Pourquoi la technologie n’est pas démocratique et comment peut-elle le devenir ?

Sur l’excellent Mais où va le web ? (@maisouvaleweb), Irénée Régnauld (@ireR1) cofondateur de l’association Le Mouton Numérique (@moutonnumerique) faisait récemment part de sa lecture de Choix technologiques, choix de société (2003, éditions Charles Léopold Mayer, traduction de Democracy and Technology publié en 1995) de Richard Sclove, fondateur du Loka Institute, une association qui promeut la participation du public aux choix technologiques. Il y rappelle des questions de fond : comment orienter le choix technologique ? Peut-on rendre la technique plus démocratique ? Comment ?… Une lecture qui n’est pas sans évoquer les propos de l’historien des sciences, David Noble, dans Le progrès sans le peuple notamment, qui montrait lui aussi, comment les questions démocratiques sont évacuées des questions technologiques. La question démocratique est-elle l’impensée de la question technologique ?Lecture !

Dans les sociétés modernes, la technologie est une force qui dépasse bien souvent certaines prérogatives du système politique lui-même. Nos façons de nous déplacer, de communiquer, nos emplois du temps et vies de consommateurs doivent probablement plus aux grands systèmes techniques, grandes entreprises et au complexe militaro-industriel (la formule est d’Eisenhower) qu’aux institutions électives. Quelques illustrations bien connues : l’application Waze modifie les trajets des automobilistes en les faisant passer par des rues où ils n’osaient pas aller, ce qui peut dégrader brutalement la vie d’un quartier. AirBnb qui dans certaines villes, modifie en profondeur le marché immobilier (voir à ce titre la réaction de Matthieu Rouveyre, élu local à Bordeaux).

De l’importance de la polypotence

Que dire alors des réseaux énergétiques, de transport (par exemple le choix du tout automobile [1]), des pratiques à l’œuvre sur les lieux de travail, sans parler des réseaux de surveillance ? Et s’il fallait poursuivre, nous pourrions parler des effets du big data appliqué à la justice, à la police (dite « prédictive »), à la gestion des ressources humaines ou encore au classement des lycéens après leur bac. S’il n’est pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain, une certitude reste bien ancrée : les technologies font rarement l’objet de débats démocratiques, il nous semble même étrange d’accoler les deux termes, comme si ce qui était « technique » sortait par principe de la sphère du débat. Les seuls critères peut-être qui mériteraient des discussions seraient les analyses coûts/bénéfices et les risques sanitaires et environnementaux.

Pour Richard Sclove, ces critères ne suffisent plus, les effets sociaux des technologies sont trop importants pour être exclus du processus démocratique. « Les technologies sont des structures sociales », affirme-t-il : elles affectent tous les membres de la société, qu’ils le veuillent ou non, « la texture psychologique même de notre vie quotidienne reflète l’influence d’innombrables choix et pratiques auxquels nous ne participons pas ». Nous pourrions, certes, faire comme les Amish, revêtir la modernité d’un débat permanent et adopter ou refuser, au cas par cas, une technologie, dans le but de maintenir en place l’ordre social. Mais si les Amish sont la preuve que des institutions par le biais desquelles le citoyen peut s’impliquer dans le choix des technologies existent, Richard Sclove n’en fait pas pour autant une voie à suivre. Vivre reclus ne garantit pas l’émergence d’une démocratie technique.

Comment expliquer ce déficit démocratique ? Sclove le met sur le compte d’un malentendu à propos de la technologie : nous aurions trop tendance à penser chaque objet à travers un usage unique. Un marteau par exemple, sert à planter un clou et ce serait tout. En fait, lorsqu’un homme plante un clou, il développe ses muscles, sue, s’affirme, se souvient des mythes de Vulcain et Thor, du garage de son grand-père, etc. Le marteau lui, a nécessité de couper un arbre, extraire du minerai de fer…, c’est un objet plutôt utilisé pour travailler seul (il n’a qu’un manche) qui véhicule donc une certaine forme d’organisation du travail. Comme toutes les technologies, les marteaux sont « polypotents », c’est-à-dire bourrés d’effets secondaires et d’externalités de toutes sortes qui passent bien souvent à la trappe. C’est au regard de ces effets qu’une démocratie devrait pouvoir anticiper, jauger, et décider ou non d’adopter une technologie.

Citoyens vs experts : qui peut agir en démocratie technique ?

