Admission post-bac, cas d’école des algorithmes publics ?

Admission Post-Bac (APB) est chaque année le passage obligé pour près de 800 000 lycéens qui souhaitent poursuivre des études supérieures. Ce dispositif national qui distribue les élèves dans les formations supérieures qu’ils ont sélectionnées génère chaque année auprès des futurs étudiants et de leurs familles inquiétudes et angoisses légitimes, tant la formation supérieure concentre les attentes de réussite dans un monde devenu toujours plus compétitif. Force est pourtant de reconnaître que, malgré les critiques nourries que le système rencontre, l’infrastructure robuste d’APB fait relativement bien ce qu’on lui demande de faire (ne vous énervez pas tout de suite !).

Par son ampleur, par le nombre de personnes calculées par ce traitement algorithmique annuel, APB fait figure de cas d’école des défis que les algorithmes posent à la conduite de l’action publique. Reste que s’il est un modèle, il est aussi perfectible. Comment rendre le système plus compréhensible à l’ensemble des acteurs concernés ? Comment intégrer en amont les exigences de transparence et de redevabilité (accountability) qu’on attend de pareil système ? Comment conjuguer l’efficacité et l’équité qu’on en attend ?

Tels étaient quelques-uns des enjeux qui ont conduit Etalab et la Fing – éditeur d’InternetActu.net – à l’organisation le 28 juin dernier d’une journée d’étude afin d’initier une discussion autour d’APB. Cette journée faisait suite à la remise par Etalab d’un rapport sur les conditions d’ouverture du code d’APB qui devrait être effectif d’ici la fin de l’année. Un rapport dans lequel la Fing – via son groupe de travail NosSystèmes (que je co-anime avec Thierry Marcou) – a formulé, en conclusion, un ensemble de recommandations (.pdf) pour rendre APB plus intelligible et améliorer le dialogue entre usagers et concepteurs de cette plateforme. Des conclusions qui s’appuient sur une grille de lecture des systèmes techniques formulant des pistes d’innovation s’adressant à tout type de plateformes intégrant des calculateurs et des algorithmes.

À l’heure où APB cristallise à lui seul toutes les difficultés de l’éducation nationale, comme s’il en était à la fois la cause et l’unique responsable, nous avons voulu initier une discussion sur ses capacités comme sur ses limites. Pour cela, outre des séances d’ateliers et de discussions, nous avions convié plusieurs intervenants à nous expliquer APB en ses forces et limites. Tentons donc de comprendre avec eux, APB, modèle emblématique des inquiétudes légitimes et des incompréhensions manifestes autour des boites noires algorithmiques et de leurs effets !

APB, l’apparieur procédural

Bernard Koehret est professeur émérite à l’Institut national polytechnique (INP) de Toulouse. Il est LE concepteur d’APB. Et c’est à celui qui a vécu de l’intérieur toutes les évolutions d’APB que nous avons demandé d’en raconter l’histoire (voir sa présentation). À l’image de son logiciel, Bernard Koehret est aussi procédural qu’un algorithme. Tout a commencé en 2001, quand il a répondu à une demande du ministère de l’Éducation nationale pour créer un site national de candidature pour les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). L’enjeu de la demande était de créer un système informatique avec un souci de transparence et de lisibilité pour optimiser le recrutement dans les classes préparatoires et limiter le nombre de places vacantes. En 2003, « Admission-Prepa » était accessible sur le web. « Les écoles ont vite compris l’intérêt d’une plateforme nationale », leur permettant de mieux gérer les effectifs notamment. Petit à petit, d’autres formations se sont ajoutées, comme les prépas intégrées des formations d’ingénieurs. Certaines académies, comme Paris, disposaient d’un système pour faciliter le recrutement des étudiants. En 2005, l’Académie de Nantes a demandé à l’INP de créer un système pour proposer aux étudiants de postuler à toutes les formations post-bac de l’Académie, « Nantes Post-Bac ». Pour la première fois, on quittait des formations sélectives pour des licences non sélectives, souligne Bernard Koehret, pointant par là le fait que l’intégration de deux logiques différentes par nature n’était pas si évidente. « Petit à petit, des Académies se sont agrégées à ce système et en 2009, APB était appliquée dans les 30 Académies sur décision du Ministère ».


Image : Bernard Koehret photographié par Yann Caradec.

