Pearson publie ce jour la traduction du nouveau livre de Chris Anderson, intitulé Makers : la nouvelle révolution industrielle. Et comme tous les livres de Chris Anderson, c’est un évènement.
On se souvient de la Longue Traîne (qui vient de paraître en poche et dont nous avions publié la traduction de l’article originel) et de sa critique (voir « Que faire de la longue traîne« , qui depuis, étude après étude, montre que ses effets demeurent extrêmement limités – voir par exemple celle publiée dans le dernier numéro de la revue Réseaux). Cela n’a pas empêché le concept de demeurer l’un des plus stimulants de la nouvelle économie.
On se souvient également de Free (dont nous avions également rendu compte) qui s’intéressait à l’économie de la gratuité en proposant une intéressante taxonomie des modèles économiques du gratuit.
Makers aura probablement un succès comparable. D’abord parce qu’Anderson demeure un formidable raconteur d’histoire, qui sait à la fois trouver des exemples parlant et conceptualiser son propos. Dans Makers, il mêle habilement histoire personnelle et storytelling pour décrire comment appliquer le modèle de l’innovation distribuée du web au monde réel. « Dans les 10 dernières années, on a cherché de nouvelles manières de créer, d’inventer et de travailler ensemble sur le web. Dans les 10 prochaines années, on appliquera ces leçons au monde réel. ». Il endosse sans complexe son costume d’acteur et de gourou du mouvement qu’il décrit : « Le mouvement maker en est là où en était la révolution de la micro-informatique en 1985 : un phénomène qui voyait de simples bricoleurs contester l’ordre existant d’une époque ».
Car ce qu’il annonce n’est rien de moins qu’une révolution, comme le clame le sous-titre de son ouvrage. Ce n’est pas tant celle de bricoleurs qui subvertiraient le monde entrepreneurial, que celle d’un nouveau modèle économique de la fabrication qui se met en place, que la façon dont nous fabriquons le monde. Car la transformation qu’il annonce n’est pas sans tensions. Le changement à venir n’est pas tant dans la manière de fabriquer les choses que dans l’identité de ceux qui les font. « La révolution de la fabrication permet désormais à chacun de mettre des usines en marche d’un simple clic de souris ». Ce n’est pas tant les processus de fabrication qui se transforment, que la manière dont celle-ci est conçue : une fabrication libre et ouverte qui génère des effets de réseaux massifs. La concurrence avec les acteurs économiques établis s’annonce dure. Des entreprises vont fermer, insiste-t-il. Des produits plus ouverts, moins chers, plus personnalisés vont venir désormais concurrencer la production de masse. Les objets deviennent du code et le code des objets. Pire, souligne-t-il, ce n’est plus tant le code ou même le matériel qu’on échangera (celui-ci sera accessible gratuitement et en ligne, offert aux remixages et améliorations itératives de la communauté) que des services, que des kits personnalisés qui vont transformer les biens communs matériels et logiciels en produits finis (ou à finir).
C’est assurément là que la démonstration est encore fragile. Peut-on croire à la fin de la production de masse alors que celle-ci n’a jamais été aussi développée, alors que notre paresse y est si habituée ? Peut-on croire que la révolution va venir de l’intérieure, plutôt que poussée par les contraintes du pic de la production que nous avons certainement déjà atteints ?
Si la force de la production distribuée est de faire entrer la variabilité et la personnalisation… dans la fabrication, est-elle appliquée à tous les objets que nous consommons ? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, aucune idée radicalement transformatrice n’est sortie des FabLabs (hormis les FabLabs eux-mêmes). Les produits de masse ne vont pas disparaître, tempère Anderson, mais la révolution des makers pourrait bien ouvrir un espace d’innovation nouveau, qui s’appuie sur un modèle de production industrielle créatif, collaboratif et ouvert dont la principale vertu est de reposer la question de la possession et de la consommation. Reste à savoir si sa part de marché, demain, sera aussi conséquente que l’espère Anderson.
Ce que décrit Makers n’est pas tant une nouvelle étape de la croissance industrielle que son adaptation aux contraintes de demain, qu’un appel à la fin de ses excès. Finalement, là où Anderson est le plus convaincant, c’est quand il explique, plus modestement, son désir de parvenir à vivre de ce qu’il fait et de transformer son rapport au monde, pour fabriquer des choses qui nous soient plus adaptées. Si on entend cela comme une philosophie de vie, à lire ce livre, on comprend pourquoi Anderson a décidé de quitter la rédaction de Wired pour se lancer dans cette aventure. Après avoir accompagné celle du web, l’avoir nourri de concepts et de réflexions passionnantes, il ne pouvait pas ne pas se lancer dans la révolution de la fabrication qu’il annonce. Son départ pour sa start-up, 3D Robotics est la preuve qu’il y croit. Il incarne les Makers qu’il décrit. Ceux qu’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee appellent de leurs voeux dans Rage against the machine, ceux qui vont inventer de nouvelles façons d’être productifs, se servir de leurs connaissances technologiques pour « développer des niches entrepreneuriales insoupçonnées », ceux qui vont utiliser l’automatisation matérielle et logicielle du monde… pour la subvertir.
