API Days : neutre, l’informatique ?

Par nature, les interfaces de programmation (API) proposent des modalités d’interaction assez définies pour les services qui souhaitent les utiliser. Elles reposent sur des autorisations spécifiques et proposent des modalités d’échanges balisées, normalisées. La grande question qui se pose alors est de savoir si elles permettent vraiment d’innover. Elles permettent assurément d’améliorer les services, de les interconnecter, d’accélérer les échanges … Mais ne sont-elles pas conçues pour innover là où on nous dit de faire ? C’est la question que soulevait la très intéressante présentation du designer Simone Cicero (@meedabyte), lors de la conférence APIDays qui se tenait fin janvier à Paris, en invitant à concevoir des API pour la désobéissance.

Si innover c’est désobéir, alors où sont les systèmes informatiques qui permettent de désobéir ?


« Aujourd’hui, toutes les stratégies API se concentrent sur la monétisation. Au final, cette approche se réduit à encapsuler des composants, des services et à mettre un prix dessus pour qui souhaite les utiliser. Mais cette stratégie n’est-elle pas une course vers le pire ? » Les stratégies autour des interfaces de programmation préfèrent la simplicité à la difficulté. Reste que la complexité ne se réduit pas, rappelle Simone Cicero. Bien souvent, cette approche a pour but de simplifier la consommation de données et de services que l’organisation fournit déjà. Ils ne valorisent que ce que l’on fait. Mais la tâche la plus difficile de l’innovation ne consiste pas à rendre la consommation de ce que l’on fait déjà plus efficace. Dans un environnement qui change tout le temps, complexe par nature, incertain, volatile… c’est insuffisant. Pour Simone Cicero, il faut développer des capacités de coopérations, passer d’une conception centrée sur l’utilisateur à une conception centrée sur l’écosystème, c’est-à-dire passer de la fourniture de solutions à des « invitations à en discuter ».


Image : Simone Cicero sur la scène des APIDays, photographié par API Handyman.

On ne peut pas définir une organisation isolément de son écosystème, car c’est lui qui nous fait évoluer. Les entreprises ne doivent pas tant fournir des solutions, que créer des invitations à interagir, à explorer, à créer. Les stratégies doivent ouvrir des possibilités de co-évolution, de remix, de réinterprétation plus que les fermer. Il est nécessaire de permettre aux écosystèmes d’exprimer de la désobéissance, de diverger, de recombiner… Un bon exemple de cette capacité d’adaptation pour Simone Cicero c’est Airbnb, qui ne cesse d’intégrer à son offre des expériences supplémentaires, comme des offres de conciergerie ou de réservation de restaurant… Cela suppose à la fois d’être capable de créer une vision, une histoire… Mais également d’ajouter des moyens pour permettre l’auto-organisation et soutenir le développement de nouvelles capacités. Quand les besoins des utilisateurs sont hétérogènes, l’une des solutions consiste à leur permettre de modifier les produits via des boites à outils permettant l’innovation, remarquait déjà Eric Von Hippel. Pour Simone Cicero, il faut concevoir des plateformes qui permettent de créer des relations écosystémiques, qui favorisent et organisent une interconnexion des valeurs. Il faut favoriser « l’interconception ». Trop souvent, les organisations conçoivent des systèmes contraints, qui recopient la structure de leur organisation. Les entreprises doivent ouvrir les frontières de leurs organisations. Elles doivent pour cela accepter de perdre le contrôle. Pour y parvenir, le designer a mis au point une méthode : une boite à outil de conception de plateformes. Une méthode pour concevoir autrement… voilà qui semble toujours antinomique. Espérons que la méthode soit à la hauteur du discours !

« La technologie n’est pas neutre, elle est un but en soi ! »

Daniel Kaplan (@kaplandaniel), qui a été pendant 17 ans Délégué général de la Fing (éditeur d’InternetActu.net), se consacre désormais à Imaginizing The Future, un projet qui souhaite reconstruire les imaginaires de demain.