Après avoir rappelé qu’APB concernait quasiment tous les étudiants à la recherche d’une formation en première année dans le supérieur, qu’il permettait d’accéder à plus de 10 000 formations, des licences aux BTS, IUT, DUT, classes préparatoires aux grandes écoles, et même de plus en plus d’écoles d’art, d’ingénieurs ou de commerce… son fondateur explique que chaque candidat y est invité à faire des voeux. Jusqu’à 24, avec un maximum de 12 formations par famille de formation (les familles signifiant les genres de formation comme les licences ou les BTS, etc.). En moyenne, les candidats font 7,6 voeux.

APB fonctionne selon un calendrier national contraint, très procédural, explique son fondateur, avec différentes phases permettant d’adapter la demande à l’offre. Les élèves doivent déposer leur candidature entre le 20 janvier et le 20 mars. Ils peuvent changer l’ordre de leurs choix jusqu’au 31 mai. À cette date, les formations sélectives doivent fournir les critères de classement des candidats, c’est-à-dire classer les dossiers reçus en fonction de critères pédagogiques, sans qu’ils connaissent l’ordre des préférences établies par les candidats. Le 8 juin, APB rend ses propositions. Chaque candidat dispose de 5 jours pour répondre à la proposition qui lui est faite. « Il n’en est fait qu’une seule, « la meilleure possible » selon l’ordre de ses voeux », assure Bernard Koehret – mais aussi selon les places disponibles, l’ordre des voeux de tous les autres candidats et tous les critères que prend en compte le système. Le candidat a le choix entre plusieurs réponses selon le vœu qu’il a obtenues : un oui définitif, un oui mais (j’espère mieux, notamment s’il est en attente sur un voeu mieux classé) ; un non, mais (je ne risque de rien avoir) et une démission (c’est-à-dire qu’il indique qu’il a obtenu ce qu’il voulait hors APB). Quelque 60 000 candidats sont démissionnés de manière automatique lors de cette première phase (malgré relances par e-mails et SMS). Ce n’est pas tant que les candidats s’en moquent, beaucoup sont des candidats qui sont pris dans une école par exemple. 60 % des candidats obtiennent leur premier voeu et souvent font un Oui définitif, assure l’ingénieur. Sur les 3 phases (2 autres phases de « matching » sont lancées plus tard, pour ceux qui n’ont pas été contentés par la première phase), 80 % des candidats vont obtenir leur premier vœu ou l’un des 3 premiers voeux.

En 2017, il y a eu 808 000 inscrits sur APB, c’est-à-dire 808 000 élèves qui ont indiqué au moins un voeu, dont 607 000 élèves de Terminale rappelle Bernard Koehret. Le 8 juin, 653 000 ont reçu une proposition (dont 507 000 élèves de Terminale). Depuis, si tous n’avaient pas reçu encore une réponse après la seconde phase d’appariement, comme le souligne le site dédié du Parisien, et malgré les alarmes légitimes générées, l’Education Nationale, effectivement, parvient chaque année à caser tout le monde, même si bien sûr, tout le monde ne parvient pas à obtenir la formation souhaitée, du fait des trop fortes demandes et du manque de place, avant tout.

« Dans le système actuel, APB, on cherche l’efficacité, d’où le fait de formuler la meilleure proposition possible pour chaque candidat depuis sa liste de voeux ordonnés », en tenant compte du nombre de places que propose chaque formation (en fait, les établissements proposent souvent plus de places pour anticiper les démissions qu’il y aura à chaque phase d’APB). Tout l’enjeu est d’arriver à tenir compte à la fois des formations sélectives et des formations non sélectives. Pour les inscriptions en licences, l’algorithme fait priorité aux candidats de l’Académie, comme l’y oblige la loi, prenant également en compte les préférences des candidats et leur situation de famille (notamment le fait d’être boursier). Le tri aléatoire, si décrié, n’est pas le fait d’APB, mais de la réglementation, souligne le père d’APB. Il faut comprendre que si 1000 candidats de l’Académie mettent en voeux 1 une formation où il n’y a que 250 places, peu d’autres solutions s’offrent au système. Pourtant, pointe très justement Bernard Keohret, le problème n’est pas tant APB que le manque de place ou la trop forte demande de certaines formations. Le tirage au sort relève d’un choix de société qui dépasse celui qui assure la maîtrise d’oeuvre du système. « Quelqu’un qui a une mention très bien et qui est refusé quelque part du fait du tirage au sort, cela pose effectivement un problème ».

« La grande difficulté pour les candidats », estime son concepteur, « reste d’ordonner ses voeux », qui invite les candidats à la plus parfaite sincérité, dans cet ordonnancement.

