Demain les entreprises autonomes (2/2) : vers des transactions intègres ?

La chaîne de blocs est, on l’a vu, un dispositif complexe et impressionnant. C’est un ajout important à de la technologie peer to peer. Avec la chaîne de blocs, chaque noeud d’un réseau décentralisé possède l’accès à tout l’historique du système. Cette technologie doit-elle donc se limiter à la monnaie ? Peut-être la révolution apportée par Bitcoin n’est-elle qu’accessoirement financière. Pourquoi ne pas oublier les aléas – nombreux – de la monnaie Bitcoin et se pencher plutôt sur la valeur de la technologie ?

DACSAu sein de la communauté Bitcoin, on commence ainsi, et de plus en plus, à parler des DACs – Distributed (ou Digital) Autonomous Companies, c’est-à-dire Entreprises autonomes distribuées (ou numériques). Les DACs sont des entreprises “anarchistes” ne possédant aucun patron et fonctionnant de manière totalement automatisée. Bitcoin, nous explique ainsi Stan Latimer (lui-même en train de créer une banque sous la forme d’une DAC, Bitshare X) serait la première de ces DACs. Les possesseurs de bitcoins sont les actionnaires d’une société qui offre des services financiers et qui payent des salariés, les mineurs…

“Métaphoriquement, le concept d’une Entreprise numérique autonome peut aider à comprendre le grand potentiel de la technologie inaugurée par Bitcoin. En passant d’une métaphore de la monnaie numérique à celle d’un business incorruptible entièrement automatisé, on peut envisager la création de nouvelles structures révolutionnaires. Contrairement à leurs équivalents basés sur la chair et le sang, les DACs seront des corporations souveraines gouvernées avec une intégrité inhumaine.”

Les trois lois de la DAC

En effet, c’est l’honnêteté fondamentale, garantie tant par l’open source que par la décentralisation (assurée par la technologie de la chaîne de blocs) qui constituera l’essence de ces DACs. Certaines pourront être dangereuses ou même faire le mal, continue Latimer, mais elles devront être claires quant à leur objectif. Elles ne pourront trahir ceux qui choisiront de faire affaire avec elles.

Elles resteront fondamentalement limitées par les règles inscrites dans leur ADN. Latimer évoque la ressemblance entre les DACs et les robots d’Isaac Asimov, et compare les principes qui les gouvernent aux fameuses trois lois de la robotique.

Il émet ainsi les trois lois de la DAC :

  • 1. Une DAC obéit à ses règles fondamentales. Cette première loi, l’intégrité, est garantie par la vérification de l’authenticité des actions d’un “noeud” par l’ensemble de ses pairs (comme on l’a vu avec la chaîne de blocs de bitcoin) “Les actions illégales de bots individuels sont simplement bloquées par le collectif et le coupable rejeté. Toute désobéissance aux règles est futile”, précise Latimer dans un téméraire cross-over entre Asimov et Star Trek.
  • 2. Une DAC ne peut changer ses règles sans le consentement de la majorité de ses participants. Latimer explique ainsi à propos de la première des DACs, le Bitcoin, que “les règles de fonctionnement de la corporation ne peuvent être modifiées que si la majorité des acteurs votent pour une transformation du logiciel”. Et, précise-t-il, ce ne sont pas les actionnaires qui peuvent influer sur cette décision, mais les employés, c’est-à-dire ceux qui contribuent avec leurs ressources informatiques par le minage à maintenir l’existence de la compagnie… Une entreprise dirigée par ses employés ? Renversement intéressant. Ainsi, le Bitcoin, né dans une ambiance plutôt libertarienne et anarcho-capitaliste, retrouve au final les idées d’un anarcho-communisme autogestionnaire !
  • 3. Une DAC doit protéger sa propre existence tant que cela ne contredit pas les deux premières lois. C’est peut-être la chose la plus difficile. La politique open source et la technologie de la chaîne de blocs sont suffisantes pour éviter les attaques extérieures sur le système par des “bots” frauduleux. Mais que se passe-t-il si les développeurs eux-mêmes sont l’objet d’une coercition (par exemple, d’un Etat ou d’une agence comme la NSA) ou encore d’une corruption ? Pour se protéger elle-même, la future DAC se devra de devenir indépendante de ses créateurs. Décentralisée, non seulement dans son fonctionnement, mais dans son développement.

Un langage pour les DACs

Mais Bitcoin et sa structure actuelle ne permettent pas de donner tout leur potentiel aux futures DACs. Dans celles-ci, les bots qui assureront les transactions auront des tâches plus compliquées à accomplir que tracer les mouvements d’un bitcoin. Ils devront faire des choix, prendre des décisions. Or il manque à Bitcoin un outil fondamental pour permettre ce genre d’opérations : un véritable langage de programmation. Il existe bien un langage de script, mais il n’est pas “Turing complet”, pour employer le jargon informaticien. Cela signifie qu’il lui manque certaines instructions fondamentales, comme la capacité de faire des boucles.