Une fois admit que les technologies sont des facteurs de changement social importants, il paraît plus évident de les soumettre à des processus démocratiques. Bien sûr, il ne s’agit pas d’organiser une assemblée pour autoriser ou non la mise sur le marché d’un nouveau type de marteau. Sclove nous parle des technologies dont l’impact sur la société est majeur, c’est-à-dire susceptible de nuire à la démocratie. Corollaire, il est également question de favoriser les technologies qui fondent un régime démocratique. Par exemple, le projet de gazoduc de la vallée du McKenzie (Nord-Ouest du Canada) souleva une multitude de questions sociales qui donnèrent lieu à une large enquête (enquête Berger, du nom du juge de la Cour Suprême qui la mena). De nombreux citoyens furent consultés lors de procédures transparentes, le juge recommanda l’observation d’un délai de dix ans, puis le projet fut écarté et un nouveau parc naturel créé.

Mais tout n’est pas si simple et les résistances sont nombreuses. La démocratie technique souffre de deux critiques majeures. La première prétend que les gens simples ne sont « pas capables » de prendre ce genre de décisions, ne font pas le poids face aux avis d’experts, en bref, la parole populaire est envisagée comme un risque à ne pas prendre. Ce que nous rappelle Sclove, comme l’avaient fait Callon, Barthe et Lascoumes avant lui (cf. Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, 2001, réédité en 2014) et le philosophe Andrew Feenberg dans (Re)penser la technique (2004), c’est que la voix des citoyens ordinaires peut tout à fait mener à des conclusions au moins aussi pertinentes que celles d’experts, si ce n’est plus. Le combat des malades du SIDA fut essentiel pour mettre au point de nouveaux procédés de recherche, celui des personnes handicapées est encore clé dans la mise à disposition de technologies et infrastructures du quotidien pour tous les publics. La seconde critique affirme que « prévoir » les externalités positives ou négatives d’une technologie est difficile. Sclove l’admet volontiers, mais nuance néanmoins : il reste que les citoyens sont les plus à même de savoir si une technologie va changer leur vie, les forcer à travailler ensemble ou isolément, procurer du plaisir ou de l’apathie, accroître ou non l’autonomie ou la dépendance à une entité centralisée. Qui plus est, la démocratie technique n’agit pas qu’à l’endroit des nouveautés, elle concerne également le régime technologique présent : questionner l’existant est aussi une manière de ne pas le renforcer dans ses défauts.

En fait, les freins à la démocratie technique sont ceux dont souffre la représentativité citoyenne en général (la démocratie participative, le tirage au sort) : une certaine peur de la parole populaire et une foi aveugle en un régime technocratique qui pourrait s’absoudre de toute position idéologique, quand bien même il est incapable d’observer les siennes. Cela s’explique. Pour Sclove, les citoyens ont davantage d’intérêt au développement de la démocratie que les experts, car ils sont plus à même de comprendre comment la technologie va concrètement changer leur vie. Aujourd’hui encore, intégrer les citoyens à des décisions d’ordre technique et scientifique est rare, en témoigne le « Conseil de l’innovation », structure récente dont le premier objectif est « l’innovation de rupture ». A son bord, des chefs d’entreprise, quelques chercheurs, pas un seul citoyen. Comme si l’innovation n’était qu’une affaire technique dénuée de toute implication politique. Ceci ne fait pas exception à la règle, je le rappelais récemment, dans le numérique en particulier : il n’existe pas de véritable institution relayant une quelconque voix citoyenne.

De quelles règles se doter pour faire de la technologie l’affaire de tous ?

Avant de planter les bases quasi constitutionnelles d’une démocratie technique, l’auteur s’arrête longuement sur les différents types de technologies et les relations sociales qu’elles induisent. Très concrètement, les technologies peuvent être autoritaires (quand par exemple elles perpétuent des hiérarchies illégitimes), individualisées (lorsque les individus peuvent leur attribuer seuls un rôle ou un autre), communautaires ou coopératives (lorsqu’elles perpétuent des hiérarchies légitimes, par exemple une hiérarchie qui amène à plus de démocratie), de masse (ce qui implique une élite détachée du reste) et transcommunautaires (qui facilite les relations entre plusieurs communautés). Une technologie peut bien sûr appartenir à plusieurs de ces catégories, mais certaines sont clairement orientées dans un sens : un réseau énergétique centralisé est peu démocratique et favorise une technocratie, une chaîne de montage qui immobilise l’ouvrier ne tend pas à l’épanouir et chaque média transporte dans ses formats une certaine conception de l’information. La smart-city à elle seule, avec tous ses capteurs, peut embrasser différents modèles et structurer la ville de façons totalement différentes, comme le rappelle l’urbaniste Jean Haëntjens.