La présentation de Bernard Koehret est mesurée, prudente, fonctionnelle. Elle décrit les contraintes d’un système, son ampleur. Quoiqu’on en dise, elle souligne sa relative robustesse : l’essentiel des candidats trouvant une formation. Bien sûr, chaque année, on en mesure les imperfections. Celles-ci sont certainement plus nombreuses que ne le reconnaît son concepteur. Derrière le côté très procédural d’APB, qui demande aux élèves de faire des choix clairs, sans stratégie, on voit bien que la réalité n’est pas aussi simple. Que le premier voeu, auquel chacun aspire, ne concerne qu’un candidat sur six. Et que sous principe d’un égalitarisme très républicain, qui serait dans l’idéal parfait, APB n’est pas si égalitaire qu’il y paraît.

Existe-t-il un algorithme idéal ?

Julien Grenet est directeur adjoint de l’Institut des politiques publiques et professeur à l’École d’économie de Paris. Cet économiste est un spécialiste notamment des systèmes d’affectation, comme APB ou Affelnet, l’algorithme qui affecte les lycéens en lycée.

Depuis le milieu des années 2000, explique-t-il (voir sa présentation), il y a eu une profonde transformation des modalités d’affectation des élèves dans les établissements d’enseignement, comme ça a été le cas également pour la gestion des enseignants et des personnels de l’éducation. Partout, on a adopté des procédures centralisées et automatisées, avec l’adoption d’Affelnet au lycée et d’APB dans l’enseignement supérieur. Plutôt que de demander aux élèves de s’inscrire directement dans les établissements, la France, comme beaucoup d’autres pays, a opté pour des systèmes centralisés.

La présentation de Julien Grenet.

Ces systèmes, que l’on trouve également en Australie, en Belgique, au Chili, en Espagne… ont 3 caractéristiques communes : les élèves doivent faire des voeux d’inscription ; le système doit avoir des critères de priorité pour départager les candidats ; et enfin, ils nécessitent d’utiliser des algorithmes d’appariements pour mettre en relation les 2 côtés du marché, les élèves avec les formations.


Image : Julien Grenet à l’photographié par Yann Caradec.

À l’origine, rappelle le chercheur, l’adoption a surtout été motivée par une simplification et une rationalisation de gestion. Avant ces systèmes, chaque élève candidatait à une université, ce qui posait des problèmes quand ils ne venaient pas et ne prévenaient pas, car il était difficile de connaître les effectifs réels et adapter l’offre à la demande. Dans d’autres pays, comme le Chili, l’adoption d’un système centralisé a eu surtout pour motivation de limiter la corruption et de favoriser la transparence. En Norvège, la motivation avait pour objectif d’améliorer l’efficacité pour mieux faire se marier les aptitudes des candidats avec les prérequis des formations. Là-bas, on prend en compte les résultats scolaires pour opérer le classement (si les comparaisons internationales vous intéressent, signalons également l’article du Président de l’université Paris Descartes, Frédéric Dardel, qui revenait il y a peu sur les systèmes mis en place en Europe). Enfin, d’autres objectifs ont émergé encore. En France et en Belgique notamment, on a intégré un objectif de mixité sociale, notamment dans le secondaire, pour faciliter l’accès à certaines formations d’élèves d’origine modeste. Les élèves boursiers parisiens ont forcément leur premier voeu dans Affelnet. Au collège à Paris, la prise en compte des critères sociaux vise à rééquilibrer la composition sociale des collèges, qui est très ségréguée dans la capitale.

En France, les algorithmes ont mauvaise presse : on parle de casse-tête, d’usine à gaz, de jeu de dupes, de loterie… on dénonce le climat anxiogène que génèrent ces « boites noires »… Cette critique est en partie justifiée. Certains algorithmes ont parfois de mauvaises propriétés. « Mais le problème principal est moins les algorithmes que l’opacité et la complexité de certaines procédures », souligne le chercheur. « Dans l’enseignement supérieur, faire des voeux éclairés n’est pas à la portée de tous ». L’information et l’accompagnement à l’orientation des étudiants sont loin d’être également distribués. Enfin, les critères de priorités utilisés ne sont que les traductions techniques de choix politiques faits en amont, comme le tirage au sort, si reproché à APB. En première année de médecine, le taux d’échec est de 80 % et des élèves avec une mention très bien ne peuvent pas y accéder du fait du tirage au sort ! Pour Julien Grenet, on s’abrite là derrière l’opacité technique des algorithmes pour refuser de se confronter à une difficulté d’ordre politique.