Avec l’autorisation de l’auteur et de son éditeur, nous sommes heureux de vous proposer un extrait de ce livre… forcément inspirant. – Hubert Guillaud
La longue traîne des choses : disruptif par conception
Il y a changement transformatif quand une industrie se démocratise, quand elle sort du seul domaine des entreprises, administrations et autres institutions pour se mettre à la disposition des gens ordinaires.
Ce cas de figure n’est pas nouveau : on le voit se produire juste avant que des industries monolithiques ne se fragmentent face à de nouveaux entrants petits mais innombrables, comme on l’a vu dans l’industrie de la musique et la presse écrite. Abaissez les barrières à l’entrée et les foules se précipitent.
Tel est le pouvoir de la démocratisation : elle met les outils entre les mains de ceux qui sont les plus à même de les utiliser. Chacun de nous a ses propres besoins, ses propres compétences, ses propres idées. Si nous avions tous la possibilité d’utiliser des outils pour couvrir ces besoins, ou de les modifier en fonction de nos idées, nous découvririons collectivement toute l’étendue de ce qu’un outil peut faire.
L’internet a démocratisé l’édition, la radio et les communications, entraînant un accroissement massif de la participation et du nombre de participants à tout ce qui est numérique : la Longue Traîne des bits.
À présent, le même phénomène se produit dans l’industrie manufacturière : la Longue traîne des choses.
Mon premier livre La Longue traîne, portait justement là-dessus – le basculement de la culture vers des biens de niche – mais principalement dans le monde numérique. Pendant la plus grande partie du siècle écoulé, la diversité naturelle et le choix de produits tels que musique, films et livre ont été occultés par les limites matérielles des systèmes de distribution traditionnels que sont les librairies, les chaînes de radiotélévision et les cinémas. Mais une fois ces produits disponibles en ligne dans des boutiques numériques aux « rayonnages » illimités, la demande a suivi : fini le monopole du best-seller. Le marché de masse de la culture s’est transformé en une longue traîne de micro-marchés, comme tout adolescent d’aujourd’hui vous le confirmera volontiers (nous sommes tous des labels indépendants à présent !).
En bref, notre espèce s’avère bien plus diverse que les marchés du 20e siècle ne l’indiquaient. Si le choix disponible dans les magasins de notre jeunesse était limité, ce n’était pas parce que les goûts humains l’étaient aussi mais parce que les exigences économiques du commerce de détail l’imposaient. Nous sommes tous différents, nous éprouvons des désirs et des besoins différents, et il y a place pour tous sur l’Internet, ce qui n’est pas le cas sur les marchés physiques.
Le numérique n’était pas seul concerné, bien sûr. L’Internet a aussi allongé la traîne des marchés de produits physiques pour les consommateurs. Mais il l’a fait en révolutionnant la distribution et non la production.
La limitation du choix de biens physiques au 20e siècle était due à trois goulets d’étranglement – on ne pouvait acheter que les choses qui répondaient à trois conditions :
1. Elles étaient assez demandées pour que les industriels les fabriquent.
2. Elles étaient assez demandées pour que les commerçants les aient en magasin.
3. Elles étaient assez demandées pour que vous les trouviez (via des annonces ou dans les vitrines des magasins des environs).
Comme Amazon l’a montré, le web pouvait être directement utile pour les deux dernières de ces conditions.
D’abord, avec leurs entrepôts de distribution spécialisés et plus tard avec l’entreposage décentralisé assuré par leurs fournisseurs tiers qui prennent en charge toute l’exécution des commandes, Amazon et les autres ont pu proposer bien plus de produits que n’importe quel distributeur physique. (Comme les premiers vendeurs sur catalogue, mais sans être limités par le nombre de pages d’un document expédié par la poste.)
Deuxièmement, l’adoption des moteurs de recherche en tant que mécanisme de découverte a permis aux gens de trouver des produits qui n’étaient pas nécessairement assez demandés pour légitimer leur présence dans des magasins « en dur » traditionnels.
Dans le même temps, eBay en a fait autant pour les biens d’occasion, d’innombrables commerçants en ligne spécialisés sont apparus et Google a fini par les agréger au sein d’un outil idéal pour trouver n’importe quoi. Aujourd’hui, le web a déjà fait naître une longue traîne de produits qui rivalise celle des produits numériques. Les goulets d’étranglement 2 et 3 ci-dessus ont largement disparu.
Qu’en est-il du premier goulet d’étranglement, la fabrication de produits plus variés ? Eh bien, le web a été utile là aussi. Sa capacité à saisir une « demande diffuse » (c’est-à-dire portant sur des produits pas assez demandés en un endroit donné pour que les magasins physiques les détiennent, mais qui devient significative dès qu’on parvient à agréger la demande du monde entier) a permis à des fabricants de trouver des marchés pour des biens qui sans cela n’auraient pas satisfait aux conditions de la distribution traditionnelle. Davantage de produits de niche ont donc été fabriqués car ils pouvaient trouver une demande suffisante en se vendant en ligne à un marché mondial.
