Pour le New York Times, Natasha Singer est allée rencontrer l’anthropologue Natasha Dow Schüll. Depuis son travail sur la dépendance que nous évoquions il y a peu, l’anthropologue qui étudie les relations entre les gens et la technologie, s’intéresse au contrôle de soi via la technologie. Elle s’est intéressée au Quantified Self et surtout aux technologies qui non seulement produisent de nouvelles informations sur soi-même, mais surtout promettent à leurs utilisateurs de les aider à modifier leur comportement.
Ces technologies comportementales se multiplient, allant du rappel d’hydratation (comme Waterlogged, une application qui exhorte les gens à boire de l’eau) à Hapifork, la fourchette qui vibre quand les gens mangent trop rapidement, en passant par Thinc, un casque qui délivre des pulsations électriques pour aider ses adeptes à pratiquer une nouvelle forme de méditation (même si ce type de casque n’a fait aucune démonstration de leur efficacité).
Pour Natasha Schüll, les gens ne veulent pas plus de données, ils veulent des objets qui les aident, qui les transforment. L’enjeu n’est plus tant la connaissance de soi, comme aux premiers temps du Quantified Self, mais celle d’une technologie qui prend soin de vous. En élargissant son marché, la mesure de soi est-elle en passe de devenir l’infantilisation de soi ?
Vers notre propre infantilisation
En fait, les dispositifs qui collectent des données sur nos comportements ne suffisent pas à inciter leurs utilisateurs à changer leurs habitudes. Nous avons besoin d’objets gourous et pas seulement d’objets qui mesurent tout de nous.
« Une technologie qui est statique, qui est passive, ne persiste pas et ne vous engage pas », explique le professeur Nick van Terheyden (@drnic1), responsable de la branche santé de Nuance Communications, le spécialiste de la communication vocale, en rappelant que la plupart des utilisateurs abandonnent leurs objets connectés au bout de quelques semaines d’utilisation.
L’intérêt de Natascha Schüll pour les technologies de la mesure de soi semble une réaction à ses recherches sur le design de la dépendance, comme un moyen de reprendre du pouvoir sur soi, par rapport à ces entreprises qui conçoivent des objets pour manipuler les gens. Natascha Schüll utilise ainsi un Lumo, un dispositif qui vise à corriger vos postures et qui vibre quand vous vous tenez mal (il s’en prépare d’autres, comme BetterBack). « Ce dispositif me soulage de la charge de ne pas oublier de me tenir droite toute la journée ». Un moyen de donner à la technologie le pouvoir de vous dire qui vous êtes pour vous aider à vivre la façon dont vous voulez vivre. Pour elle, tous les dispositifs de mesure de soi ne se ressemblent donc pas. Elle apprécie par exemple Muse, un bandeau qui surveille les ondes du cerveau pour aider les gens à comprendre leur état d’esprit en jouant des sons différents selon qu’ils sont distraits ou calmes. Elle décrit les moments qu’elle passe avec Muse comme des moments de méditation connectée assistée par la technologie, qui aide à retrouver ou à garder son calme.
Ce croisement entre les technologies de mesure de soi et les technologies comportementales pose néanmoins de nouveaux problèmes. Comme s’en inquiétait un article du British Medical Journal : cette surveillance de soi génère aussi de l’anxiété chez ceux qui les utilisent – à moins que cette anxiété ne soit une conséquence de cette utilisation. Derrière cette critique des applications de santé et de bien-être (voir notre dossier), on relève toujours le même constat : ils se révèlent au final peu utiles pour les gens.
Se mesurer c’est s’inquiéter
Sur Science of Us, Jesse Singal revient sur une étude sur les applications permettant de tenir le journal des apports caloriques de son alimentation qui montre que seulement 3 % de ceux qui téléchargent une application de ce type l’utilisent plus d’une semaine. Les chercheurs qui ont accompli cette étude montrent que le caractère social de ces applications, plutôt que d’encourager les gens à leurs efforts nutritionnels, tend plutôt à les décourager quand les progrès ne sont pas au rendez-vous, ce qui est le cas de la plupart des utilisateurs.