Tous les systèmes d’affectation reposent sur un ensemble de procédures consistant à recueillir la capacité d’accueil des établissements et formations, à recueillir les voeux des élèves, à définir les règles pour prioriser et enfin à lancer l’algorithme d’affectation pour apparier les élèves avec les formations. La difficulté bien souvent repose sur les règles pour prioriser qui traduisent des objectifs politiques. Que fait-on quand on a une place pour deux candidats ? Que prend-on en compte ? Les résultats scolaires ? La distance ? Les critères sociaux ? La fratrie ?… Tous ces critères peuvent avoir une influence sur les résultats, même si l’algorithme tente de satisfaire au mieux les préférences des élèves en respectant les règles de priorité.

« Existe-t-il un algorithme idéal ? », interroge Julien Grenet. Le problème est que les algorithmes doivent respecter plusieurs propriétés : l’efficacité (c’est-à-dire le respect des préférences : il ne doit pas être possible de proposer un meilleur choix à un élève sans que cela affecte négativement un autre élève) ; l’équité (c’est-à-dire un critère légal : aucun élève ne peut se voir refuser une admission alors qu’il a une priorité plus élevée qu’un autre admis dans cette école) ; et la non-manipulabilité (on demande aux candidats d’être sincères dans leurs choix, ce qui a aussi pour vertu d’être une consigne simple). Le problème est que ces 3 critères ne sont pas mutuellement compatibles. « Il n’existe pas d’algorithmes qui satisfassent les 3 critères dans toutes les situations possibles. Mais certains compromis optimaux sont possibles ». Et le chercheur de distinguer plusieurs algorithmes. Certains sont très manipulables, comme l’algorithme de Boston, qui est l’un des plus couramment utilisés. Mais il est également inéquitable et inefficace. Il dissuade les élèves de classer en premier voeu une formation où ils ont peu de chance d’être admis et désavantage les élèves insuffisamment stratèges (même si les stratégies pour lesquelles opter se révèlent très compliquées). Un autre algorithme populaire est « l’algorithme d’acceptation différée » qui est utilisé par Affelnet à Paris notamment. Cet algorithme respecte les priorités, respecte l’équité et favorise la sincérité des choix et donne la satisfaction la plus élevée possible aux élèves.

APB s’inscrit dans ce cadre. C’est une procédure centralisée qui est effectivement chaque année une prouesse technique, rappelle le chercheur. Le système intègre des priorités : pour les filières sélectives, le classement est opéré par les formations elles-mêmes. Ce sont elles qui choisissent leurs étudiants ou les critères nécessaires pour postuler. Pour les filières non sélectives, si la demande est supérieure à l’offre, plusieurs critères entrent en oeuvre : privilégier les candidats de l’Académie (sauf si votre Académie ne propose pas la formation que vous souhaitez prendre) ; prendre en compte le rang relatif du voeu (par rapport aux formations de même type) ; prendre en compte le rang absolu du voeu (par rapport à tous les voeux) et enfin le tirage au sort.

APB ressemble beaucoup à l’algorithme d’acceptation différé, estime le chercheur. Le problème, c’est la prise en compte du rang des voeux comme critère de priorité pour les licences en tension. Pour les élèves, mettre en haut de liste une formation sélective ou une licence en tension fait courir le risque de « perdre sa priorité » sur les licences en tension situées plus loin dans sa liste. En fait, cette prise en compte de l’ordre des voeux pour les licences en tension peut pénaliser les candidats qui ont classé leurs voeux de manière sincère. Les critères de priorité incitent les étudiants à s’autocensurer ce qui limite le tirage au sort, ce qui pose le plus de problèmes dans APB : même s’ils sont encore trop nombreux, les étudiants ont tendance à éviter de s’inscrire dans les filières où l’on tire au sort comme en Paces (première année commune aux études de santé) ou en Staps (licences de sciences et techniques des activités physiques et sportives). Le problème est que ces critères de priorités pénalisent les candidats naïfs au profit d’étudiants mieux informés. L’autre problème est bien sûr la lisibilité de cela : il est difficile de donner des conseils clairs et certains aux candidats dans ces cas de figure.

