Lors du dernier SXSW consacré à l’éducation, la chercheuse américaine danah boyd (@zephoria) a, comme à son habitude, délivré une très intéressante conférence sur la question de l’éducation aux médias (vidéo) devant un parterre de spécialistes. Intéressante parce qu’elle remettait en question certaines approches faciles ou rapides de la façon dont on considère l’éducation aux médias
Image : danah boyd sur la scène du SXSW edu.
Idéalement, l’éducation demande aux élèves de remettre en cause leurs hypothèses, de chercher de nouvelles explications. Le problème est que le gouffre qui s’ouvre alors peut être rempli d’une manière profondément problématique, estime danah boyd. Lorsque nous demandons aux élèves d’interroger leurs croyances sans leur donner un nouveau cadre pour donner un sens au monde, d’autres sont souvent là pour le faire à la place de leurs professeurs ou de leurs parents. danah boyd a un profond respect pour l’objectif de l’éducation aux médias, qui consiste, comme l’explique la spécialiste du sujet Renee Hobbs en « une enquête active et une réflexion critique sur les messages que nous recevons et créons ». La « littératie médiatique » consiste donc à développer des compétences pour analyser, évaluer et créer des médias. Elle vise à la fois à autonomiser les individus et à leur donner des outils pour créer une société démocratique. Dans un récent rapport de Data & Society, Monica Bulger (@literacyonline) et Patrick Davison, rappellent d’ailleurs que l’éducation au média a montré des résultats positifs, notamment en permettant d’évaluer le contenu partisan, d’améliorer la pensée critique ou le changement de comportement, mais que celle-ci a encore des efforts à faire pour s’améliorer.
« Mais fondamentalement, c’est une forme de pensée critique qui demande aux gens de douter… Et ça me rend nerveuse ».
L’éducation aux médias à l’heure de la post-vérité
danah boyd avait commencé à éclairer ces questions dans un article publié l’année dernière. Elle y soulignait déjà que pour elle, les deux solutions pour combattre la désinformation, à savoir l’éducation aux médias et les initiatives de vérification de l’information, oublient de prendre en compte le contexte culturel de notre consommation d’information. Elle rappelle une histoire lors d’une interview avec une adolescente qui lui expliquait ce qu’elle pensait des rapports sexuels et lui avait rapporté des certitudes particulièrement inexactes, comme le fait qu’on ne pouvait pas tomber enceinte avant 16 ans ou que le Sida ne se propageait que via les baisers… Autant d’informations qu’elle avait validées par des recherches en ligne. « Lorsque les élèves sont invités à comprendre le fonctionnement des médias, on leur enseigne à être critique, tout en soulignant que certaines publications sont plus dignes de respect que d’autres. Or, tout le monde n’est pas d’accord sur ce qui fait une source fiable. Aux États-Unis (pas seulement) nous vantons la responsabilité personnelle. » Chacun est son propre maître : tant et si bien que chacun est sensé comprendre par exemple la finance pour gérer efficacement sa retraite. Cette logique culturelle libérale est très forte. Mais elle a également des conséquences pour la connaissance et l’information. « Tout ce qu’ils ont à faire est de « faire les recherches » par eux-mêmes et ils sauront mieux que quiconque ce qui est réel ». Ce qui n’est pas sans poser problème, comme le pointe une étude récente de Francesca Tripodi pour Data & Society, l’Institution de recherche que dirige danah boyd, qui a observé les pratiques de recherches d’information de conservateurs américains et qui souligne que ni Google, ni les termes que l’on recherche ne sont neutres. Les recherches visant à vérifier des faits finissent par les imposer. Tripodi parle ainsi « d’inférence scripturale » pour décrire les méthodes de recherche de ces publics, profondément influencés par leurs propres convictions et par les termes qu’utilisent les médias conservateurs auprès de leurs publics qui les invite à s’informer sur ceux-ci plutôt que sur d’autres, comme l’explique le Washington Post. Les différences de termes utilisés vous conduisent à faire des recherches différentes et à des résultats différents et orientés.
Lors du Pizzagate, qui associait Hillary Clinton à un réseau de trafic d’enfants censé être lié à une pizzeria de Washington, tous les journaux ont multiplié les efforts pour dénoncer et contester ces allégations. Or, ces dénis ont eu l’effet inverse, rappelle danah boyd. Pour beaucoup de gens qui ont appris à se défier des médias et qui étaient déjà enclins à ne pas faire confiance à Clinton, cette convergence a suggéré qu’il y avait quelque chose d’étrange… jusqu’à ce qu’un type déboule avec une arme à feu dans la pizzeria (sans faire de victime, heureusement).
De nombreux groupes marginalisés sont en colère envers la façon dont les médias, les institutions ou les élites les rejettent : rappelons, souligne danah boyd, qu’il a fallu 5 jours avant que les grands médias ne s’intéressent aux émeutes de Ferguson et plus de temps encore pour que des journalistes s’intéressent aux problèmes que des Indiens du Dakota avaient avec le projet de pipeline traversant leur territoire. « Pour de nombreux Américains qui ont vu leurs journaux locaux disparaître, les reportages d’actualités semblent déconnectés de leurs réalités. Les problèmes et les sujets qui, selon eux, affectent leurs vies sont souvent ignorés ».