Mais ce n’était qu’un début. Rappelez-vous que la vraie révolution du web n’a pas été seulement la possibilité d’acheter plus de choses avec plus de choix mais de faire ses propres choses que d’autres pourraient consommer. La multiplication des caméras numériques a entraîné celle des vidéos diffusées sur YouTube, tandis que des outils numériques pour micro-ordinateurs en faisaient autant pour la musique, l’édition et le logiciel. N’importe qui pouvait fabriquer n’importe quoi s’il avait assez de talent. Disposer d’outils et de moyens de distribution puissants n’était plus une barrière à l’entrée. Avec du talent et de l’énergie, vous pouviez trouver un public, même si vous ne travailliez pas dans la bonne entreprise ou si vous n’aviez pas le bon diplôme.
Dans le cas du web, ces « choses » étaient et restent essentiellement de la créativité et de l’expression sous forme numérique : mots, images, vidéos, etc. Elles sont en concurrence avec les biens commerciaux, non sur le terrain de l’argent, mais sur celui du temps. Un blog n’est pas un livre, mais en fin de compte, c’est aussi un moyen de distraire et d’informer. Le plus grand changement de la décennie écoulée a été le déplacement massif du public vers la consommation de contenus amateurs et non plus professionnels. L’essor de Facebook, de Tumblr, de Pinterest et de tous les autres n’est rien moins qu’un détournement massif d’attention au détriment des entreprises de contenus commerciaux du 20e siècle et au profit des entreprises de contenus amateurs du 21e siècle.
La même évolution affecte à présent les biens matériels. Les imprimantes 3D et autres outils de prototypage de bureau sont l’équivalent des caméras et des outils de retouche musicale. Ils permettent à quiconque de créer des pièces uniques pour son propre usage. Comme le disait le web-entrepreneur Rufus Griscom, fondateur de Babble.com, « c’est la renaissance du dilettantisme ».
Au même moment, les usines du monde entier s’ouvrent, proposant des fabrications à la demande via le web à quiconque dispose d’un modèle numérique et d’une carte de crédit. Elles permettent à une toute nouvelle catégorie de créateurs de se lancer dans la production, de transformer leur prototype en produit sans avoir à construire leur propre usine ni même à avoir leur propre entreprise. La production manufacturière est devenue un « service cloud » comme un autre : depuis un navigateur web, vous pouvez utiliser une petite fraction d’une vaste infrastructure industrielle quand vous en avez besoin et comme il vous convient. Quelqu’un d’autre gère ces usines auxquelles vous avez accès au moment de votre choix, de même que vous faites appel aux énormes fermes de serveurs de Google ou d’Apple pour stocker vos photos ou acheminer vos courriers électroniques.
Pour le dire en langage de théoricien, les chaînes logistiques mondiales sont devenues « à échelle libre » (scale-free), elles sont au service aussi bien du petit que du grand, de l’inventeur amateur que du groupe Samsung. Ce qui signifie, en langage non théorique, que rien ne vous empêche de fabriquer quoi que ce soit. Les moyens de production sont désormais aux mains du peuple. Comme le dit Eric Reis, auteur de Lean Startup, Marx s’est trompé, « l’important n’est plus la propriété des moyens de production. C’est la location des moyens de production ».
Ces chaînes logistiques ouvertes sont le pendant de l’édition web et du e-commerce d’il y a dix ans. Le web, d’Amazon à eBay, a révélé une longue traîne de la demande pour des biens physiques de niche ; à présent, les outils de production démocratisés ouvrent la voie aussi à une longue traîne de l’offre.
Chris Anderson
Extrait de Makers : la nouvelle révolution industrielle.
0 commentaires
C’est vraiment clé, comme ouvrage, et on se dit que (toutes réserves gardées malgré l’enthousiasme !), ce n’est pas la Chine ou le cheap labour qui viendra contrer un système basée sur la communauté.
Ce qui est vraiment bien décrit, c’est comment précisément la communauté – pas encore consommatrice ! – remplit les fonctions de market research, marketing, R&D, support et une partie des ventes (les premières).
Je me permets de mettre le lien de mon billet de blog sur cet ouvrage : http://martinpasquier.wordpress.com/2012/11/22/chris-andersons-makers-when-customers-turn-into-community/
Vraiment à lire, avec, peut-être, un peu de retrait (le DIY à cette échelle, ça reste très américain m’a t-il semblé)
Signalons une très bonne critique du livre d’Anderson, qui revient sur ce qui agace et pointe le doigt sur ce qui est passionnant par Strabic, notamment en ne posant aucune question sur la géographie industrielle des outils de production et des matières premières et également en faisant croire que les savoir-faire sont encodés dans des logiciels, dociles et serviles dont la seule limitation serait le pouvoir de l’usager. Or celui-ci n’est pas total et la main-mise des programmes sur la matière et sa conception n’y est effectivement pas évoqué.