Dépasser la mesure du temps d’écran ?

Le temps passé sur nos écrans est massivement accusé de nombre d’effets négatifs : dépression, anxiété, sommeil, obésité, troubles de l’attention, retards de développement, etc. Pourtant, malgré la panique morale, les études ont du mal à trouver des résultats cohérents et à fournir des conclusions claires, rappelle le journaliste Will Oremus (@willoremus) pour OneZero (@ozm). Dernièrement encore, une méta-étude signée par les professeures de psychologie à l’AdaptLab de l’université d’Irvine Candice Odgers (@candice_odgers) et Michaeline Jensen, soulignait que le lien entre l’usage des médias sociaux et l’anxiété ou la dépression chez les adolescents était faible voire inconsistant. Dans le cadre des conclusions de notre étude sur l’attention : où nous expliquions déjà les limites de la panique morale et de la réponse par la mesure du temps d’écran, nous en avions pointé d’autres, notamment les études  d’Andrew Przybylski (@shunbillskee) de l’Oxford Internet Institute qui montrait que la corrélation entre l’utilisation de la technologie et le bien être adolescents était très très faible. 

Page d'accueil du Screenome Project

Comme le pointe très justement le journaliste du New York Times, Nathaniel Popper : les chercheurs ne disent pas qu’il n’y pas des usages trop intensifs des outils numériques et que ces usages excessifs peuvent exacerber les problèmes de certaines personnes qui se débattent déjà avec des problèmes de santé. Mais cela ne signifie pas que les écrans soient responsables de ces problèmes. « Dans la plupart des cas, disent-ils, le téléphone n’est que le miroir qui révèle les problèmes que l’enfant aurait même sans le téléphone ». Pire, rappelle Candice Odgers :, cette insistance sur la protection des enfants contre les écrans rend plus difficile des conversations plus productives sur la protection de leur identité en ligne ou sur les usages constructifs qui peuvent être faits de leurs activités connectées, notamment en minimisant les soutiens psychologiques en termes de ressources et de connexions que ces outils offrent. Ces chercheuses ne sont pas les seules à relever les failles de l’épidémie de panique morale à l’égard des écrans : la psychologue Amy Orben de l’université de Cambridge (voire son étude), le spécialiste en communication Jeff Hancock du Stanford Social Media Lab (dont les récentes études tentent de montrer l’apport psychologique positif qu’il y a à se présenter et exister en ligne), partagent des conclusions similaires. 

Couverture de la traduction française du livre de Jean Twenge, Génération internetLa panique morale a notamment été alimentée par un article très relayée de The Atlantic – suivit d’un livre, iGen (Atria Books, 2017) traduit sous le titre Génération internet (Mardaga éditions, 2018) – signée de la psychologue Jean Twenge et intitulé : « Les smartphones ont-ils ruiné une génération ? », rappelle Nathaniel Popper. La psychologue y montrait une corrélation entre la montée de l’anxiété, de la dépression et du suicide chez les adolescents américains après 2012 qu’elle attribuait à la diffusion des smartphones et des médias sociaux. Mais les smartphones en ont-ils été la cause ? Les critiques soulignent que les taux d’anxiété et des suicides n’ont pas progressé en Europe où les téléphones étaient aussi répandus… et que l’utilisation excessive du téléphone pourrait être une conséquence plus qu’une cause de bien d’autres angoisses 

Améliorer notre compréhension des usages ?


Pour le professeur en communication Byron Reeves, le pédiatre et directeur du Solution Science Lab de Stanford Thomas Robinson et du psychologue Nilam Ram, directeur du laboratoire QuantDev de l’université d’État de Pennsylvanie, la raison est peut-être à trouver dans le fait que le « temps passé devant un écran » est une mesure profondément erronée, expliquent-ils dans un article pour Nature. Pour dépasser ce constat, ils viennent de lancer le « Human Screenome Project », une application qui a pour but d’enregistrer des captures d’écrans d’utilisateurs volontaires toutes les cinq secondes afin de mieux comprendre ce qu’ils font de leurs smartphones. L’enjeu : fournir une compréhension plus fine de nos usages en les observant d’une manière plus rigoureuse pour mieux comprendre la nocivité ou le bénéfice de nos pratiques. 