« Ceux qui développent des interfaces de programmation aujourd’hui ne travaillent-ils pas pour les robots du futur ? Leur objectif caché est-il d’oeuvrer à l’asservissement de l’humanité par les machines ? » Dans les entrepôts d’Amazon, chaque mouvement humain est contrôlé par des machines. Les cyclistes des plateformes de livraison de repas à domicile reçoivent leurs ordres des machines. Nous-mêmes quand nous appelons un support client, n’avons-nous pas l’impression de parler à une machine plus motivée à réduire la durée de la conversation qu’à résoudre notre problème ? Ne parlons-nous pas déjà à des machines qui prétendent être des gens ? A des humains programmés et contrôlés de manière à agir comme les représentants aveugles de la « machine de l’entreprise » ? Cette automatisation a-t-elle un but, un agenda, un programme ? N’est-il pas de réduire le nombre de personnes vivantes dans les organisations pour les remplacer par des automates ? En formalisant et automatisant les processus et les interactions, par exemple au moyen d’interfaces de programmation, n’assiste-t-on pas à la disparition des relations ? Les services clients semblent ne plus être en lien avec personne, autres que des chiffres et des écrans. Peu à peu, à mesure qu’on éloigne les personnes, l’empathie disparaît. Si elle fait disparaître la rébellion, elle fait aussi disparaître le sens et la confiance. Dans son roman, Accelerando, Charles Stross imaginait déjà des économies totales, où l’efficacité serait absolue, car parfaitement automatique, à l’image des entreprises autonomes que promet la blockchain.


Image : Arthur de Grave et Daniel Kaplan, photographiés par Gareth Jones.

« Les développeurs poursuivent-ils le but caché des technologies ? » Participent-ils eux aussi à substituer des logiciels aux interactions humaines, à transformer les échanges humains en API ? Comme nous y invitait Simone Cicero, il nous faut revoir les questions auxquelles ont répond avec des interfaces de programmation. Où sont les réseaux de valeurs ouvertes ? Où sont les API irrationnelles ? Où sont les API permettant d’oublier délibérément des choses ? Ce modèle de l’efficacité parfaite, absolue, que nous participons à construire n’oublie-t-il pas les gens ? Si nous ne construisons pas des failles dans ces systèmes parfaits, pourrons-nous échapper à leur totalitarisme ? La question n’est pas tant technologique que celle de l’ordre du jour, de l’agenda que ces systèmes nous proposent, estime Daniel Kaplan. Comme le soulignait Simone Cicero, nous devons revoir les questions auxquelles nous fournissons des réponses. Nous devons revoir la façon dont les API contribuent à des programmes d’entreprise qui utilisent des logiciels pour remplacer les personnes et transformer des interactions humaines en transactions entre des entités abstraites. Pour cela, on pourrait imaginer des API qui donnent un aperçu du fonctionnement des systèmes et permettent des discussions significatives sur leurs objectifs, leurs ressources, leurs hypothèses. Pourrait-on imaginer des API qui au lieu d’habiliter un chatbot, permettraient aux clients de résoudre leurs problèmes ensemble ? Comme le disaient (.pdf) Rob Kitchin et Martin Dodge en critiquant le modèle de l’informatique omniprésente, nous avons besoin de systèmes faillibles. « Bien que la faillibilité d’un système semble compromettre son exploitation vitale, elle nous semble la seule façon de nous assurer que les humains peuvent oublier, retravailler leur passé, parvenir à une politique progressiste basée sur le débat et la négociation et faire en sorte que la discipline totalitaire d’une informatique omniprésente ne se produise pas. (…) L’oubli ne peut être qu’un ingrédient essentiel de l’informatique omniprésente. »

« On a beau ajouter des adjectifs : loyal, éthique, durable… la technologie demeure l’objectif », précise Arthur de Grave de Ouishare. « La technologie n’est pas neutre, elle est un but en soi ! » Oui, la technologie n’existe pas sans objectifs. Mais elle ne résout pas pour autant les questions complexes, rappelle Daniel Kaplan. « On n’a pas d’exemple de technologie qui réponde à un problème complexe, comme les problèmes socio-environnementaux. Le plus souvent, la technologie déplace les problèmes plus qu’elle ne les résout. »

Plus que de robots diaboliques, n’est-ce pas plutôt un problème lié au modèle même de l’entreprise. Depuis le taylorisme, on remplace les humains par des machines pour des raisons économiques. Oui, l’automatisation envisage le monde comme un grand remplacement, répond Daniel Kaplan. On remplace ce charpentier par un charpentier de l’autre bout du monde. On remplace les échanges humains par des transactions de plus en plus segmentées, tant et si bien que même les graphistes sont désormais prolétarisés.

