomix risque de finir par devenir une prestation pour musées. Quel est le garant de son ouverture, hormis l’esprit qu’y insufflent ses organisateurs ? porté par une communauté d’intérêts auto-instituée ? Quand c’est un partenaire privé qui organise le dispositif créatif, chacun est libre d’y répondre ou pas selon ses intérêts et ses enjeux. Mais qu’en est-il quand le projet est porté par une communauté d’individus auto-institués et en grande partie bénvole ?

Comme l’explique très bien le designer Jean-Louis Fréchin sur son blog, l’esprit du numérique qui anime ce type de rencontres commence à se diffuser aux entreprises et aux collectivités territoriales. Mais la frontière entre le garant du bien commun et la marchandisation de la participation est bien faible. Les entreprises qui utilisent ces formes contributives sont de plus en plus nombreuses ce qui pose la question du modèle économique de ces formes créatives. L’équipe d’organisation du MuseoMix a fait un travail d’organisation et de logistique en grande partie bénévole pendant plusieurs mois. Les participants et notamment les codeurs, qui mettent en scène les idées des autres, sont eux aussi bénévoles. Dans les hackathons privés comme publics, nombreux sont ceux qui viennent au final travailler gratuitement…

Le risque est bien de tomber dans le marketing et la communication de la contribution, comme commencent à le proposer certains concours qui exploitent la contribution étudiante. « Le risque est que nous devenions non seulement le produit, mais parfois désormais son concepteur et son initiateur », souligne encore Jean-Louis Fréchin. Que l’entreprise économique se serve de cette force innovante et créatrice n’est pas un problème tant qu’elle en définit les limites et tant que chaque participant y trouve ce qu’il attend. Mais nombreux sont les exemples qui demandent des idées contre des cadeaux. « Des sociétés tierces vendent la participation à des acteurs plus gros. » Pour Jean-Louis Fréchin, les participants doivent se poser la question de la valeur. Ne soyez pas naïf quand la valeur d’échange n’est pas symétrique, recommande-t-il.

Pour Christophe Monnet, directeur adjoint du Centre Erasme qui coorganisait cette édition de MuseoMix, il est important que même les développeurs (tout comme les designers ou les experts) n’aient pas le sentiment d’intervenir comme des prestataires. « En fait, on constate qu’ils viennent facilement parce que le croisement, l’interaction est stimulante pour eux aussi. L’expérience partagée n’est pas qu’une contrainte, mais génère du plaisir. Cela les interroge autant que les autres sur leur fonctionnement, leur manière de travailler, de s’organiser en équipe. L’évènement permet d’apprendre à faire autrement, à travailler ensemble. Il est un bon démonstrateur de comment le numérique nous apprend à travailler de manière plus horizontale, plus transversale dans des organisations trop souvent pyramidales. »


Image : les codeurs du Museomix en action, photographiés par Quentin Chevrier.

Plus que la rétribution de cocréation, la question du commanditaire du dispositif créatif demeure le noeud du problème. Qui est le commanditaire du dispositif ?

« L’enjeu principal repose sur le contrat qui unit les protagonistes », nous confie Stéphane Vincent, directeur de la 27e Région. « Si le commanditaire a tout le pouvoir, il ne laisse pas les autres réinterroger ses certitudes. La situation idéale est lorsqu’il n’y a pas à proprement parler de prestataires et de clients, mais un ensemble de partenaires réunis autour d’une expérience, dont chacun accepte le protocole, mais assume d’ignorer ce que sera le résultat final. C’est ce cadre qui permet de faire du « problem setting » avant d’aller vers le « problem solving », c’est-à-dire de faire du paramétrage de problèmes avant de chercher à les résoudre. »

Ce problème de gouvernance explique certainement en partie la difficulté à passer de l’expérience à la stabilisation, de l’éphémère à de l’innovation plus durable dans les dispositifs créatifs. Car ces expériences demeurent partout des exceptions – non pas que nous ne saurions être créatifs tout le temps -, mais leur répétition montre que les dispositifs créatifs ont encore du mal à être autre chose qu’un processus particulier. Glisser de l’expérience agile à une organisation agile n’est pas si simple… Peut-être n’est-ce pas le but de ces démonstrateurs ? Peut-être qu’ils sont surtout la marque que l’innovation agile est encore dans son enfance…

Comment accompagner le développement de ce qui est coproduit ?