Expérience contre expertise
Depuis longtemps, les responsables des droits civiques plaident pour le respect de l’expérience sur l’expertise. Mais force est de constater qu’elle est rarement prise en compte et qu’on lui donne rarement la parole. danah boyd compare la situation avec celle de la médecine. Longtemps les gens ont eu un médecin de famille dans lequel ils avaient confiance. Aujourd’hui, beaucoup les considèrent comme des gens arrogants et condescendants, trop chers et inattentifs à leurs besoins. Les médecins manquent de temps pour passer un peu de temps avec leurs patients. Les gens se sentent dupés par des coûts trop élevés et des procédures compliquées. La confiance du public envers les médecins a diminué. À l’inverse, les gens obtiennent de plus en plus facilement des informations de leurs réseaux sociaux. Non seulement ces informations sont moins chères à obtenir, mais elles proviennent de gens qui sont prêts à les écouter, à les comprendre, à comparer leurs avis et leurs recommandations. « Pourquoi faire confiance à des experts quand vous avez à portée de main une foule de personnes bien informées qui ont peut-être vécu la même expérience que vous et qui peuvent vous aider ? » danah boyd dresse alors un parallèle entre cette dynamique et les discussions autour des liens supposés entre autisme et vaccinations (non, il n’y en a pas !). À l’origine des doutes, on trouve un article produit par des experts reliant l’autisme aux vaccinations : un article qui a résonné avec l’expérience de nombreux parents. Puis d’autres experts ont contesté les motivations du chercheur et se sont engagés dans une campagne pour expliquer qu’il n’y avait pas de liens. « Ce qui se déroulait ressemblait à une guerre de l’expertise contre l’expérience ». Les anti-vaccinations soulignent, eux, que nous ne savons pas s’il y a des liens entre vaccination et autisme. Ils réclament le choix (le choix de ne pas vacciner). « Ils font ce que nous leur avons appris à faire : remettre en question les sources d’information. Le doute est devenu un outil. »
Fake news : le triomphe de la polarisation
L’obsession autour des fake news relève du même type de conflit. D’un côté les experts accusent les gens « stupides » de ne pas comprendre ce qui est réel. On invite les experts à étiqueter ce qui est réel de ce qui ne l’est pas. Et on en appelle à une meilleure éducation aux médias. Tant et si bien qu’il suffirait de couper certaines sources de FB ou des réseaux sociaux pour résoudre le problème. Le problème est que les gens croient en l’information qui confirme leurs croyances. « Si vous leur présentez des données qui les contredisent, ils recourront à leurs croyances plutôt que d’intégrer de nouvelles connaissances dans leur mode de compréhension ». C’est pourquoi, souligne danah boyd, montrer aux gens du contenu labellisé qui contredit leurs opinions risque surtout d’augmenter leur haine de Facebook en tant qu’institution, plutôt que corriger leur croyance… Bref, cela risque surtout de renforcer la polarisation. C’est d’ailleurs pourquoi les progressistes propagent à leur tour des fake news qui renforcent leur conviction que les partisans de Trump sont stupides et arriérés. danah boyd est convaincu que la labellisation de l’information risque surtout d’encourager la polarisation. Pour elle, s’attaquer aux fausses nouvelles va demander bien plus que labéliser l’information et ce d’autant qu’il n’est pas sûr que cela nous amène là où nous souhaitons aller. Pour elle, l’enjeu est plutôt de changer de culture sur la façon dont nous donnons un sens à l’information, sur ce en quoi nous avons confiance et comment nous comprenons notre rôle dans le traitement de l’information. Des solutions rapides et faciles peuvent peut-être limiter les controverses, mais elles ne permettront pas de résoudre le problème de fond.
danah boyd estime qu’en tant que défenseur de l’éducation aux médias, elle a raté son objectif. « Mes croyances et hypothèses ne s’alignent pas avec celles de la plupart des Américains ». Pour elle, les intermédiaires de l’information sont importants, car nul ne peut être pleinement informé, ce qui suppose de sous-traiter certaines questions. Or, les États-Unis détruisent son tissu social par la polarisation, la méfiance et l’auto-ségrégation. « Et que cela nous plaise ou non, notre culture du doute et de la critique, l’expérience plutôt que l’expertise et la responsabilité personnelle nous poussent à aller plus loin encore dans cette voie ». L’éducation aux médias nous invite à poser des questions et à nous méfier des informations et c’est justement ce qu’ils font, concluait alors la chercheuse dubitative devant ce paradoxe. Aucun pansement simple ne fonctionnera, estimait alors la chercheuse, sans proposer de piste d’action claire.
Un an plus tard, au SXSW donc, son propos s’est renforcé.
Fake news : une crise épistémologique
L’éducation aux médias n’existe pas vraiment dans les écoles explique-t-elle. On n’en trouve qu’une version dégradée invitant les élèves à distinguer CNN de Fox News, à débusquer le parti pris d’un reportage. Quand elle s’intéresse au numérique, elle se résume souvent à un « ne faites pas confiance à Wikipédia et faites des recherches sur Google ». L’éducation aux médias est régulièrement invoquée comme la solution aux fake news, quand elle n’est pas invoquée comme la solution pour résoudre par magie notre division politique. Or, rappelle danah boyd, nous vivons dans une société polarisée. Et pour une progressiste comme elle, les phénomènes conservateurs et libéraux qui imprègnent les questions médiatiques ne se réduisent pas simplement… en tout cas, ne se réduiront pas d’un simple coup de baguette magique. Les meilleures intentions peuvent conduire au pire et la vision étroite de l’éducation aux médias et à la pensée critique également. Dans un écosystème médiatique instable et en pleine transformation, il nous faut nous demander à quel type d’éducation aux médias nous devrions travailler.