Pourtant, Julien Grenet l’assure, APB est un système plutôt efficace. On estime que le taux de satisfaction des premiers voeux est très fort – pour autant qu’il soit réellement le vœu préféré des étudiants. Pour l’économiste, « APB est d’abord un symptôme des contradictions de l’enseignement supérieur qui défend un principe de non-sélection en licence, mais qui offre des capacités limitées en terme de places ». Les algorithmes d’affectation centralisée sont très puissants en terme de régulation, car leurs règles de priorité sont transparentes : ils incitent à la sincérité dans les choix et permettent de mettre en oeuvre des objectifs de politique éducative. Le problème demeure la complexité des procédures, le défaut d’information et l’absence de débat de fond sur les critères de priorité. Comme il le soulignait pour L’Étudiant, « quand il y a trop de demandes en licence, qu’a-t-on le droit de prendre en compte comme critères ? ». Pour lui, la solution n’est pas uniquement dans l’augmentation de l’offre, mais plutôt dans une meilleure orientation : « En étant orientés vers des formations mieux adaptées à leur profil, les élèves auraient plus de chances de réussir. » Ainsi que dans une meilleure adéquation entre formation et candidat, c’est-à-dire privilégier certaines filières (faire que les bacs pro et techno soient prioritaires dans les IUT et STS par exemple) ou que certaines formations aient des prérequis qui ne portent pas sur le classement ou les notes, mais sur la formation.

Où porte la ségrégation ?

Leila Frouillou est géographe et chercheuse associée à Géographie-Cités. Elle a soutenu en 2015 une thèse sur les mécanismes de ségrégation scolaire en Ile-de-France à l’entrée en université. Elle se rappelle le lancement de Ravel, l’ancêtre d’APB sur l’Ile-de-France, qui avait pour mission à la fois de recruter des étudiants pour les nouvelles universités d’Évry, Cergy, Saint-Denis… et d’éliminer les campements d’étudiants devant les prestigieuses universités parisiennes à l’époque où l’inscription était décentralisée et où la règle n’était pas le tirage au sort, mais celle du premier arrivé, premier servi !

À l’époque, la sectorisation de Ravel n’était pas celle d’APB, le recrutement en droit de Paris I et Paris VIII n’était pas limité à leur Académie, rappelle-t-elle par une carte. Le lancement d’APB en 2009 a changé les choses. « Si apparemment APB a étendu les filières à l’échelle nationale et propose un libre choix, dans les faits, APB a renforcé la « barrière académique » ». En montrant une carte (page 10 de sa présentation), elle montre que toutes filières confondues, APB a renforcé le recrutement purement académique. Les universités parisiennes n’ont plus recruté au-delà de Paris et St-Denis a recruté également uniquement sur son Académie, ce qui n’était pas le cas avant pour ces deux universités. Le problème, souligne la géographe, c’est que le renforcement de la barrière académique, en empêchant par exemple les étudiants de Seine-Saint-Denis d’accéder aux universités parisiennes, a surtout généré des incompréhensions et des frustrations. Pire, un sentiment de frustration territoriale.

Présentation de Leila Frouillou.

Leila Frouillou donne des exemples de verbatims d’étudiants recueillis pour sa thèse. Ainsi, un étudiant de Bobigny accepté à Paris I sur tirage au sort, réintègre une explication sur le type de Bac qu’il a eu pour tenter de donner un sens à sa chance. D’autres racontent le refus institutionnel à l’inscription du fait qu’ils viennent d’une autre Académie et l’interprètent comme une discrimination territoriale. Des exemples qui montrent combien les choix des voeux sont parfois faits par défaut. Pour la géographe, « il faut entendre l’impact de ces parcours, la démotivation ou la frustration que cela génère ».

« Ce qu’on constate en fait, c’est le développement de stratégies d’évitement, tant par les étudiants que par les formations ». Consistant à développer ou privilégier des doubles licences ou des options rares, voire sélectives. Il y a d’ailleurs de plus en plus de filières sélectives à l’université et nombre d’établissements les utilisent pour générer des formes de classes préparatoires. Et puis, quelques dérogations existent encore : on peut parfois s’inscrire à l’université après la rentrée, en activant des réseaux, des coups de fil… Avec APB, les stratégies d’évitement sont devenues plus complexes, reconnaît la chercheuse. « La procédure d’APB implique de se projeter et de hiérarchiser beaucoup d’information. Bien souvent, les candidats ne voient pas la barrière qui se dresse devant eux. Les étudiants d’Ile-de-France qui souhaitent faire leur droit se projettent à Assas et la Sorbonne », formations prestigieuses, dans un contexte où l’on invite à faire des voeux selon ce qu’on se souhaite de mieux. Et ce d’autant plus que « le système le leur permet, il ne leur livre pas de message de refus. Alors que les plus informés, eux, vont prendre une licence rare ou une double licence pour obtenir ces établissements qu’ils savent ne pas pouvoir avoir autrement. »