Nombre d’entre eux ont du mal à déterminer précisément leur apport calorique via ces applications : les quantités qu’on ingurgite ne sont pas précises, la liste des ingrédients de ce qu’on cuisine aussi… Cela signifie que beaucoup doivent sous ou sur-estimer leur apport calorique ce qui favorise également l’abandon. Ce qui est d’ailleurs le cas de nombre d’autres de ces applications, comme celles qui encouragent à noter le nombre de cigarettes qu’on fume pour aider à arrêter. Pire, comme il est plus facile d’obtenir les informations nutritionnelles des aliments industriels, cela peut même favoriser à avoir recours à une alimentation moins saine. Autre problème encore : la difficulté à renseigner son application quand on est en société.
Autant de problèmes générateurs de stress qui finalement nuit à tenir ses objectifs et sa motivation.
L’angoisse de la collecte de données
C’est exactement ce que raconte, dans un style plus personnel, la chercheuse Candice Lanius (@misclanius) pour Cyborgology, dans un article sur les angoisses cachées de la mesure de soi.
Pour elle, l’utilisation de technologies d’auto-surveillance créée de l’anxiété relative à la capture des données. Les technologies de traçages et de documentation de soi créent des expériences décourageantes notamment quand l’utilisateur est confronté à des choses qui ne sont pas facilement quantifiables.
Durant l’été 2014, Candice a téléchargé plusieurs applications de mesure de soi. Elle a utilisé Soleus, une application pour mesurer ses déplacements, MyFitnessPal pour mesurer son alimentation et ses calories, MyMinutes, une application pour mesurer le temps passé à ses différents projets…
Mais, une fois l’enthousiasme de la nouveauté passé, elle a constaté combien l’auto-suivi avait d’impacts sur sa vie. D’abord, informer ces différentes applications prend du temps. Elle passait jusqu’à 20 minutes par jour à informer MyMinutes. Sur son application alimentaire, elle passait un temps fou à entrer les informations nutritionnelles des aliments qu’elle achetait (même si l’application dispose de milliers d’aliments déjà renseignés). Pour les denrées alimentaires qui ne sont pas clairement proportionnées, Candice a acheté une balance et mesuré les ingrédients avant de les cuisiner ! Bref, le temps passé à enregistrer ses données est vite devenu chronophage et ennuyeux. Dès qu’elle entrait une donnée « pauvre », incomplète ou qu’elle en ratait une, l’inquiétude la gagnait. En fait, quand l’application fonctionne, elle exerce une force sur nos habitudes quotidiennes, estime la chercheuse. C’est justement ce qu’on en attend d’ailleurs, puisque l’enjeu est de prendre conscience de ses mauvaises habitudes pour les changer. Mais cela créé finalement beaucoup de stress et « conduit l’individu à être moins spontané et à éviter les situations inconnues ou non quantifiables ». Sa montre GPS ayant du mal à maintenir son signal, elle a évité de courir dans les bois. Elle a arrêté de manger les brownies préparés par ses amis. Quant au tracker d’activité, elle a vite arrêté, car le remplir interférait avec ses temps de pause. « Mon anxiété était le résultat de ne pas être en mesure de capturer de manière fiable mes données tout en me sentant obligée de le faire. Sans mesures fiables et complètes, comment pouvais-je devenir la version idéale de moi-même ? »
Pour lutter contre cette anxiété, la réponse des fournisseurs de technologie consiste le plus souvent à développer des capteurs plus adaptés. A l’image, pour rester dans la métaphore nutritionnelle de SmartePlate, ce projet d’assiette intelligente, dotée de capteurs pour peser ce que vous mangez, de caméras pour identifier ce que vous mangez, et d’une application pour vous faire prendre conscience de ce que vous mangez. La solution pour remplir le fossé entre l’anxiété de la mesure et la mesure est d’y mettre toujours plus de capteurs pour l’affiner.
Pas sûr pourtant que cela réponde aux angoisses que le contrôle de soi génère. Car si demain les objets parviennent à développer des mesures toujours plus fines et précises, ils ne parviendront pas pour autant à faire s’éloigner l’angoisse que la mesure et le contrôle de soi cherchent à combler : c’est-à-dire devenir cet inatteignable modèle idéal de soi-même.