En 2017, la sociologue Francesca Tripodi a réalisé un travail pour comprendre comment les communautés conservatrices comprenaient les propos contradictoires du président américain. Elle s’est rendu compte par exemple que les communautés conservatrices évangéliques, formées à l’interrogation critique des textes bibliques, ne prenaient pas les messages de Trump dans leur sens littéral. Les gens interprétaient leurs significations comme ils le font de la Bible. « Les métaphores et les constructions importent plus que la précision des mots ». Or, le plus souvent, nous valorisons la précision dans le langage. Pourtant, les compétences linguistiques et communicationnelles ne sont pas universellement appréciées, tant et si bien que la résistance à ces compétences est en passe de devenir une guerre culturelle. Comme le pointait Cory Doctorow : « Nous ne vivons pas une crise sur ce qui est vrai, nous vivons une crise sur la façon dont nous savons si quelque chose est vrai. Nous ne sommes pas en désaccord sur les faits : nous sommes en désaccord sur l’épistémologie », c’est-à-dire l’étude de la connaissance elle-même. Les éducateurs sont profondément attachés à la preuve, à la raison, aux faits. Mais la connaissance ou la science ne sont pas stables. Il y a 75 ans seulement, la science estimait encore que les noirs étaient biologiquement inférieurs, rappelle boyd. Dans de nombreuses communautés, l’expérience l’emporte encore sur la science comme clé de la connaissance. Sur des sujets comme la météo, le climat ou la médecine, d’autres formes de connaissance que la science occidentale existent. « Les épistémologies fondées sur l’expérience reposent aussi sur des preuves, mais pas sur le type de preuves qui seraient reconnues ou acceptées par les scientifiques occidentaux ». La tension entre les connaissances scientifiques et les connaissances confessionnelles, bien sûr, n’a jamais été facile à résoudre, au contraire. Cette tension a notamment d’innombrables ramifications politiques et sociales. Ce qui est certain, c’est que les différences épistémologiques fondamentales ne se résolvent pas par le compromis. « Les gens pensent toujours qu’ils sont engagés dans une pensée critique lorsqu’ils interrogent le sens du bon et du mal, du vrai et du faux, de l’honnête et du trompeur. Mais la plupart de ce qu’ils en concluent est en fait surtout enraciné dans leur croyance plus que dans une source d’information spécifique ». Le risque, si nous n’y prenons pas garde, c’est que « l’éducation aux médias ou la pensée critique soient déployées comme une affirmation d’autorité sur l’épistémologie ». C’est déjà le cas. Aujourd’hui, les débats sur la vérification des faits suggèrent qu’il n’y aurait qu’une seule vérité. Et nous devons reconnaître que beaucoup d’élèves ont appris qu’il n’y a qu’une seule façon légitime de connaître les choses, qu’une vision du monde qui est acceptée.
Armer la pensée critique
Le politologue Deen Freelon a tenté de donner un sens au rôle de la pensée critique pour traiter les fake news. Il est ainsi revenu sur une fascinante campagne publicitaire de Russian Today qui a été rapidement interdite aux États-Unis et au Royaume-Uni, ce qui a conduit Russian Today à créer des publicités pour expliquer cette interdiction qui clamaient : « Les preuves de l’impact de l’activité humaine sur le changement climatique sont-elles fiables ? La réponse n’est toujours pas claire. Un jugement équilibré n’est possible que si vous êtes mieux informé. En défiant la vue acceptée, nous révélons un côté de l’information que vous ne verriez normalement pas. Parce que nous croyons que plus vous remettez en question les choses, plus vous en savez ! » Si vous venez d’un milieu qui n’est pas certain que le changement climatique est réel, cette proposition semble tout à fait raisonnable. Pourquoi ne voudriez-vous pas plus d’informations ? Pourquoi ne devriez-vous pas être engagé dans la pensée critique ? N’est-ce pas ce qu’on vous a encouragé à faire à l’école ?
Et la chercheuse de pointer une autre publicité de Russian Today : « La terreur est-elle seulement commise par des terroristes ? La réponse n’est pas toujours claire. Un jugement équilibré n’est possible que si vous êtes mieux informé. En défiant la vue acceptée, nous révélons un côté de l’information que vous ne verriez normalement pas. Parce que nous croyons que plus vous remettez en question les choses, plus vous en savez ! »
Et de rappeler que les militants progressistes eux-mêmes, notamment, se demandent parfois si le gouvernement américain est responsable du terrorisme dans d’autres pays. Russian Today a fait une campagne efficace, estime la chercheuse. Ils ne sont pas apparus comme conservateurs ou libéraux, mais plutôt comme une entité médiatique censurée pour avoir posé des questions. Et en rapportant cette interdiction, les grands médias légitimaient eux-mêmes cette campagne sous la rubrique « liberté d’expression ».
La liberté d’expression et d’information en question
« Nous vivons dans un monde où nous assimilons la liberté de parole au droit d’être amplifié. Mais est-ce que tout le monde a le droit d’être amplifié ? » Les médias sociaux nous ont apporté cette infrastructure d’information sous la fausse image que si nous étions tous rassemblés à un même endroit nous trouverions un terrain d’entente et éliminerions les dissensions et conflits. Nous avons déjà vu cette logique à l’oeuvre auparavant. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde pensait que la connexion du globe par l’interdépendance financière empêcherait la Troisième Guerre mondiale. Rien n’assure pourtant que cette logique se suffise à elle-même.
Pour le meilleur et pour le pire, en connectant le monde à travers les médias sociaux et en permettant à quiconque d’être amplifié, l’information peut se propager à une vitesse record. « Il n’y a pas de véritable curation ou contrôle éditorial. Il incombe au public d’interpréter ce qu’il voit. De s’auto-enquêter. Puisque nous vivons dans une société néolibérale qui donne la priorité à l’action individuelle, nous doublons la mise par l’éducation aux médias en tant que «solution» à la désinformation. C’est à chacun d’entre nous, en tant qu’individu, de décider par nous-mêmes si ce à quoi nous sommes confrontés est vrai ou non. »
Bien souvent, les gens qui affichent une désinformation claire et indiscutable le savent. Ils savent que c’est une foutaise, explique encore danah boyd. Ils se fichent de savoir si c’est vrai ou non. Mais pourquoi l’affichent-ils alors ? Parce qu’ils font une déclaration ! Les personnes qui ont posté l’un des mèmes à l’encontre d’Hillary Clinton, la faisant passer pour une sataniste, n’ont pas pris la peine de vérifier cette affirmation. Ils s’en fichaient. Ce qu’ils voulaient signaler clairement, c’est qu’ils détestaient Hillary Clinton. Et ce message a en effet été entendu haut et fort. Et ils sont offensés si vous leur dites qu’ils ont été dupés par les Russes pour répandre de la propagande. Ils ne vous croient pas une seconde.