L’enjeu n’est pas tant celui d’une déshumanisation, c’est aussi celui d’une rationalisation : on réduit le monde et la société à des nombres. On enlève l’humain de l’équation, car c’est lui qui fait des erreurs. « Comment aller contre ce mouvement qui semble irrémédiable ? », interroge Arthur de Grave. On ne cesse de voir les organisations comme des machines complexes à réparer. Peut-être serait-il temps de les regarder comme des organismes complexes, de les regarder comme des éléments interdépendants, des écosystèmes. Changer de métaphore, suggère Daniel Kaplan. Les interfaces de programmation permettent de créer des écosystèmes, mais elles ne produisent que des écosystèmes d’entreprises. Comment leur ajouter les gens, les clients, l’environnement ? C’est très différent de proposer des solutions toutes faites que de construire des API avec d’autres après avoir ouvert les codes et les processus. L’enjeu n’est pas tant de faire peser le poids de ces systèmes sur chacun que de construire des réponses collectives, conclut-il.

Après la neutralité des réseaux, la neutralité des terminaux !

Ces deux discussions ne sont pas la seule manière d’interroger la question de la neutralité des technologies. Lors des APIdays, une autre nous en a été présentée, tout aussi passionnante. Celle qui consiste à l’étendre et à la renforcer.

« Nous avons besoin de remanier la manière dont on construit le service public, et les API y joueront un rôle important », estime Sébastien Soriano (@sorianotech), président de l’Arcep (@arcep), l’autorité de régulation des communications électroniques et des postes. Mais les interfaces de programmation ne suffiront pas, explique-t-il sur la scène des APIdays. Nous avons avant tout besoin d’une neutralité d’internet. La neutralité dont on parle n’est pas celle de celui qui ne prend pas parti. Au contraire. Celle dont on parle, la neutralité du net, il est plus que jamais nécessaire de la défendre. D’en poser les cadres et principes. Elle était évidente pour les premiers concepteurs d’internet. Elle consistait à pouvoir se connecter au réseau sans avoir à demander d’autorisations. Aujourd’hui qu’internet est devenu un business, il est plus que jamais nécessaire de prendre parti pour la défendre. Elle n’adviendra pas d’elle-même. « Le but de la neutralité du net est d’assurer la liberté », de définir les règles du jeu, d’établir une architecture avec des principes.


Image : Sébastien Soriano, président de l’Arcep, sur la scène des APIDays, photographié par OuiShare France.

Aujourd’hui, la neutralité du net est défendue à travers un règlement européen qui nous assure que ce principe est là pour longtemps. L’Europe ne défait pas facilement ce qu’elle construit. Cela ne va pas empêcher des gens de tenter de le remettre en cause. Aux États-Unis, ce principe, qui n’est pas défini par le parlement, mais par le régulateur, la FCC, a été retiré fin 2017 (voir les très claires explications qu’en livrait Sébastien Soriano pour Usbek & Rica). Reste que le principe ne se suffit pas à lui seul. On pourrait demain se réveiller en se rendant compte qu’il était insuffisant. Demain, pourrait voir naître un monde sans abonnement à internet. Tous les services pourraient être sur le modèle du Kindle d’Amazon : la connexion entre le terminal et le service d’achat de livre dépend du fournisseur de service. Ce modèle pourrait se généraliser demain : vous pourriez avoir internet dans votre voiture, sans avoir à payer d’abonnement ; des oreillettes connectées via un abonnement direct à Spotify ou à Apple… Le risque est que les opérateurs disparaissent. Que votre expérience soit conçue et limitée par ceux qui distribueront le terminal, qu’ils limitent votre accès à un réseau spécialisé, fermé. C’est ce qu’on appelle le risque de la Kindlisation de l’internet.

Cela signifie qu’il faut regarder plus loin que la neutralité des réseaux. Qu’il faut s’intéresser à la neutralité des terminaux, afin qu’ils ne prennent pas le pouvoir. C’est le sens d’un rapport que doit publier l’Arcep le 15 février qui organise d’ailleurs une après-midi pour débattre de ce sujet. L’enjeu est similaire avec les agents conversationnels ou les assistants vocaux que lancent les grands acteurs du net. Quand vous allez demander à votre voiture de mettre de la musique ou des infos, c’est un agent intelligent qui va décider pour vous. Le risque est qu’ils ne laissent pas le choix à l’utilisateur et qu’ils imposent des services plutôt que d’autres, une chaîne plutôt qu’une autre, alors que vous n’aurez choisi que votre modèle de voiture. D’où le besoin d’affirmer un principe de neutralité des terminaux. « Les interfaces de programmes sont un pan d’avenir de la régulation. Hier, on a poussé à l’interconnexion dans le domaine des télécommunications. Demain, il faudra certainement pousser les acteurs à travailler ensemble dans le secteur du numérique ».