De cette patiente déconstruction des enjeux démocratiques liés aux différents régimes technologiques, Richard Sclove dégage un certain nombre de critères de nature à faciliter la prise de décision démocratique. Pour commencer, il faudrait veiller à trouver le juste équilibre entre toutes ces formes de technologies (c’est-à-dire le bon rapport de pouvoir). Richard Sclove propose ensuite de « limiter les techniques débilitantes » (ce qui fait clairement écho à la pensée d’Ivan Illich : « J’entends seulement définir des indicateurs qui clignotent chaque fois que l’outil manipule l’homme, afin de pouvoir proscrire les instruments et les institutions qui détruisent le mode de vie convivial » (dans La convivialité, 1973). Revers de la médaille, l’auteur déclare que « les sociétés démocratiques doivent rechercher des technologies et des régimes technologiques susceptibles d’aider les individus, groupes et associations à participer pleinement à la vie sociale, économique et politique, et éviter les technologies qui exacerbent les inégalités sociales ou créent de nouvelles inégalités ». Mais qu’est-ce qu’une technologie qui exacerbe les inégalités ou « perpétue des hiérarchies illégitimes » ? Pour la spécialiste de science politique Virginia Eubanks, l’exemple est tout trouvé : les systèmes d’éligibilité automatisés capables d’attribuer les aides sociales sont truffés de biais. Dans son ouvrage Automating Inequality : How High-tech Tools Profile, Police, and Punish the Poor, elle explique comment ces techniques de « big data », qui peuvent être totalement discriminantes, sont largement acceptées lorsqu’elles sont destinées aux pauvres. N’est-ce pas là une nouvelle manière de surveiller et punir ? Il y a là enseignement à tirer : les technologies nouvelles s’inscrivent toujours dans des systèmes de privilèges existants et bien souvent, ne font que reproduire ces modèles sans véritablement les remettre en cause. Peut-on alors vraiment parler d’innovation ? Parmi les autres « critères de conception démocratiques », Richard Sclove mentionne les technologies permettant une relative autonomie, capables de contenir les externalités environnementales et sociales à l’intérieur du domaine politique local, soutenables écologiquement et flexibles, c’est-à-dire susceptibles de recevoir des évolutions facilement. Ces propositions ne sont pas exhaustives, depuis une dizaine d’années d’ailleurs, des batteries d’indicateurs sont apparues pour évaluer l’impact des innovations sur le champ social ou environnemental (lire à cet effet le dossier « Innovation Facteur 4 » de la Fing).

Ces critères peuvent bien sûr soulever un certain nombre de craintes légitimes. Un cadre aussi strict n’est-il pas l’assurance de signer l’arrêt de mort de toute innovation ? Richard Sclove répond par la négative. D’une part, les procédés démocratiques qu’il promeut (inspirés des modèles de conférences de consensus et autres conférences citoyennes) agissent toujours à un niveau relativement local. Si une technologie n’est pas adoptée à un endroit, elle le sera probablement ailleurs, l’objectif étant de favoriser un pluralisme technologique. Si la technologie s’avère être sans risque, alors elle pourra se diffuser. D’autre part, dire que la démocratie est une contrainte revient à dire que le système actuel de fonctionnement par le marché en est dénué. Or nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles : « Nous avions une infinité de possibilités de façonner le monde, notre quotidien ne correspond qu’à l’une d’entre elles ». Ensuite, la démocratie n’est pas qu’un coût ! Les lieux de travail démocratiques sont souvent plus productifs pour des raisons psychologiques évidentes. Leurs externalités sont également plus positives. Richard Sclove demande si les Pères Fondateurs auraient pu mettre la Déclaration des droits dans la balance avec les coûts-bénéfices de telle ou telle technique. Et aujourd’hui ? La question n’a jamais été aussi actuelle, les jusqu’au-boutistes de l’innovation agitent le dragon Chinois en prétendant que si nous ne suivons pas dans la course à l’innovation, nous nous exposons à l’invasion pure et simple, façon « choc des civilisations ». Que tirer des telles déclarations ? La voie facile, celle de l’économie néo-classique, répond par la concurrence exacerbée et les marchés, ce qui peut donner lieu à des situations totalement ubuesques, quand par exemple le Zimbabwe vend le visage de ses citoyens à la Chine en échange de caméras, rapporte Usbek & Rica (dans ce cas précis, le contexte politique est très très loin de la démocratie). Pour Sclove, cette vision met sur le même plan toutes les valeurs (la démocratie en étant une parmi d’autres). Pourtant, cet « économisme » sur lequel il revient longuement est bourré de contradictions. Il récompense sans distinction ceux qui contribuent ou non au bien social, il prétend à une forme de neutralité axiologique, mais masque les relations de pouvoir et « décourage l’évaluation politique des structures et des pratiques qui subordonnent la démocratie aux intérêts matériels à court terme d’une minorité privilégiée ». Pour couronner le tout, il érige en valeur ultime la liberté (de produire, de consommer) alors même qu’il évite la question démocratique, socle même de cette liberté. Comme le rappelle le politiste Yves Sintomer dans la postface de l’ouvrage : « L’autonomie du citoyen n’est pas réductible aux préférences du consommateur ». L’approche de Sclove, elle, ne prétend pas à la neutralité axiologique, elle hiérarchise les valeurs et place la démocratie au-dessus. Il ne propose pas une recette miraculeuse, mais un langage démocratique flexible et ouvert à la critique.