La désinformation est contextuelle
« La désinformation est contextuelle » souligne la chercheuse. « La plupart des gens croient que les gens qu’ils connaissent sont crédules à de fausses informations, mais qu’ils sont eux-mêmes équipés pour séparer le bon grain de l’ivraie. Nous pensons tous être capables de vérifier l’information et d’être autonomes, mais ce n’est pas le cas. » Ajoutez à cela que pour nombre de personnes, l’éducation et les médias – deux institutions qui tentent de contrôler la façon de penser des gens, deux institutions qui tentent d’affirmer leur autorité sur l’épistémologie – sont des ennemis.
danah boyd a grandi sur les forums Usenet. Elle y a passé des nuits à discuter avec des gens dont elle pensait qu’ils avaient tort. La loi de Godwin était pour elle une réalité bien tangible. La loi de Poe également, soulignant qu’il est très difficile de faire la différence entre un propos extrême et sa parodie.
Dans leur livre, L’internet ambivalent : méfait, bizarrerie et antagonisme en ligne, les chercheurs en études des médias Whitney Phillips (@wphillips49) et Ryan Milner (@rmmilner) soulignent combien un segment de la société est si bien versé dans les communications numériques – mèmes, GIF, vidéos, etc. – qu’ils peuvent utiliser ces outils pour déstabiliser fondamentalement les structures de communication et les visions du monde des autres. Il est difficile de dire ce qui est réel et ce qui est fiction, ce qui est cruel et ce qui est une blague. Mais c’est justement le point. C’est ainsi que l’ironie et l’ambiguïté peuvent être militarisées. « Et pour certains, l’objectif est simple : démanteler les fondements mêmes des structures épistémologiques des élites si profondément ancrées dans les faits. »
« Beaucoup de gens, en particulier les jeunes, se tournent vers les communautés en ligne pour donner un sens au monde qui les entoure. Ils veulent poser des questions inconfortables, interroger les hypothèses et interroger les évidences qu’on leur assène. Bienvenue à la jeunesse ! Mais, il y a des questions qu’il est inacceptable de poser en public (comme à l’école) et ils l’ont appris. Mais dans de nombreux forums en ligne, aucune question ou exploration intellectuelle n’est considérée comme inacceptable. Restreindre la liberté de penser, c’est censurer ! Et ainsi toutes sortes de communautés ont surgi pour que les gens explorent les questions de race et de genre et d’autres sujets de la manière la plus extrême possible. Et ces communautés sont devenues glissantes. Ceux qui adoptent des vues aussi haineuses sont-ils réels ? Ou sont-ils ironiques ?
Personne ne veut de la pilule bleue !
Dans le film The Matrix de 1999, Morpheus dit à Neo : « Vous prenez la pilule bleue, l’histoire se termine. Vous vous réveillez dans votre lit et croyez ce que vous voulez. Vous prenez la pilule rouge, vous restez au pays des merveilles et je vous montre à quel point le trou du lapin est profond. » La plupart des jeunes ne souhaitent pas le confort de l’aveuglement, ils veulent avoir accès à ce qui est inaccessible, interroger ce qui est tabou et dire ce qui est politiquement incorrect. Qui ne voudrait pas prendre la pilule rouge ? »
Dans certaines communautés, prendre la pilule rouge signifie aussi interroger les médias et l’éducation. Poser des questions sur leur rôle et le remettre en question. danah boyd évoque ainsi la radicalisation de jeunes Américains responsables de tuerie de masse, qui commencent leur radicalisation en interrogeant de manière critique une réalité qu’ils ne comprennent pas et qui rejoignent peu à peu des forums doctrinaires, qui développent des visions du monde persuasives s’appuyant sur des mécanismes très construits pour contester d’innombrables hypothèses. La différence entre ce que l’on considère comme un travail éducatif et un travail radicaliste dépend beaucoup de votre vision du monde, pose-t-elle avec provocation.
La confiance dans les médias est assez faible, rappelle-t-elle. Il est assez facile de trouver des failles dans les médias, de construire une vision complotiste. L’éducation au média encourage souvent les jeunes à en créer pour en comprendre le fonctionnement. De nombreux jeunes apprennent également ces compétences par eux-mêmes, en promouvant leurs comptes instagram ou youtube. Mais à quelle fin ? « Chaque jour, je vois des adolescents produire des contenus antisémites ou misogynes en utilisant les mêmes outils que les activistes utilisent pour combattre ces préjugés ». Il est notable que ceux qui adoptent des points de vue extrêmes sont extraordinairement qualifiés pour utiliser les médias. « Développer des compétences dans la fabrication de médias ne garantit pas que quelqu’un les utilisera pour le bien ». C’est bien le problème. « Beaucoup de mes pairs pensent que si plus de gens sont qualifiés et si plus de gens posent des questions difficiles, le meilleur en sortira ». Mais, c’est certainement un peu naïf. Le cadre du marché des idées fondé sur la liberté de pensée est à la fois génial et également un peu naïf. Le problème est que les bonnes idées ne remontent pas toujours à la surface. Les messages contradictoires ont plus tendance à remonter à la surface que les messages bien intentionnés.