Hubert Guillaud
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Ce sont finalement d’excellentes nouvelles. Et si la technologie laissait un peu l’Homme tranquille ?
Ça me fait penser à cet appareil de mesure du risque, qui finalement est plus angoissant qu’autre chose.
Pour les curieux… 😉
https://brossegherta.wordpress.com/2008/11/27/riskmeter®/
C’est peut-être effectivement plus proche de la surveillance de soi que de la simple mesure de soi. Mais l’anxiété qu’elle génère ou qu’elle traduit sera probablement facilement réglée, par exemple par des « objets incorporés » (caméras dans le tube digestif : « faites sourire vos intestins, ils sont filmés »…) ou greffés, ou encore par des drogues ou des cours de yoga vendus en complément des appareils de mesure.
Je signale aussi la coïncidence de ce commentaire reproduit ci-dessous et d’abord joint à cet article paru le 11/05: http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/02149665572-intelligence-artificielle-realite-et-fantasmes-1118180.php
« Ce qui caractérise peut-être le mieux l’IA est la capacité inférentielle, c’est-à-dire la capacité à dériver de nouvelles connaissances qui n’ont pas été explicitement et préalablement programmées. Mais la production de nouvelles données n’est pas suffisante car elle peut être effectuée en parcourant des données liées, ce que fait par exemple un moteur de recherche en identifiant des termes équivalents à ceux contenus dans une requête ou les liens sur des sites web. La capacité inférentielle s’applique à l’interprétation d’information, à l’expression, par exemple dans le cadre d’un dialogue homme-machine, éventuellement à la recommandation. Certaines fonctions qu’on attribuait jadis aux systèmes-experts, consistant notamment à extraire d’une base de connaissances les connaissances répondant à une problématique sont aujourd’hui monnaie courante, et ne reposent plus nécessairement sur des raisonnements hypothético-déductifs (« si…alors…. »). Dans ce sens, l’IA est devenue progressivement sous-jacente à un grand nombre d’applications numériques.
Mais le seuil de « qualification » s’est parallèlement élevé, tout en continuant à correspondre à la définition de la 1ère phrase de ce message, mais à l’aide de techniques aléatoires, dont le fonctionnement est imprévisible et adapté au contexte, comme dans le cas de réseaux de neurones. L’apprentissage automatique est une notion plus ambiguë car des systèmes prévisibles (statistiques…) peuvent enregistrer les réponses les plus adéquates au fur et à mesure qu’ils engrangent des données, en particulier si elles sont progressivement validées par des humains. Mais ça n’en fait pas de l’IA.
Mais même des systèmes prévisibles, maîtrisés par les humains, peuvent prendre le pas sur la décision humaine vis à vis de ceux qui ne les auront pas conçus, ce qui est amené à s’étendre. Si Watson produit des diagnostics toujours plus exacts, il supplantera à terme une partie du corps médical dans cette fonction. Krakauer évoque même le renoncement à l’autonomie vis à vis de systèmes peu performants : « I call it App I, you know, app intelligence. Let me just give you some examples of this, and it has to do fundamentally with the abdication of free will. It is already the case that for many of us when we make a decision about what book to read or what film to see or what restaurant to eat at, we don’t make a reasoned decision based on personal experience, but on the recommendations of an app! » (http://nautil.us/issue/23/dominoes/ingenious-david-krakauer ). De surcroît, les recherches en épistémologie de l’IA ont depuis longtemps montré que l’intelligence est dans la connexion entre des noeuds de traitement et de stockage, paradigme que l’on retrouve dans les formes modernes d’applications numériques (réseau social, architectures distribuées…). Il sera difficile pour les humains, quelle que soit leur participation, de ne pas se plier au fonctionnement global de ces réseaux. »
J’ajoute ici que pour les concepteurs, au stade actuel,cela peut justement être un défi intéressant de rechercher plus d’autonomie des utilisateurs, tout en bénéficiant de la puissance des machines.