Construire et promouvoir les structures participatives

Entrer dans le concret est une autre paire de manches. Pour Sclove, la première étape doit être celle de la prise de conscience. Il faudrait commencer au niveau local, par inventorier les technologies selon les critères déjà expliqués. Ce travail a été fait, notamment par les personnes handicapées dans de nombreuses villes. Une autre nécessité est l’orientation de la recherche, l’auteur va jusqu’à donner des sujets de thèses : « Comment un type de technologie peut affecter l’utilisation ou l’adoption d’autres types ? » ; « A quelles conditions le changement technologique transforme ou au contraire consolide-t-il les relations sociales préexistantes ? »… Il faudrait aussi changer de regard sur la technologie, les discours médiatiques sont bien souvent focalisés sur des « découvertes stupéfiantes » et autres « récits sensationnels ». Il faut une critique sociale de la technologie qui ne soit pas une parole descendante de la part des « experts-qui-éclairent-les-masses. » Sclove va jusqu’à proposer des congés sabbatiques citoyens et pose sans complexe la question de la temporalité politique dans nos vies. Cette question bien sûr, dépasse celle de la démocratie technique. Mais tout coïncide : nous avons si peu de temps à consacrer à la démocratie et passons pourtant un quart de notre temps éveillé devant des écrans.

Concernant le type d’institutions à mettre en place, pas de suspense, il faut tester, échouer, apprendre. De nombreuses approches déjà bien documentées ont fait leurs preuves. Le point sensible reste la bonne représentativité des citoyens. Structurellement, les experts sont surreprésentés, car le personnel politique, peu formé et en manque de temps, se repose sur un personnel non élu qui les sollicite. Ceux-là sont rarement impartiaux, peu à même d’envisager les implications sociales et politiques d’une technologie et participent pourtant à des décisions d’envergure (comme on l’a vu dans le cas des systèmes automatisés pour les aides sociales). Il existe une multitude d’autres acteurs mobilisables au niveau local : coopératives, associations, etc. La question de leur financement se pose donc également. Les réflexions de Sclove ont certes des allures de programme politique, mais rien n’empêche de les prendre par leurs aspects les plus concrets : l’expérience danoise des conférences de consensus [2] au cours desquelles les citoyens peuvent donner un avis éclairé sur une question scientifique ou technique ne nécessite pas de revoir de fond en comble le fonctionnement de la société : « il ne s’agit pas de démanteler les structures représentatives, mais plutôt de les compléter avec des institutions participatives ».

Au Danemark, les conférences de consensus ont été utilisées à de nombreuses reprises. Ces réunions peuvent bien évidemment souffrir des écueils classiques de la démocratie participative (sur représentation de publics militants, de classes supérieures ou de retraités, ou encore d’hommes blancs plus à l’aise pour prendre la parole en public, etc.). Le tirage au sort est une solution efficace pour relever statistiquement ces différents biais (on l’utilise par exemple pour choisir les jurys citoyens, dont la composition multiculturelle permet d’assurer des résultats beaucoup moins biaisés [3]). Pour couper court aux critiques un peu rapides, il convient de rappeler que, dans de tels systèmes, les individus continuent bien sûr à acheter ce qu’ils veulent, à occuper les emplois qu’ils souhaitent et à utiliser leur temps comme bon leur semble.