Qu’on s’entende bien, rappelle danah boyd : « Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas éduquer les gens ou produire de la pensée critique. Je ne veux pas d’un monde de moutons ». Mais l’éducation aux médias ne suffira peut-être pas à gagner la guerre culturelle en cours. Pour danah boyd, la propagande s’est transformée. L’enjeu désormais est de donner un sens à un paysage de l’information où les outils mêmes que les gens utilisent pour donner un sens au monde qui les entoure sont stratégiquement pervertis par d’autres qui croient résister aux puissants acteurs que nous cherchons à critiquer. L’une des meilleures façons de faire « flamber » un public consiste à troller les médias. En faisant en sorte que les médias soient contraints à la négation, les allumeurs comptent sur le fait que ceux qui se méfient des médias réagissent en faisant leur propre enquête… C’est un puissant effet boomerang. Ainsi, plus les médias niaient le lien entre autisme et vaccination et plus le public pensait que cela cachait quelque chose de réel. Autre exemple avec le Pizzagate : les médias ont couvert l’information pour le démonter. Beaucoup de gens ont contre enquêté, jusqu’à ce qu’un homme s’empare d’une arme à feu…
Comment douter ?
danah boyd appelle cela le gaslighting. Le terme renvoie à un film de 1944 (Hantise de Goerge Cukor) où une femme est manipulée par son mari d’une manière si efficace qu’elle pense qu’elle est folle. C’est une technique efficace, qui rend quelqu’un soumis et désorienté. Une fois instillé, le doute de soi est difficile à surmonter. Pour danah boyd, l’un des risques du nouveau paysage médiatique est qu’il soit utilisé pour abuser les gens. Mais contrairement à la violence domestique, il n’y a pas de sortie possible de notre univers d’information. On sait aujourd’hui par exemple qu’on ne combat pas la dépression par un discours rationnel. S’attaquer à la dépression est un travail difficile. Nous avons développé des outils formidables, reste à savoir comment éduquer les gens qui ne partagent pas votre cadre épistémologique.
Pour danah boyd, les réponses à ces problèmes sont difficiles. Mais il est nécessaire de développer des anticorps pour aider les gens à ne pas être trompés. C’est une question d’autant plus difficile que les gens préfèrent suivre leur instinct que leur esprit. Personne ne souhaite entendre qu’il est trompé. Pour danah boyd, l’enjeu est peut-être alors d’aider les gens à comprendre leur propre psychologie.
L’empathie est une émotion puissante que la plupart des éducateurs encouragent. Mais comment résister lorsque vous commencez à sympathiser avec des personnes ou des visions du monde toxiques ? Les chercheurs qui travaillent à essayer de comprendre les visions dangereuses du monde font un gros travail pour garder une distance émotionnelle. L’enjeu pour eux consiste à séparer les signaux, à regarder par un bout (en enlevant ce qui ne relève pas du contexte par exemple). Mais c’est le contraire de ce que l’on fait quand on analyse des médias où l’on apprécie d’abord le contexte et où l’on ne conserve pas de distance émotionnelle.
Pour danah boyd, une autre piste consiste à aider les élèves à mieux comprendre les différences épistémologiques : pourquoi des gens interprètent-ils différemment un même contenu ? « Plutôt que de penser à l’intention des productions, analysons les contradictions des interprétations ». Cela nécessite de développer un fort sens de la façon dont les autres pensent afin de comprendre où se situent les différences de perspective. D’un point de vue éducatif, cela nécessite de comprendre le point de vue d’autrui tout en gardant son point de vue ferme (même si apprécier la vision d’une personne toxique peut-être profondément déstabilisant).
Pour danah boyd, il est également nécessaire d’aider les élèves à voir comment ils comblent les failles d’une information. Comprendre les biais de confirmation, à savoir ce que nous acceptons et ce que nous rejetons de notre filtre informationnel est essentiel.
Reste que ces pistes sont des exercices de renforcement cognitif qui permettent de reconnaître ses propres faiblesses, mais pas celles du paysage médiatique qui nous entoure. « Nous ne devons pas tant affirmer notre autorité sur l’épistémologie, qu’encourager les élèves à être plus conscients de la façon dont l’interprétation est socialement construite », et comprendre comment cela peut-être manipulé. Reste que ce n’est pas parce que vous savez que vous êtes manipulé que vous pouvez y résister, reconnaît la chercheuse désarmée.
« Soyons honnêtes : notre paysage informationnel va devenir de plus en plus complexe ». Mais l’enjeu n’est pas tant de comprendre ce qu’est un fait ou comment évaluer les sources. La première génération d’éducation aux médias répondait à la question de la propagande dans un contexte de média de masse. Or, nous vivons désormais dans un monde réseau. Nous devons donc comprendre comment ces réseaux s’entrelacent et comment l’information qui s’y répand est comprise et vécue différemment de celle qui était produite et diffusée par les médias traditionnels.
L’information, peut, est, et sera militarisée. La propagande d’aujourd’hui n’est plus créée par Edward Bernays. Depuis l’internet, des cohortes de jeunes ont appris à pirater l’économie de l’attention dans le but d’acquérir un statut et un pouvoir dans ce nouvel écosystème informationnel. Pour la chercheuse, nous devons imaginer des réponses en réseau à ce paysage en réseau. Et envisager de construire la connaissance d’autres façons dont nous la construisions jusque là.
Depuis son article et son intervention, danah boyd a reçu beaucoup de critiques. Elle a tenu à y répondre dans un autre article, précisant que l’éducation aux médias actuelle ne provoque pas la haine, mais ne la résout pas. Mais bien souvent, les messages bien intentionnés que nous tentons de véhiculer ne cadrent pas avec la réalité. Pour elle, l’argument de base qu’elle a tenté de défendre est de dire que si nous n’y prêtons pas attention, l’éducation aux médias et à la pensée critique seront déployés comme une affirmation d’autorité sur l’épistémologie. Et elle n’est pas persuadée que ce soit une réponse satisfaisante.
Arrêtons-nous là pour l’instant. Même si l’on voit bien, dès à présent, que les pistes qu’explore danah boyd nécessitent encore d’être complétées. On y reviendra assurément.
Hubert Guillaud
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Merci Hubert pour ce compte-rendu.
La pensée de danah boyd est complexe, mais c’est aussi comme cela qu’elle peut depuis des années poser des questions sensibles, aller à contre-courant des idées préconçues.
Sur les questions éducatives, je me permet de renvoyer au livre « Culture participative », qu’elle a co-écrit avec Mimi Ito et Henry Jenkins. Il y a de longs développements sur l’éducation à l’heure des réseaux.