C’est l’ambition de Vitalik Buterin, jeune informaticien de 19 ans, avec son projet Ethereum (vidéo). Proposer un véritable générateur de cryptomonnaie, et éventuellement de DACs, avec un vrai système de script.

Selon Charles Hoskinson, le développeur qui travaille avec Buterin, le Bitcoin originel s’était imposé cette limitation à cause des problèmes de sécurité qui pouvaient se poser avec un système “Turing complet”. Mais l’expérience a montré selon lui que les risques pouvaient être limités (ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de problème de sécurité avec Bitcoin, comme le montre l’affaire MtGox ! Mais ça ne vient pas du langage de script).

Au cœur d’Ethereum se trouve donc le contrat. Celui-ci, nous dit-il, est un “agent” autrement dit un bot. Il s’agit d’un programme qui va mettre en relation deux partenaires et exécuter une transaction quelconque entre les deux, de manière automatisée, en s’assurant de la bonne conduite de chacune des parties. Comme dans Bitcoin, la confiance entre les deux interlocuteurs n’est pas requise. C’est le système lui-même qui garantit l’honnêteté de la transaction.

Ce qu’il y a d’intéressant c’est de noter comment des idées disparates, assez anciennes, trouvent brusquement du sens en s’associant entre elles grâce à la mise en place d’une technologie tiers, en l’occurrence celle de Bitcoin et sa chaîne de blocs. Ainsi, le contrat d’Ethereum est une vieille idée, qu’on nomme le Smart Contract : autrement dit un contrat qui s’exécute tout seul, sans nécessiter la présence d’un tiers pour s’assurer de la valeur de la transaction. L’idée des Smart Contracts est le cheval de bataille de l’économiste Nick Szabo qui s’y consacre depuis des années. Ce qui est intéressant, c’est que, du moins si l’on en croit la Wikipedia, Szabo pourrait bien être la pers ! onne se cachant derrière le pseudonyme du mystérieux Satoshi Nakomoto, l’inventeur du Bitcoin (mais bien d’autres noms ont été suggérés).

L’idée d’utiliser des “agents” pour effectuer des transactions n’est pas inédite non plus. Dans les années 90, la société General Magic (fondée par deux des concepteurs du Macintosh) avait essayé de créer une “place de marché virtuel” où des agents, mandatés par leurs clients prenaient des décisions d’achat en fonction de leur souhaits (par exemple si quelqu’un désirait partir en voyage, l’agent comparait les prix des agences, les conditions de vols et de séjours et réservait suivant les instructions qu’il avait reçues).

Enfin, et bien entendu, au cœur d’Ethereum et évidemment de Bitcoin, on trouve une technologiepeer to peer décentralisée, populaire depuis Napster, mais en réalité au coeur de l’internet depuis ses débuts (car toute adresse IP peut indifféremment être client ou serveur).

Le drapeau noir flotte sur la marmite

A quoi serviront les DACs ? Différents exemples viennent à l’esprit. Dans un texte souvent cité, le développeur Gregory Maxwell imagine une future “dropbox décentralisée”, où hébergeurs, uploaders et downloaders s’entendraient via des paiements dans une monnaie virtuelle de type Bitcoin. Daniel Latimer (ne pas confondre avec Stan), de son côté, imagine une “Associated press DAC”, système de diffusion de news sans serveur ni organisme centralisé : un auteur placerait l’url de son article dans la chaine de blocs, puis les participants au réseau “parieraient” sur la valeur de ce texte. S’ils spéculent sur la hausse, ils auront intérêt ! à faire gagner ce point de vue en diffusant eux-mêmes ce contenu. S’ils spéculent à la baisse, il chercheront à promouvoir d’autres articles. Tous les paris sont enregistrés dans la chaîne de blocs. Au final, l’auteur gagnera des royalties sur le nombre de paris effectués sur son article, et les parieurs “gagnants” recevront aussi des dividendes. Un autre exemple intéressant serait une Wikipedia décentralisée. Les concepteurs d’Ethereum quant à eux, n’hésitent pas à imaginer tout type d’organisation, par exemple selon Charles Hoskinson, “un parti politique”. Et Stan Latimer lâche quant à lui l’idée finale, à laquelle on ne peut que penser : un gouvernement mondial incapable de trahir sa propre Constitution. Mais bien sûr on n’en est pas là, et la plupart des DACs auront ! des ambitions bien plus modestes.

De fait, l’accumulation de de ces technologies (peer to peer, bitcoin, agents intelligents, DACs) permet, peut-être pour la première fois dans l’histoire de penser l’anarchisme comme une philosophie politique réelle, et non une vague et floue utopie, ou pire, une “attitude” un peu adolescente sans conséquence dans le monde réel. Quant à savoir la forme que prendra cet anarchisme technologique, libertarianisme capitaliste, communisme ou, plutôt, comme on l’a vu plus haut, un étrange mélange des deux, cela reste à découvrir.

Rémi Sussan

Notre dossier « Demain, les entreprises autonomes » :

À lire aussi sur internetactu.net