En fait, « la production de la liste de voeux est difficile. Tous les élèves ne sont pas égaux devant cette liste. » Certains reçoivent des conseils très personnalisés, d’autres sont laissés à eux-mêmes. Les informations et l’encadrement diffèrent d’un établissement à l’autre, au détriment le plus souvent des établissements et des élèves les plus fragiles. De même, lors des différentes phases, tous les élèves n’ont pas les mêmes stratégies. Des élèves peu assurés scolairement seront rassurés de répondre oui à la première proposition reçue, même si c’est un voeu qui était assez bas dans leur classement de peur de ne pas en obtenir un meilleur ensuite, alors que ça arrive parfois du fait des places qui se libèrent. Ils préfèrent savoir ce qu’ils vont faire l’année prochaine et limiter l’incertitude que de réclamer mieux. « Pour beaucoup, les calculs sont compliqués ».

En fait, souligne la chercheuse, le niveau de formation à APB est très différent selon les lycées où on est scolarisé. Dans les milieux moins politisés, on fait parfois des choix collectifs pour se retrouver tous sur le même campus où à la même licence. Or, la sélection ne marche pas ainsi. « Dans les lycées défavorisés, on vous explique la procédure APB. Alors que dans les lycées les plus favorisés, on met l’accent sur l’orientation. » Dans les meilleurs lycées, le proviseur vérifie les listes des voeux de chaque élève.

Bien sûr, « la question des capacités d’accueil demeure le problème central », surtout que nous connaissons actuellement le haut de la vague de la croissance démographique du nombre de candidats.

« Reste qu’APB conçoit l’orientation comme quelque chose où chaque individu est stratège et rationnel. APB suppose que chacun va prendre la bonne formation par rapport à son parcours. Mais ce n’est pas le cas, notamment dans les milieux les plus populaires. » Beaucoup se projettent dans l’enseignement supérieur, dans leur liste de voeux, selon ce dont ils ont entendu parlé ou ce qu’on fait leurs copains. « L’orientation est un processus inégal », rappelle la chercheuse. Il varie selon les établissements, les services académiques d’information et d’orientation (SAIO), et surtout les capacités des élèves à comprendre le système et ses 10 000 formations. « APB cristallise des tensions, car on a une vision tubulaire des cursus, tout en essayant de limiter les échecs en première année. » C’est cette vision de l’enseignement supérieur qui force à placer chacun dans une filière dont on doit suivre le droit fil de bout en bout qui met beaucoup de pression sur APB, et qui serait beaucoup moins forte si par exemple on pouvait rattraper d’autres filières à la fin du premier semestre. Bref, si le système permettait un peu d’adaptation…

C’est la piste qu’esquisse à nouveau le président de l’université Paris Descartes dans un autre billet qui souligne les gâchis que génère un système très « tubulaire », qui ne permet pas suffisamment de composer des licences « à la carte ».

L’orientation, clef d’APB ?

Muriel Ekovich est responsable de la plateforme Inspire-orientation.org, qui est un dispositif d’orientation développé par Frateli Lab – l’entreprise sociale de l’association Frateli dédiée à la promotion de l’égalité des chances – qui propose aux étudiants d’évaluer leurs capacités et aptitudes pour leur proposer de découvrir des formations adaptées à leurs profils. Le dispositif est augmenté d’une plateforme sociale qui permet de contacter des étudiants qui ont déjà fait ces formations afin de pouvoir interagir avec eux pour mieux préciser ses choix d’orientations. L’ensemble propose une forme de recommandation d’orientation personnalisée, comme l’explique très bien leur vidéo promotionnelle.

Cet outil, développé dans une démarche de recherche-action est encore en développement. Elle a permis d’accompagner quelque 5000 lycéens l’année dernière, mais ne propose pour l’instant que 56 pistes d’études. Tout l’enjeu pour Muriel Ekovich est de développer et d’améliorer sa plateforme, ainsi que d’augmenter le nombre d’étudiants éclaireurs. Quand on constate les difficultés à l’orientation que cristallise APB, on se dit qu’effectivement des outils qui apportent de la diversité, avec des outils un peu plus à la page que des brochures métiers, même en ligne, font partie de l’effort nécessaire pour améliorer le dispositif existant, qui on l’a vu déjà, va bien plus loin que le seul outil d’APB. Inspire-Orientation montre ainsi qu’APB pourrait aussi à l’avenir être une plateforme de plateforme, servant non seulement à permettre aux lycéens de faire leurs choix, mais aussi à les guider vers la formation la plus adaptée à leurs besoins.