C’est passionnant de la voir dialoguer avec Mimi Ito autour des notions de réception, notamment de l’enfermement dans des communautés que provoquent les réseaux… qui sont au contraire, dans le discours général sensés élargir les opportunités et points de vue.
A méditer quand l’éducation aux médias et à l’information apparaît comme la seule issue positive dans le PJL sur les fake news. Ce peut aussi être un leurre, notamment parce que les usagers actuels des médias sociaux ne sont plus à l’école, et que ce sont leurs normes sociales actuelles qu’il faut interroger. Quand le néolibéralisme prône l’individualisation de tout (depuis la sécurité sociale jusqu’à l’élaboration de son point de vue sur le monde), les relations conventionnelles (celles qui ne sont pas « écrites » ou décidées par des lois et des contrats, notre vie quotidienne en quelque sorte…) sont aussi pensées sous le régime de l’individu… et donc celui des croyances, des préconceptions, des émotions et non sous le régime collectif d’une société avec ses tendances, divergences et débat ouverts. Le doute, de salvateur quand il est utilisé pour aller de l’avant, devient une arme de désagrégation sociale quand il devient un outil d’individualisation et de scepticisme.
Amitiés
Hervé
A l’occasion de la conférence de l’association de l’information en ligne (Online News Association), qui se tenait il en 2018 à Austin au Texas, la chercheuse danah boyd, directrice de Data & Society, était invitée à donner son point de vue sur le sujet qui anime le plus la presse aujourd’hui, à savoir la lutte contre la désinformation. Comme à son habitude, elle a publié le texte de son intervention. Un complément utile aux propos qu’elle tenait dans l’article dont nous rendions compte ici…
Lors de leur audition devant le Congrès américain, Facebook et Twitter ont été accusés d’avoir un biais à l’encontre des idées conservatrices. Malgré les tentatives des médias et des médias sociaux à prouver le contraire, force est de constater que les messages conspirateurs dénonçant ce biais se sont bien plus imposés que le contraire. Mais si les accusations de parti-pris demeurent aussi vivaces, c’est parce que les preuves apportées par les médias et les médias sociaux n’ont pas d’importance pour ceux qui profitent de ces rumeurs. « C’est ce qui rend cette cascade si efficace. Les organisations de presse et les entreprises technologiques n’ont aucun moyen de « prouver » leur innocence. Ce qui fait si bien fonctionner les messages de conspiration, c’est qu’ils pervertissent très bien les preuves. Et la technique la plus simple pour cela consiste à combiner la corrélation et la causalité. » Au final, les gens pensent que Google évalue les faits plutôt que de les classer, souligne la sociologue Francesca Tripodi. L’extrémisme a toujours cherché à accroître la polarisation. Le problème, estime boyd, est que les organisations de presse et les entreprises de technologie ont du mal à comprendre leur rôle dans la distribution et la promotion de différents types de discours. De crainte d’être accusés de préjugés, les médias ont tendance à donner la parole à tous. Et les médias sociaux peinent à bannir les personnes qui violent leurs conditions d’utilisation en propageant des discours haineux, de peur d’être accusées de censure. Aux États-Unis, tout le monde se retranche derrière le premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression. Mais ce premier amendement concerne le Congrès américain, pas la société américaine, rappelle la chercheuse. La presse a ainsi toujours choisi qui elle voulait amplifier et mettre en avant. Et choisir qui amplifier n’est pas la même chose que réduire la capacité à parler de quelqu’un. L’industrie de la technologie a créé des centaines de nouveaux outils de communication permettant d’augmenter la liberté d’expression et sa diversité, mais sans vouloir en être les nouveaux responsables. Les niches d’information se sont démultipliées. Mais jamais les créateurs de ces technologies n’ont pensé que ces outils d’amplification seraient utilisés pour radicaliser les gens ou accroître le harcèlement…
Début août 2018, aux États-Unis, les grandes plateformes ont finalement accepté de bannir un théoricien du complot d’extrême droite (Alex Jones) qui violait leurs conditions de services, après lui avoir notifié plusieurs fois des avertissements. En 2016 déjà, Twitter avait fini par bannir un provocateur… qui est devenu plus célèbre encore en se faisant passer pour une victime. Le bannissement d’Alex Jones a donné lieu à une vague de débats sans précédent dans les médias américains qui lui a apporté beaucoup de publicité… C’est tout à fait le mode de fonctionnement des complotistes et des manipulateurs de médias, rappelle la chercheuse : créer du spectacle sur les médias sociaux pour obtenir l’attention des médias, nourrir ce spectacle de mots-clefs qui poussent les gens à les trouver, puis devenir un martyr pour aider à la conversion radicale… Ces étapes, explique danah boyd, montrent une relation toxique entre médias sociaux, médias d’information et moteur de recherche.
