Chiffrer pour évaluer – La vie des idées

Le sociologue Olivier Martin livre sur La vie des idées une intéressante réflexion sur les limites de l’évaluation par les chiffres en mettant en perspective les livres d’Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Benchmarking. L’État sous pression statistique, et celui d’Albert Ogien Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public. La montée des indicateurs chiffrés et standardisés est liée à la montée de l’évaluation et du management quantitatif, rappelle Olivier Martin. Pour Ogien, la quantification induit une “a-moralisation” des critères de jugement, et conduit à “réifier le phénomène mesuré, à neutraliser les enjeux sociaux et politiques (puisqu’ils ne peuvent pas être mesurés) et enfin à stabiliser les analyses et jugements (puisqu’il est toujours nécessaire, pour comparer, de ne pas changer les outils de mesure et donc les manières de voir)”. Pour Olivier Martin, les critiques de ces ouvrages portent moins sur les indicateurs que sur “la volonté évaluative”, c’est-à-dire, sur les dispositifs de managements résultant du benchmarking, notamment parce que toutes les formes d’évaluation ne produisent pas du chiffre. 

Pourtant, souligne Olivier Martin, “Il faut se garder de voir dans la critique de l’évaluation et de la statistique évaluative une simple reformulation de l’idée naïve que les chiffres ne sont que mensonges, qu’inventions et qu’outils de manipulations. Et il faut également se garder de voir dans la démarche statistique une négation de la subjectivité et de la singularité des individus et des situations.” Le plus étonnant, souligne le sociologue, c’est de voir combien ce “système du chiffre” inclut notamment les mécanismes qui amènent les individus à consentir, adhérer et agir pour les dispositifs d’évaluation. 

“C’est une des leçons les plus frappantes de ces enquêtes sur le benchmarking et l’évaluation : la capacité des dispositifs à enrôler chacun des protagonistes, en rencontrant finalement peu de résistance. Peut-être que ce mode de gouvernance est d’autant plus efficace que le sentiment de crise et de menace permanente est omniprésent : chacun adhère à ce jeu de l’évaluation concurrentielle, car chacun y voit un moyen de ne pas sortir perdant (voire de sortir gagnant) de la compétition et donc un moyen pour faire (sur)vivre son commissariat, sa formation universitaire, son équipe de recherche, son administration, son service ou encore son lycée…”

Pour Olivier Martin, les critères n’ont rien de naturel : il y a besoin d’une critique des catégories, des principes de calculs, des normes implicites incorporées dans les statistiques. “Les chiffres ne font qu’incarner les valeurs, choix et arbitrages sous-jacents à ces catégories, nomenclatures et critères.”

“Gouverner par des chiffres ce n’est pas dépasser les enjeux moraux, politiques ou économiques et les remplacer par des instruments neutres et rationnels. C’est, plus subtilement, cacher ces choix dans ces instruments, puis présenter ces instruments comme objectifs et non discutables. Le gouvernement par les nombres ne fait pas disparaître le politique, mais conduit à situer le politique dans le choix des grandeurs mesurées, dans les méthodes de leur mesure, dans les finalités des instances de mesure.”

(…) La notion de « système du chiffre » proposée par Albert Ogien nous semble pouvoir rendre justice au précepte selon lequel « les statistiques ne parlent pas d’elles-mêmes » : une même statistique sur l’illettrisme et l’accès à l’éducation peut être utilisée pour conduire des politiques de lutte contre l’illettrisme comme, inversement, pour juger de l’efficacité et de la performance des systèmes éducatifs, et ainsi pousser les systèmes les plus « défaillants » à se réformer. Et mesurer des taux d’échecs d’élèves dans des établissements scolaires peut conduire, soit à décider d’une politique de soutien en faveur des établissements ayant les plus grandes difficultés à faire réussir leurs élèves, soit à décider d’une politique de fermeture des établissements qui échouent dans cette mission. L’indicateur statistique ne fait pas tout, ne dit pas tout. L’action politique qui suit la production ou publication de chiffres n’est pas entièrement déterminée par les chiffres eux-mêmes.”

Et Olivier Martin de nous inviter à trouver les modalités de résistance à la pression statistique que ce soit par le “statactivisme”, c’est-à-dire de savoir détourner ou contourner les règles présidant à la fabrication des chiffres, de savoir bâtir des indicateurs qui peuvent mobiliser la contestation ou contribuer à une revendication, d’être force de propositions en créant ce que statisticiens, sociologues et économistes critiques appellent des « indicateurs alternatifs ». C’est également en s’intéressant à l’analyse sociologique des promoteurs et initiateurs des dispositifs : qui sont-ils et quel profit en tirent-ils ? Tout en regardant aussi pourquoi notre résistance à ces métriques est si faible.

Une analyse qu’on complètera utilement en jetant un oeil au dernier numéro d’Agir par la culture consacrée justement à “la victoire du chiffre” et notamment l’article du politicien socialiste belge Jean Cornil, qui nous alerte sur “l’ère de la quantophrénie”, c’est-à-dire de notre obsession du chiffre. ce “rêve d’harmonie par le calcul” comme fondement de l’ordre social. 

“Désormais, la loi est « la base d’un nouvel idéal normatif qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables ». Exit la justice par la règlementation et la morale. Place à l’imaginaire de la gouvernance par les nombres où triomphent le programme, l’algorithme, le management des « ressources » humaines et naturelles. Place à l’enfermement des actes et des sensibilités dans une pure raison instrumentale sous l’égide exclusive du calcul économique, supposé seul être quantifiable et performant. L’étalon de mesure déterminant se réduit donc aux chiffres. À un calcul d’intérêt. (…) Le périmètre du bien commun et du non-quantifiable se rétrécit. (…)  Individus comme institutions sont sommés d’effectuer un calcul avantages/coûts avant de prendre en compte l’intérêt collectif, le sens de leur présence au monde ou les bienfaits d’une civilisation.” 

Et Cornil de conclure par un beau rappel : 

“Le 18 mars 1968, Robert Kennedy prononçait un discours prophétique à l’Université du Kansas sur le Produit Intérieur Brut (le PIB). Il relevait ce que le fameux PIB tenait en compte dans ses calculs : la pollution de l’air, la publicité pour le tabac, la course des ambulances, la destruction des forêts, la production d’armes nucléaires, le coût des prisons… Et ce que cet indicateur économique, boussole de nos gouvernants, ne prenait pas en compte : la santé des enfants, la qualité de l’école, la gaité des jeux, la beauté de la poésie, l’intégrité des dirigeants, la solidité des liens affectifs, le courage, la sagesse… et Robert Kennedy concluait : « En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Près de quarante années plus tard de quantification effrénée, son message résonne d’une lumineuse lucidité.”

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