Richard Sclove propose également d’introduire des « Déclaration d’impact social et politique » (DISP) lors de l’introduction ou de l’importation de toute technologie ou innovation scientifique notable susceptible de modifier profondément le paysage politique et social. La DISP n’est pas nécessairement restrictive, dans le cas d’une technologie à même d’améliorer le contexte socio-politique, on pourrait par exemple envisager de mieux la financer à l’aide de subventions. Ce fut le cas pour les orphan drugs aux USA où il s’agissait d’encourager la commercialisation de médicaments prometteurs pour les maladies rares. A cela il faudrait ajouter une mise à plat des financements massifs de laboratoires nationaux et de recherche militaire, qui dépendent des impôts des citoyens. Pour le dire simplement, le progrès technologique mérite d’autres forces motrices que le désir de puissance ou la simple logique de profit.

Tout reste à faire

Les réflexions de Richard Sclove nous laissent bien sûr avec de nombreuses questions. Dans une société technologique avancée, prétendre « réinjecter » de la démocratie semble être presque vain tant la spécialisation est importante. Par ailleurs, agir localement dans un monde numérisé qui se veut sans frontière paraît presque impossible. De fait, les formes classiques de lutte dans les domaines technologiques interviennent souvent après de vives controverses (par exemple l’interdiction d’Uber ou AirBnb dans certaines villes) et sous la forme de « rationalisation démocratiques », c’est-à-dire de frictions qui viennent modifier le cours d’une technologie. La « démocratie forte » que plébiscite Sclove (qui reprend le terme d’un des livres du politologue Benjamin Barber) est un idéal encore lointain. Nos institutions, notamment européennes, technocratiques, loin des citoyens, en sont une bonne illustration et leur rejet un symptôme qui couve tous les dangers et passions autoritaires. Pour autant, nous ne devrions pas totalement baisser les bras : il reste des tas d’endroits où un contrôle démocratique est possible et même souhaitable : transport et mobilité, urbanisme, automatisation du travail… Ces champs sont bien souvent laissés à l’appréciation d’entreprises, de techniciens et d’experts qui peinent à solliciter les citoyens (si tant est qu’ils le veuillent).

La grande illusion de notre temps est sans doute la croyance, encore vive, que la technologie n’est pas politique, ou que lorsqu’elle l’est, son unique objectif serait de soutenir une compétition mondialisée sans plus d’égard pour les institutions ou la démocratie. Dans ce second cas, on ne peut pas vraiment dire que le caractère politique est bien compris dans toute son ampleur puisqu’il se réduit à la sphère purement économique. Si de nombreux débats agitent aujourd’hui la course à l’innovation, nous devons garder une certitude : entrer progressivement dans une démocratie technique est probablement la solution la plus pérenne, acceptable et épanouissante en ce début de XXIe siècle.

Irénée Régnauld

Cet article a été originellement publié sur Mais où va le web ?, le 3 septembre 2018.
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Notes
[1] Yves Sintomer et Christophe Bonneuil précisent à ce propos en postface : « Ainsi, le choix du tout automobile il y a un demi-siècle est-il aujourd’hui indissociable de l’essor des zones périurbaines, d’une convivialité dégradée de la rue en ville, d’une géopolitique mouvement au Moyen-Orient, de la mort annuelle de milliers d’accidentés en France et d’une partie du réchauffement planétaire. Les systèmes techniques sont des structures politiques en ce sens qu’ils ouvrent et contraignent les choix de vie et d’organisation qu’une société peut se donner. »

[2] Lors de ces conférences, une quinzaine de citoyens se prononcent sur un sujet technologique ou scientifique. Ces avis éclairés ne font pas forcément suite à une controverse, mais interviennent aussi en amont, lors des phrases de R&D, ce qui permet d’infléchir les décisions plus facilement et de ne pas se cantonner dans un « oui » ou un « non » a posteriori qui ne peut que créer des frustrations de tous côtés.

[3] Voir, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, Yves Sintomer, 2011.

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