Pour illustrer cette intrication entre médias, médias sociaux et moteurs de recherche, danah boyd revient sur la tuerie de l’école primaire Sandy Hook qui a eu lieu en décembre 2012 (cf. Wikipédia) et notamment la rumeur, dès le lendemain de l’événement, que l’événement n’aurait jamais eu lieu, et que les parents témoignant dans les médias n’auraient été que des acteurs visant à permettre à Obama de mettre en place un contrôle sur les armes à feu ! Qualifier ainsi les parents en pleurs relève de ce que la spécialiste de l’analyse des Trolls Whitney Phillips (@) et auteure de deux livres sur le sujet, appelle le RIP trolling, c’est-à-dire les commentaires abusifs sur les pages de personnes décédées et à l’encontre de ceux qui publient des messages commémoratifs. En qualifiant les témoins et parents de la tuerie de Sandy Hook d’acteurs de la crise (crisis actor), les complotistes cherchent à semer le doute à l’encontre des médias et sur l’honnêteté de leurs reportages, mais surtout, ils distillent un terme spécifique, un mot clef particulier qui leur sert à relayer leur théorie. Ceux qui propagent ces doutes, créent des faux comptes sur les médias sociaux pour poser des questions aux journalistes, tentent de créer des contenus sur Wikipédia sur ces mots… « Mais les systèmes algorithmiques ne sont pas leur cible. Les journalistes sont la véritable cible de leurs manigances numériques. »
Leur objectif n’est pas de faire dire aux médias que ces gens sont des acteurs de crise, mais de faire nier par les médias ces propos. Cela peut sembler contre-intuitif, mais lorsque les médias nient quelque chose, les personnes les plus sensibles à ces sujets, parce qu’elles ne font pas confiance aux médias, seront amenées à enquêter par elles-mêmes, et donc à faire des recherches sur ces termes spécifiques. En fait la négation du terme induit un effet boomerang qui consiste à amener les gens à chercher de l’information sur un sujet particulier avec un lexique distinctif. « Une fois que les médias ont commencé à nier le concept d’acteur de crise, les recherches sur ce terme ont été plus nombreuses. » Et cela conduit ceux qui cherchent de l’information depuis ces termes sur des pages et des sites qui distille le doute à l’encontre de la fiabilité des médias. Le but est de déclencher une attitude critique et de la nourrir par des recherches en ligne sur des termes spécifiques qu’utilisent les sites conspirationnistes. Ils exploitent ce que Michael Golebiewski du moteur de recherche Bing appelle un « vide de données » dans lequel les manipulateurs prospèrent. Ainsi, quand on cherche, « L’Holocauste a-t-il existé ? », les utilisateurs tombent massivement sur du contenu conspirationniste. « Les manipulateurs de média conçoivent et exploitent ces vides. Ils se mobilisent autour de phrases, de mots clefs, créent des contenus puis travaillent à pousser ce vocabulaire dans le lexique global en utilisant l’instinct des médias à toujours vouloir parler de ce qui est nouveau ». Mais, explique danah boyd, si les médias sont bien référencés par les moteurs de recherche comme Google et Bing, leur présence sur YouTube tient plutôt du désastre. Or, c’est là que prolifèrent les acteurs de la désinformation. Sans compter que YouTube, en favorisant la fraîcheur des contenus et les vidéos les plus vues, a tendance à renforcer ses biais et à favoriser les contenus problématiques. Sur YouTube, le terme actors crisis conduit automatiquement vers des contenus complotistes. La chercheuse Rebecca Lewis (@beccalew) de Data & Society a publié un rapport qui montre justement comment les manipulateurs exploitent ces vides de données et les processus de recommandation de YouTube.
« En plus de jouer avec les systèmes algorithmiques, les manipulateurs de médias exploitent un processus psychologique connu sous le nom d’apophénie », consistant à créer des liens entre des idées aléatoires. Un moyen de déformer nos imaginaires et à inviter les gens à voir la réalité dans leurs termes. « Dans le cadre du processus d’endoctrinement qu’ils fomentent, ils veulent que ceux qui enquêtent eux-mêmes commencent à voir les manipulateurs de médias comme étant persécutés pour avoir révélé une réalité que d’autres cherchent à réprimer. » Pour danah boyd, l’enjeu est de créer des formes de martyrs numériques, à l’image des martyrs religieux ou politiques. Elle rappelle que la plupart des utilisateurs des médias sociaux qui reçoivent des avertissements pour avoir contrevenu aux conditions d’utilisation modifient leurs comportements. Mais ce n’est pas le cas de ceux qui pratiquent la désinformation, notamment parce que le fait de devenir un martyr numérique, c’est-à-dire d’être banni des médias sociaux, leur profite. Ils ont appris à exploiter les limites des conditions d’utilisation. Et ont compris que les bannissements par les plateformes technologiques démontraient la pertinence de leurs propos à l’encontre de la liberté d’expression. Et les plateformes sont tout aussi empêtrées que les législateurs à concevoir des lois et des modalités pour empêcher la diffusion de ce type de propos.
Face à cela, danah boyd évoque l’idéalisme des journalistes. « La plupart des journalistes sont passionnés par le fait de donner aux gens l’accès à l’information », rappelle-t-elle. Cela a longtemps été le cas des entreprises technologiques, souligne-t-elle également. L’inconvénient de l’idéalisme, c’est qu’il entend peu la critique. D’où le fait que les journalistes comme les ingénieurs entendent peu le fait qu’ils soient plus partiaux qu’ils ne le pensent, c’est-à-dire qu’ils font partie du problème plus que de la solution. Pour danah boyd, qui s’exprimait ainsi devant une assemblée de journalistes et de spécialistes des technologies, « notre démocratie dépend du fait que vous reconnaissiez la manipulation dont vous êtes l’objet ». Cette manipulation est pleinement liée à la transformation financière de ces dernières années qui poussent les entreprises de presse comme les entreprises technologiques à développer des solutions pour augmenter leurs revenus à court terme. « Bien que les rédactions puissent être financièrement viables, la pratique saine du journalisme d’investigation n’est pas compatible avec le retour sur investissement attendu par Wall Street ». Beaucoup d’entreprises de presse ont fermé ou se sont transformées. Quant au journalisme local, il est bien souvent devenu une abstraction aux États-Unis. Si les Américains ne font plus confiance au journalisme, c’est notamment du fait de la disparition du journalisme de proximité, estime danah boyd. « La confiance est enracinée dans les réseaux. Si vous ne connaissez pas de journaliste – ou si vous ne connaissez personne qui en connaît – pourquoi devriez-vous faire confiance à cette profession ? » Avant de faire un vibrant plaidoyer pour que les pratiques journalistiques se reconnectent aux communautés, fassent partie à nouveau du quotidien des gens… « Pour être journalistes, vous devez trouver le moyen de faire partie du tissu social de l’Amérique et vous devez tisser ce tissu social via vos connexions. C’est l’innovation la plus critique – et la moins familière – pour les professionnels de l’information ! »
En attendant que la presse trouve le moyen de rétablir cette confiance, elle doit faire face au défi de la manipulation dont elle est l’objet. « Si les manipulateurs essaient de vous utiliser pour polariser la société américaine, comment résister ? » Et la chercheuse d’appeler les journalistes à apprendre à déjouer les pièges qu’on leur tend. Ils doivent apprendre en retour comment la désinformation les manipule pour pouvoir la déjouer. Certes, un article de blog peut devenir viral, mais quand un média choisit de couvrir une histoire qui n’a reçu de l’attention que par des blogueurs, ils amplifient le message à un public plus large. Dans un monde de médias sociaux, ce que les médias décident d’amplifier a des conséquences importantes sur ce dont les gens discutent, sur ce qu’ils partagent, sur ce qu’ils observent… Comme le souligne encore Whitney Phillips dans « Oxygène de l’amplification », les médias amplifient les messages les plus radicaux.