« On ne se battra pas contre Google ou Facebook en faisant comme eux ! »

Dans la table ronde qui suivait cette intervention, le toujours très pertinent Benjamin Bayart (@bayartb), cofondateur de la Quadrature du Net et président de la Fédération des fournisseurs d’accès à Internet associatif revenait sur l’importance de la neutralité du net. « La neutralité du net est une innovation sans permis. Elle nous dit qu’on peut créer un service, un réseau, sans avoir à demander une autorisation. Ça, c’est pour le côté business. Mais elle a aussi une importance sur le plan des libertés fondamentales. Dire que le réseau est neutre, c’est dire que quiconque peut diffuser et accéder à des services sans qu’ils ne déforment la réalité. » Ce problème ne nous touche pas tous d’une manière égale. « Les gens qui ont un accès bridé, c’est d’abord ceux qui ont le moins d’argent. Aux États-Unis, l’accès bridé est d’abord pour les pauvres. » Ceci étant dit, le débat sur la neutralité doit également montrer ce que veulent faire les opérateurs : monétiser l’accès au réseau des plateformes ! En gros, explique Benjamin Bayart, Orange dit à YouTube, tes vidéos prennent de la place, paye-moi. Or, cet accès au réseau, chacun d’entre nous le paye avec son abonnement. Mais ce que cherchent à vendre Orange à YouTube, c’est l’utilisateur. « Vous devenez l’objet du contrat : vous êtes la marchandise qu’Orange vend à YouTube. » Cet enjeu pose la même question que la « loyauté » des plateformes ou que la neutralité des terminaux : à quel moment l’humain passe du statut de sujet à celui d’objet. Or, il faut se souvenir que « les entreprises maltraitent toujours la marchandise ! »

Maryant Fernandez Perez, chercheuse à l’association European Digital Rights (Edri), rappelle que ce débat désormais s’appuie sur un règlement européen qui assure qu’il n’y a pas de discrimination du trafic. Reste qu’on trouve en Europe des offres zero-rating, c’est-à-dire des forfaits limités en données, qui donnent accès à certains services en illimités (comme YouTube, Spotify, Deezer ou Facebook), c’est-à-dire non décomptés du forfait, ce qui va à l’encontre d’un traitement égal de tous les acteurs présents sur le réseau. Sur ce sujet, Sébastien Soriano rappelle que si le règlement européen est un point d’équilibre, il est aussi fortement lié à la concurrence qui existe entre les opérateurs. Aux États-Unis, du fait d’une moindre concurrence, les abonnements sont bien plus chers qu’en Europe. En Europe, la concurrence discipline le marché. En France, il existe très peu d’offres zero-rating parce que la concurrence a développé des offres très avantageuses pour les consommateurs. Les autorités de régulation en Europe jugent les offres de ce type au cas par cas, mais ont adopté une grille d’analyse commune. Cette grille spécifie notamment qu’un opérateur ne peut pas faire une offre avec un seul service, mais doit proposer une classe de service, comme un abonnement avec 10 Giga et réseaux sociaux illimités. Le second principe est que leurs offres ne peuvent pas discriminer un plan technique : si vous épuisez votre forfait, tout doit être bridé. Les autorités de régulation ont donc un droit de regard sur les offres et peuvent demander la modification des offres, si elles vont à l’encontre de ces principes.


Image : Benjamin Bayart, Maryant Fernandez Perez, Sarah Sermondadaz et Sébastien Soriano, photographiés par OuiShare France.