La plupart du temps, les études sur le temps d’écran sont des études déclaratives (ou via des journaux d’usages, mais qui ne précisent pas toujours très fidèlement ou dans le détail ce que les gens font), explique le pédiatre Thomas Robinson, ce qui nuit à leur fiabilité… Mais surtout, chaque heure d’écran est différente selon ce que vous y faites. Entre l’évolution des modes de consommation fragmentés, l’éventail sans fin des contenus, les régimes d’information trop idiosyncrasiques et les expériences de plus en plus mobiles, à la volée et interactives… il devient de plus en plus difficile de caractériser les usages. Même quand on déclare passer du temps sur Facebook, cela peut impliquer bien des usages différents, allant de lire des contenus à faire du shopping ou à passer son temps à harceler ses relations… Sans compter qu’il est important également de comprendre comment on passe d’un contenu l’autre, d’une plateforme l’autre, d’une interaction l’autre… 

Des adolescents qui passent 3 heures par soir sur leurs smartphones, n’ont pas le même rapport selon qu’ils jouent, naviguent et échangent sur les réseaux sociaux, consomment passivement des vidéos, ou ne répondent qu’à des notifications… alors qu’ils passent tous le même temps sur leur écran. L’un pourrait se sentir plus connecté, l’autre plus isolé, un plus stimulé un autre plus anxieux.  

Comparaison du screenome de deux adolescents via NatureC’est d’ailleurs ce que suggère un comparatif d’utilisation détaillé entre deux adolescents sur 3 semaines donné en illustration dans l’article de Nature. Alors que les deux adolescents pouvaient déclarer leur temps d’utilisation substantiel, l’utilisation médiane du premier était de 3,67 heures par jour contre 4,68 heures par jour pour le second (soit 27 % de temps passé en plus). Alors que le premier adolescent activait 186 sessions par jour en moyenne d’une durée moyenne de 1,19 minute), le second n’en totalisait que 26 d’une durée moyenne de 2,54 minutes. Le premier a donc allumé et éteint son téléphone 7 fois plus que le second ! On voit déjà se dessiner autant de schémas d’usages qui pourraient expliquer des différences psychologiques… Si les deux déclarent consulter et créer du contenu, écrire des messages, saisir des termes de recherches, enregistrer et poster des vidéos… très concrètement, le premier a passé 2,6 % de son temps en mode production, créant du contenu de manière régulière tout au long de la journée principalement via des applications de médias sociaux. Mais le second a passé 7 % de son temps à créer du contenu (soit 2,5 fois plus). Si le premier s’est engagé dans plus de 26 applications différentes, plus de la moitié étaient des applications de médias sociaux, principalement Snapchat et Instagram (53,2 % du temps total), alors que le second en a utilisé 30, mais principalement YouTube (50,9 % du temps total). Pour le second, 37 % des captures d’écran de la journée comportaient de la nourriture (photos, vidéo et jeu relatif à la nourriture)… On le constate, les différences de régime médiatique passées au microscope semblent donc assez révélatrices de comportements largement différents. 

Reste que les chercheurs demeurent prudents sur la contribution que pourra apporter leur projet. Ils rappellent l’enjeu qu’ont les chercheurs à ne pas dépendre des entreprises pour étudier les données d’usages, ainsi bien sûr que l’enjeu de sécurité et de confidentialité de données extrêmement personnelles qu’ils manipulent via ce projet. Mais surtout, ils soulignent que, même avec un meilleur microscope, ils pourraient peut-être ne pas trouver d’éléments significatifs… et que « les relations entre l’utilisation des médias et les pensées, les sentiments et les comportements des gens pourraient continuer à se révéler faibles ou inexistantes ». En fait, cette capture de données en permanence va peut-être avoir du mal à dégager les effets psychologiques des usages, notamment parce que rien, apparemment, dans le Screenome Project ne vise à collecter des informations  de santé, physiques comme mentales, des volontaires.

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