Dans un article pour le Guardian, boyd et Joan Donovan ont montré que les rédactions du milieu du XXe siècle avaient compris que lorsqu’elles couvraient les actions du Ku Klux Klan, elles relayaient également leurs propos. C’est ce qu’on appelle l’effet Werther ou suicide mimétique, théorisé par le sociologue américain David Philipps, qui veut que quand un média relate un cas de suicide, elle en provoque, à l’image des vagues de suicides qui ont suivi la publication des Souffrances du jeune Werther de Goethe. L’une des réponses à cela consiste à utiliser le « silence stratégique », une pratique qui plait assez peu aux producteurs d’information. Pourtant, rappelle la chercheuse, les médias savent utiliser l’amplification stratégique quand ils le souhaitent. L’enjeu ici n’est pas de faire tomber une chape de plomb sur l’information, mais de mieux articuler les moments où il faut savoir se taire et les moments où il faut savoir amplifier l’information, estime danah boyd. Les journaux ne cessent de faire des choix sur ce qu’ils doivent taire et ce qu’ils doivent amplifier… Peut-être ne font-ils pas suffisamment attention aujourd’hui aux messages radicaux qu’ils véhiculent.
Revenant sur l’attentat à la voiture bélier du 23 avril 2018 à Toronto, qui a fait 12 victimes et 16 blessés, danah boyd dénonce la reprise par la presse du terme Incel pour désigner les revendications du tueur. Un terme que les journalistes ont utilisé pour amplifier la gravité de l’acte terroriste, mais que la plupart du public ne connaissait pas et qui a invité les lecteurs à faire des recherches sur ce terme, les amenant jusqu’à des contenus bien peu recommandables.
« Pourquoi l’amplification de ce terme était-elle digne d’intérêt ? Pourquoi n’avez pas transmis la même information sans donner aux gens un mot clef de recherche servant de véhicule de recrutement à ceux qui propagent une masculinité toxique ? Choisir de ne pas amplifier les termes spécifiques d’un recrutement haineux n’est pas une censure. Vous ne donneriez pas à vos lectures un numéro de téléphone pour joindre le KKK, alors pourquoi leur donner une carte téléphonique numérique ? »
Vous n’avez pas besoin d’envoyer des personnes vers des données anormales ou d’offrir de la publicité gratuite aux groupes de haine pour raconter l’histoire d’un acte terroriste enraciné dans une masculinité toxique, explique danah boyd, en invitant les journalistes à ignorer la rhétorique extrémiste. « Il n’est pas nécessaire de donner de l’oxygène aux groupes marginaux qui agissent comme les brutes au fond de la classe de troisième ». Ce n’est pas parce que d’autres utilisent ces termes que vous devez reprendre leur vocabulaire. A l’heure de l’exploitation de la langue par nos machines, comme le soulignait très bien en 2012 déjà, le chercheur Frédéric Kaplan, c’est bien sur le terrain des mots que s’enracine les débats et les opinions.
Dans les années 20, poursuit danah boyd, le juge à la Cour suprême des États-Unis, Louis Brandeis, faisait valoir que le remède aux mauvais discours était davantage de discours plutôt qu’un silence stratégique. Si cette grande figure de la liberté d’expression pensait que chacun avait le droit d’exprimer ses opinions, cela ne signifiait pas pour autant qu’il pensait que tout le monde avait le droit d’être amplifié. Plus important encore, il ne croyait pas que quiconque avait les moyens de transmettre un message à quelqu’un avait le droit de le faire. Brandeis a ainsi reconnu que les États avaient le droit d’imposer des restrictions à ce que les panneaux publicitaires avaient le droit d’afficher (par exemple, la publicité pour le tabac) parce que, contrairement aux magazines, leurs publics n’étaient pas le même. Ces nuances argumentatives sont toujours pertinentes, estime boyd, en rappelant combien le paysage médiatique a évolué depuis. Pour boyd, nous avons plus que jamais besoin d’une presse idéaliste. Le fait que les médias ne soient plus les seuls gardiens de l’information ne signifie pas pour autant que leurs responsabilités dans la gouvernance de la démocratie puissent être ignorées. Nous avons plus que jamais besoin de piliers de l’information déterminés à expliquer des problèmes complexes au public. Répondez aux questions du public. Aidez les gens à établir des liens et à apprendre davantage sur les sujets difficiles. Le journalisme n’est pas neutre. Pas plus que les systèmes algorithmiques. Parce que vous avez le pouvoir d’amplifier les messages (comme les systèmes de recommandation algorithmique de l’information), les gens veulent également vous manipuler. Il n’y a pas que les entreprises, les gouvernements ou les agences de relations qui ont vos numéros de téléphone, explique-t-elle aux journalistes. La presse doit apprendre à changer de tactique pour affronter un adversaire tribal, organisé en réseau distribué, explique-t-elle en invitant les journalistes à construire à leur tour des réseaux. Le journalisme n’est pas tant un sport de compétition, mais doit un être un processus pour rassembler les gens et tisser le social…
« Construisez des réseaux entre l’information et entre les gens. Soyez une partie intégrante du tissu social de ce pays. La démocratie dépend de vous ! »