Si cette approche est modérée, on voit bien qu’elle tout de même problème, souligne Benjamin Bayart. « Qui définit les réseaux sociaux ? Quels réseaux sociaux sont illimités dans de telles offres ? Facebook ? Twitter ? Diaspora ? Mastodonte ? Quelles vidéos sont illimitées ? YouTube ? Framatube ? Ca marche avec le fichier vidéo que je télécharge sur bittorrent ?…. Non seulement ces offres interdisent les nouveaux entrants, mais surtout, elle donne le droit aux opérateurs de définir qui est un réseau social et qui ne l’est pas, quelles vidéos sont des vidéos et lesquelles ne le sont pas. » « Construire des jurisprudences prend du temps », rappelle Sébastien Soriano qui ne défend pas ce type d’offres. Les autorités locales réagissent souvent au cas par cas, pointe Maryant Fernandez Perez, soulignant que la Hollande a prohibé ces offres, alors qu’on en trouve en Allemagne et au Portugal notamment, dont une un peu problématique. Le Berec, l’organe des régulateurs européens des communications électroniques, a construit une plateforme d’échange pour discuter de ce type de cas et travailler à une approche commune. L’Arcep Portugais travaille sur cette offre qui pourrait devenir illicite. Le problème est qu’au Portugal, les usagers ne se plaignent pas de cette offre, parce que le marché y est insuffisamment concurrentiel. Si le régulateur fait sa part, on voit qu’il a aussi besoin de la mobilisation des consommateurs.

Ce que les opérateurs comprennent mal, c’est que la neutralité les protège, s’amuse Benjamin Bayart. « Dans l’offre GoogleTV par exemple, l’opérateur disparaît, il n’est plus qu’un revendeur local. Le risque à terme, c’est que les opérateurs prennent de l’argent aux plateformes, mais disparaissent. Vous prendrez un abonnement Netflix et c’est tout ! En terme de business, c’est mortifère pour Orange. La fin de la neutralité risque surtout de tuer les opérateurs, alors qu’ils ne la défendent pas. C’est à croire qu’ils ne comprennent pas leur métier. Or, les services comme Netflix peuvent disparaître demain. Alors que la vidéo arrivera toujours au bout de la fibre optique qui arrive jusque chez moi. Certes, être fournisseur d’accès ne permet pas de faire une croissance annuelle de 90 %. Cela assure des bénéfices industriels très modérés. Mais faire du réseau proprement est une garantie. Lors des ruées vers l’or, souvenons-nous que celui qui s’enrichit, c’est toujours celui qui vend des pelles ! Orange et les grands opérateurs de réseaux sont dans cette position. Ils ont la position la plus saine et la plus pérenne. Le seul défaut, c’est qu’ils ne feront pas les taux de croissance des plateformes et des startups ! »

Aujourd’hui, les géants d’internet que sont Google ou Facebook cherchent à proposer de l’accès à internet, notamment en Afrique ou en Inde, pointe Sarah Sermondadaz de Sciences et Avenir qui modère la table ronde. « Oui », réplique Benjamin Bayart ironique. « Le client chez Facebook ou Google c’est l’annonceur publicitaire, c’est pas vous. Ils vendent des humains à des publicitaires. En Afrique comme en Inde, ils ont trouvé une nouvelle mine d’humain à exploiter. » Au niveau du Berec, nous sommes allés en Inde pour créer des ponts sur ces questions de neutralité, explique Sébastien Soriano. En décembre dernier, l’Inde a adopté un dispositif de neutralité du net et a pris une décision à l’encontre de Facebook. Partager des standards, des référentiels communs permet à chacun d’être plus fort et nous permet d’arrêter de regarder les États-Unis comme l’unique modèle.

La question de la neutralité du net ne s’arrête pourtant pas là. Benjamin Bayart prend un autre exemple, celui de l’offre du groupe SFR qui propose un accès aux titres de presse du groupe en même temps qu’un abonnement d’accès à l’internet. Si le but de SFR semble plutôt de jouer de la fiscalité, cette offre n’est pas neutre politiquement. Les clients de SFR sont incités à aller lire Libé plutôt qu’un titre qui n’appartient pas au groupe SFR. Reste que ce n’est pas anodin de distordre ainsi l’accès à de l’information. Pourtant, cette offre ne relève pas de la régulation des télécommunications. SFR n’agit pas sur le réseau. « Les pages de Libé sont aussi lentes depuis SFR que depuis Orange ! » Ce n’est certes pas un problème de neutralité du net comme on l’entend, mais l’exemple montre bien que de grands acteurs économiques cherchent toujours à déformer le réseau et que le règlement européen est encore trop faible.