Autre problème encore sur lequel butent nombre d’organisateurs d’évènements de ce type : à qui appartient ce qui a été produit et plus particulièrement coproduit ? Là encore, c’est une question lancinante des dispositifs de cocréation, qui peinent à passer du bricolage à la production et qui peinent également à résoudre les problèmes de droits liés à l’innovation collective.

Aucun dispositif n’a de réponse adaptée. Cela dépend des gens, des équipes, des modalités d’organisation… Marie-Noéline Viguié de Nod-a a commencé à discuter avec des juristes pour formaliser cela et fait signer une lettre aux gens pour leur demander d’ouvrir leur création. Au récent Hackhathon Open Data de Provence Alpes Côte d’Azur, l’inscription impliquait de mettre son travail sous Creative Commons By : les participants s’engagent à délivrer leurs travaux sous cette licence leur garantissait d’être cités et reconnus comme les auteurs originaux de chaque présentation et que les idées produites soient réexploitables après l’événement.

Lors de la première édition de Museomix un projet est devenu un projet de société où tous les participants ont reçu des parts, souligne Marie-Noéline Viguié. Beaucoup de participants sont plutôt ouverts à ce que les développements de produits continuent, même sans eux. Reste que que « souvent, ce n’est pas suffisamment clair. En tout cas, ce flou ne sert pas la suite, la prolongation des projets », reconnaît Marie-Noéline Viguié.

« Aujourd’hui, on ne sait pas suffisamment proposer une production aux projets qui ont éclos dans MuseoMix et il est pourtant capital de parvenir à développer et accompagner ces projets au-delà des prototypes ». MuseoMix travaille à trouver des solutions de portages avec des partenaires qui voudraient aider à l’accompagnement de projet. Mais ce n’est pas si simple. Souvent, dans les dispositifs créatifs, les équipes se forment le temps du projet. Qui est dépositaire des créations ? Des prototypes ? De ceux qui ne sont pas menés jusqu’au bout, mais qui peuvent être intéressants ? Si certains dispositifs créatifs versent leurs idées aux biens communs, d’autres demeurent plus ambigus. Que se passe-t-il pour les créateurs originaux quand une entreprise développe une application ou un service qui a été à l’origine développé par des clients, des partenaires et des étudiants en design ou en informatique ? Pour l’instant, il y a un peu autant d’exemples différents que de situations. Mais assurément, les dispositifs créatifs contributifs vont devoir apprendre à être plus clairs, non pas tant pour protéger les créations, mais surtout pour trouver les moyens d’accompagner leurs développements. Comme nous le confie Jean-Louis Fréchin : « Le moyen le plus simple est que ces évènements se dotent d’un label ou d’une charte, un peu comme le fait Creative Commons pour les créations ou MoveCommons pour les organisations. Il faut éclaircir qui organise, pour le compte de qui, les attendus, les règles de partage, la définition de ce qui est commun et de ce qui est spécifique. »

Le but n’est pas d’alourdir ces formes de participation dont la liberté est la force, juste de les rendre plus préhensiles pour ceux qui en participent. Les dispositifs créatifs soulignent combien l’envie de contribution et d’échanges est un moteur profond de mise en capacitation des gens. En même temps, ils interrogent la forme de nos organisations actuelles. En en éprouvant les limites, ils pointent l’inadaptation des processus traditionnels à ces nouvelles formes d’organisation du travail, qu’elles savent mal organiser, faire durer ou même rémunérer.