APB, un symptôme ?

Au final, on se rend compte qu’APB est un symptôme. Que ce grand outil national qui souhaite traiter tout le monde sur un pied d’égalité peine à remplir cette mission. La faute n’est pas tant à renvoyer à l’outil, certes toujours perfectible. Et ce ne sont pas les 17 000 étudiants qui cette année ne savent toujours pas où ils seront affectés qui diront le contraire. La faute est en grande partie à renvoyer aux politiques publiques. Au manque de place. Et surtout, au gros défaut d’APB, qui est de renvoyer chaque candidat à la solitude de son choix, comme le constatait le médiateur de l’éducation. Si l’éducation nationale fait un grand effort chaque année pour accompagner les lycéens, reste que cet accompagnement semble ne pas être à la hauteur des enjeux.

Pour ma part, l’un des constats qui me frappe, c’est l’immobilisme spatial qu’entérine APB. La sectorisation qui renforce l’importance de son Académie d’appartenance semble contraindre à l’immobilisme spatial et social. On ne peut désormais se déplacer que par le choix de formations sélectives. Cette question de la mobilité spatiale pose aussi celle de la mixité sociale. La composition sociale des universités a-t-elle changé avec APB ? En fait, les stratégies scolaires semblent plus intenses désormais, et APB semble accentuer les discontinuités.

Dans les ateliers qui ont accompagné cette journée, la parole se libère. Plusieurs groupes réfléchissent à l’amélioration d’APB. L’un d’entre eux présente Service-Public.fr et propose d’imaginer sur son modèle une plateforme pour aider les élèves à comprendre APB, à s’orienter, pour répondre à leurs questions avec des professionnels chargés de le faire, pour construire une base de connaissance autour d’APB qui puisse servir à tous les étudiants qui naviguent dans l’océan d’information d’APB. Leur permettant à la fois de connaître leurs droits et les démarches. Le besoin de compréhension tant du fonctionnement que des possibilités d’APB est fort, on le voit chaque année. On a vu également le besoin d’information sur l’orientation, critère d’entrée stratégique pour développer l’équité. Aujourd’hui pourtant, en ligne, on trouve bien plus d’information dans les portails dédiés du Monde.fr, du Parisien ou de L’étudiant que sur le site du ministère de l’Éducation nationale. Aujourd’hui, la médiation autour d’APB est fortement décentralisée : elle repose sur les proviseurs, les professeurs et les SAIO… qui répondent à quelques 800 000 e-mails chaque année. Mais aucune base de connaissance n’est construite de tous ces échanges, qui permettrait à la fois d’en diminuer le volume en rendant l’information disponible et donc d’apporter un traitement plus personnalisé aux demandes.


Image : illustration des ateliers de la journée, via le compte Twitter de la DINSIC.

Certains pointent néanmoins qu’il y a trop d’information. Et que l’information ne suffit pas. « On a beau leur dire qu’il y a très peu de place, ça n’empêche pas les candidatures de se démultiplier », s’exaspère un participant. Effectivement, la hiérarchisation croissante des formations renforce la demande pour « les meilleures » licences. Dans le 93, tout le monde voudrait aller faire son droit à Assas, anticipant les taux d’insertion professionnelle que certaines formations permettent. « Donner des chiffres toujours plus fins, c’est aussi prendre le risque est qu’ils soient mal interprétés. Des boites privées vont proposer de faire de la prédiction facile : donne-moi ta note de math, je te dirais si tu peux postuler à tel ou tel endroit ! Le risque, n’est-il pas de renforcer encore plus la reproduction sociale !