Pour Benjamin Bayart, cela montre qu’on peut améliorer cette question de neutralité du net. En renforçant la neutralité des intermédiaires techniques. « Les intermédiaires nous doivent la neutralité ! Que le terminal soit dans ma box ou sur ma montre, on me doit une neutralité. » L’autre moyen consiste à renforcer le pouvoir de l’utilisateur, c’est-à-dire de permettre aux gens d’exercer un choix et d’avoir du pouvoir sur leurs outils. « Un lecteur de DVD ne doit pas nous interdire de zapper la pub. Quand il le fait, il répond à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, il ne nous obéit pas. Sur nos téléphones, on doit pouvoir mettre le logiciel que l’on veut. Il faut renforcer le droit des utilisateurs à contrôler les éléments qu’ils utilisent ». Pour Maryant Fernandez Perez, il est aussi nécessaire de renforcer la confidentialité des communications.

Reste à savoir si l’absence de neutralité des États-Unis ou de la Chine va nous impacter. La neutralité est toujours théorique, consent Sébastien Soriano. « Le grand danger dans la transformation numérique qu’on connaît, c’est qu’il y a des pays comme la Chine ou les États-Unis qui sont organisés pour prendre le pouvoir à l’échelle mondiale. Ils le font avec succès. Ce qui m’inquiète, c’est que l’Europe soit en train de disparaître de la carte des acteurs du numérique. Nos valeurs et notre histoire ne sont pas représentées. On peut certes agir en régulant, mais ça ne suffit pas. Parmi nos objectifs, il y a la protection des droits humains. Et une manière de les protéger, c’est aussi de développer du business en Europe. Les entrepreneurs européens peuvent apporter des solutions qui défendent mieux les droits humains, comme le font déjà certains dans le domaine des moteurs de recherche. Le problème, c’est que nous n’avons pas de stratégie continentale pour y arriver. Ce qui est, pour moi, un motif d’inquiétude. Il nous faut développer des entreprises massives qui proposeront des instruments pour concurrencer les Gafa, plus respectueux qu’eux des droits des utilisateurs. S’il faut effectivement donner du pouvoir aux utilisateurs, il nous faut également soutenir des entreprises et des organisations qui portent des solutions. Ce qui pourrait arriver de pire est de penser que la protection des utilisateurs nous empêche de développer des géants, que la liberté des utilisateurs empêche le développement des affaires. On a désormais besoin d’une stratégie de développement des entreprises européennes. Si on ne s’en dote pas, les digues de la protection des utilisateurs risquent de céder un jour. »

Benjamin Bayart acquiesce. S’il faut continuer à défendre les libertés, il faut effectivement construire des stratégies industrielles. On a besoin de créer des entreprises qui fournissent de grands services tout en respectant la vie privée des utilisateurs. Reste qu’il faut pour autant se défier des stratégies industrielles qu’on a cherché à mettre en place jusqu’à présent et qui n’ont pas fonctionné. On n’aura pas demain de Capgemini de l’hébergement comme on a eu un Airbus. « Le moteur de l’innovation aujourd’hui est dans les associations, les petites structures… » Les grandes entreprises voient le RGPD comme une menace et cherchent plutôt à le contourner que d’en faire une force. L’Europe offre un espace économique possible pour une autre innovation. Le moteur de recherche Qwant en est effectivement un stimulant contre-exemple. « On ne se battra pas contre Google ou Facebook en faisant comme eux ! » Aujourd’hui, force est de constater que les modèles intelligents sont portés par des associations. Et les entrepreneurs devraient s’y intéresser. L’enjeu n’est pas forcément d’aider les grands groupes ou de créer un grand acteur, « ,mais d’imaginer des modèles de petites acteurs qui se consolident les uns les autres ». Nous avons du potentiel, mais nous ne le soutenons pas. Le travail réalisé par Framasoft via Degooglisons l’internet est remarquable. Le système d’exploitation libre Replicant est un logiciel qui garantie la sécurité et la vie privée des utilisateurs et n’a coûté que 15 000 euros à mettre au point… Ce ne sont que quelques exemples d’une longue liste… En attendant, l’armée, malgré ses besoins sensibles, achète toujours ses logiciels chez Microsoft. « La commande publique n’est pas prévue pour aider les petits qui peuvent devenir gros, ceux qui sont différents. »

Effectivement. Si le modèle européen se fonde sur d’autres valeurs. Il va falloir activement soutenir les initiatives qui proposent une autre innovation !

Hubert Guillaud

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