Les dispositifs créatifs interrogent à la fois le modèle d’organisation de nos entreprises qu’ils pointent comme n’étant plus adapté, plus fonctionnel, trop fermé, pas assez impliquant et créatif, sans parvenir encore à proposer une alternative pleinenement fonctionnelle, qui arrive à rémunérer les formes contributives. Si la collaboration des publics est désormais partie prenante dans la construction des opportunités marchandes innovantes, il va être nécessaire de trouver aussi les modalités pratiques pour que cela ne se fasse pas par une simple prédation, mais bien par une redistribution de la valeur créée… Pas seulement pas « les colifichets de l’e-réputation » comme le souligne Jean-Louis Fréchin, mais bien par un rééquilibrage des valeurs de l’échange entre individu et entreprises.

En modifiant les formes de conception de la création au sein de l’entreprise, les dispositifs créatifs interrogent également la finalité, l’objet social même de l’entreprise, rappelle Jean-Louis Fréchin en évoquant Refonder l’entreprise d’Armand Hatchuel et Blanche Segrestin. On n’interrogera pas les premiers sans modifier les seconds.

Hubert Guillaud

Le dossier, les dispositifs créatifs en question :

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0 commentaires

  1. Merci pour cette réflexion très intéressante. Votre conclusion est tout à fait pertinente.
    Je me permets d’ajouter quelques idées :
    1. La personne garante de la « neutralité » est un facilitateur, dont la caractéristique première est justement sa neutralité par rapport au contenu et la seconde, son travail préparatoire, qui consiste à réunir les conditions de succès de la rencontre.
    2. Les processus de co-création ne sont pas incompatibles avec un groupe provenant d’une même organisation et sous la tutelle d’un même commanditaire (cela évite d’ailleurs les questions de propriété) et le travail produit peut-être tout aussi innovant et efficace. Il est par ailleurs souvent plus engageant encore pour ces participants.
    3. Vous soulignez l’importance de la qualité d’intention derrière le dispositif de co-création pour éviter toute démarche prédatrice. Là encore, c’est à l’animateur du dispositif (le facilitateur) de s’assurer de cela et le cas échéant, de refuser le mandat par éthique vis-à-vis des personnes mobilisées. Tromper des participants sur la finalité d’un travail de co-création est le plus sûr moyen de se faire des ennemis durables !

    Jean-Philippe
    @formapart

  2. L’artiste et entrepreneur Renaud Gaultier, sur son blog, dresse un constat désabusé des dispositifs créatifs : ils servent à faire de la communication pour « valoriser des institutions endormies » : « Côté résultat, jamais rien de détonnant, en absence de méthodologie soutenue par une veille approfondie, on a droit habituellement à des innovations qui sont déjà sur le marché ou « des applis » sur des micro-marchés saturés. Les politiques et les dirigeants qui jugent s’émerveillent alors tous en choeur devant tant d’inventivité, normal, ils n’y connaissent rien. »

    « Car l’innovation, au delà de l’injonction publicitaire, demande a minima une volonté, un leadership constant, des moyens matériels, une projection cadrée dans le temps et un lien clair avec l’organisation qui la porte. Dans le cas d’un hackathon, elle devient un événement et non un processus. Aussi, pour rassurer tout le monde, personne ne va songer à évaluer les métriques issues de tels opérations : il n’y a pas de suivi, si ce n’est les retombées dans les médias sociaux. Alors ça continue, week-end après week-end. Mais les combattants vont se faire rares. Sauf si le dispositif évolue.

    Nous pourrions dégager cependant quelques pistes de progrès : faire d’un tel week-end un temps fort lors d’une séquence longue, pour ponctuer et accélérer un processus déjà engagé et qui sera suivi d’une continuation avec de nouveaux moyens. Exemple : recueil d’observations sur le terrain, passage à la maquette ou au prototype, test auprès d’utilisateurs, finalisation d’un modèle d’affaires, etc… Ou permettre à des services ou des compétences disjointes de produire un travail en commun. Ou de pousser certains étudiants enclins à décréter le réel à mettre la main à la pâte dans le plaisir de concrétiser. Ou enfin de relier tout ceci à un incubateur-accélérateur proactif et structuré. Encore faut-il assigner à ce type d’action des objectifs assimilables à du management de l’innovation, au delà de la seule communication. »