Un autre rappelle que les professeurs, qui sont sensés accompagner les élèves sur APB, sont souvent peu voire pas formés. L’éducation nationale a fait quelques efforts, par exemple avec le site de l’Onisep pour expliquer la filière Staps… Mais ça n’a pas réduit le nombre de candidatures. Un autre s’exclame : « il faut des conseillers d’orientation formés plutôt que de l’information »… Mais ça n’a pas l’air d’être la politique la plus encouragée. « L’essentiel des questions qui arrivent sur APB sont des questions très individuelles, des jeunes qui se posent des questions sur leur orientation même. « Mais APB n’oriente pas ! Au mieux, il met en relation un jeune avec un établissement »

La massification fait également que le public a changé. L’enjeu n’est pas qu’un enjeu d’orientation, c’est aussi aider les jeunes à construire leurs projets. Or, avec plus de 12 000 formations disponibles, comment s’y retrouver ? Qui est capable de comprendre cette complexité ? Mal accompagné, beaucoup de jeunes font de mauvais choix : tout le monde veut faire Staps pour faire du sport, mais ce n’est certainement pas la meilleure option par exemple.

Ce qu’on voit bien, c’est qu’APB est le réceptacle des douleurs de l’éducation nationale. Douleurs légitimes des recalés. Inadéquation entre les espoirs que chacun place dans le système qui permet de choisir la formation de son choix qui génère des attentes immenses… et le désarroi et le sentiment d’abandon de la réalité des résultats, comme s’en désole très justement la professeure Isabelle Barth sur son blog, qui parle même de maltraitance.

APB n’est pourtant que la boite noire qui contient toutes les autres. Sa réforme pour l’instant annoncée du coin des lèvres ne va certainement pas être si simple. Elle risque de favoriser la sélection au détriment de l’équité, en oubliant toujours les perdants de la sélection, comme le rappelait Louise Tourret sur Libé. Demain, les filières en tension demanderont aux étudiants des prérequis. Reste à les définir, comme s’en inquiétaient les doyens d’université. Le risque étant bien sûr de privilégier les notes (pour autant qu’on sache quelle note prendre ? Celle des 2 premiers trimestres ? Celle du bac qui n’est pas passé quand APB est lancé ? Qui décide des critères ? Le ministère ? Les établissements de formation ? Ces critères pourraient-ils être calculés plutôt que décidés, c’est-à-dire calculés depuis les résultats sur 4 ans de tout ceux qui ont réussi la première année de telle licence, montrant par exemple qu’aucun n’a réussi avec moins de 12 en math ou sans un bac techno…). Soit. Pas sûr que le « contrat de réussite étudiant » qui se concocte réponde aux problèmes de place, aux problèmes d’orientation… Et plus encore aux problèmes que génère la hiérarchisation des formations. Ce que montre APB, c’est que le problème n’est pas en haut : les formations de qualité sont toujours là, toujours plus présentes. Le risque des transformations qui s’annoncent est d’oublier ceux qui ne sont pas les meilleurs. Ceux qui n’ont pas les meilleures notes. Ceux qui n’ont pas trouvé leur voie via l’école, ou pas encore. Souvenez-vous. À 18 ans, saviez-vous ce que vous vouliez faire ?

ABP au final est surtout le reflet des dysfonctionnements du système éducatif français. Et il ne parvient pas à lui tout seul à renverser la reproduction sociale. Au contraire.

On ne peut certes pas tout demander à APB. Ce n’est qu’un outil pour marier un étudiant a une formation. On peut dire qu’il le fait relativement bien. C’est plutôt tout le reste qui pêche. L’offre de formation. L’accompagnement à l’orientation. Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas en développant la sélection partout, en rendant la méritocratie toujours plus efficace, qu’on créera une société plus libre, égalitaire et fraternelle.

Hubert Guillaud

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  1. Il y a deux questions plus proche des débats scolaires qui pourraient s’ajouter à cette réflexion : on continue d’une part de parler de « formations non sélectives » quand s’effectue pour certaines d’entre elles, d’une façon ou d’une autre, une sélection. Le tirage au sort est une façon maladroite et vaine pour le dissimuler, parce que l’idée même de sélection est inacceptable. Ce qui rejoint d’autre part l’autre problème : pourquoi un diplôme d’accès au supérieur n’en est-il pas ? Et c’est ici les métamorphoses du baccalauréat qu’il faut interroger.

  2. Sur Le Monde, Camille Stromboni revient sur la question explosive des prérequis au coeur de la réforme envisagée par le gouvernement. Et pointe également très bien que quels qu’ils soient et aussi difficiles soient-ils à définir, cela ne résoudra en rien le manque de place quand 20 à 40 000 étudiants rejoignent l’université depuis 3 ans, avec un pic prévu pour l’année prochaine. Dans un autre reportage sur le Campus de Strasbourg, elle montre comment l’université a poussé les murs… sans résoudre la question des débouchés…