Les institutions du savoir sont-elles suffisamment démocratiques ?

On entend souvent que la meilleure réponse contre la désinformation, c’est l’éducation. Qui passe notamment par la « littératie numérique » comme disent les spécialistes, c’est-à-dire la maîtrise des savoirs, capacités liées aux technologies numériques. Mais c’est oublier que l’éducation est trop souvent convoquée pour être la réponse à tous les maux, sans qu’elle soit extensible à l’infini, c’est-à-dire capable d’adresser tous les problèmes du monde. Rolin Moe (@RMoeJo), directeur de l’Institut pour l’innovation académique de Seattle, pour Real Life revient sur les nombreuses déclarations qu’on a pu entendre récemment, convoquant l’éducation pour répondre aux fake news (voir notre article « Peut-on répondre à la désinformation ? »). C’est oublier ou croire que ceux qui produisent de la désinformation seraient les seuls responsables, les seuls à exalter les promesses solutionnistes de la Silicon Valley, ou un programme ou une plateforme est toujours un remède à un problème. On peut continuer à nier « la complicité d’une société qui promet le savoir comme un pouvoir, tout en traitant toujours l’information comme une ressource économique »… La désinformation fait partie du paysage. Tenter de l’expulser ne fera que déplacer le problème, estime-t-il.

Pour les partisans de l’éducation, puisque la désinformation est une hydre à plusieurs têtes qui ne peut être vaincue du côté de l’offre, nous devrions enseigner aux consommateurs comment s’engager correctement avec l’information et l’évaluer rigoureusement. Mais c’est croire que le problème serait d’arriver à distinguer le vrai du faux, alors que les études montrent combien les mensonges sont souvent bien plus convaincants que les faits. En fait, dénonce Rolin Moe, la pensée critique et l’alphabétisation numérique seraient donc des solutions magiques, mais qui oublient trop vite comment la sphère publique a été jusque là démantelée. C’est en tout cas oublier que la désinformation ou l’alphabétisation à l’information ne sont pas neuves. Le problème, rappelle le chercheur, c’est que l’éducation à l’information repose sur des institutions impartiales qui ne connaîtraient aucun biais… Or, les défenseurs de l’information qui s’espèrent en arbitres de la vérité, en facilitateur du savoir, fiers d’une mission de justice sociale impartiale pour guider leurs pratiques, ont finalement eu trop d’accointances avec la hiérarchie dominante. Ces acteurs (médias, écoles, bibliothèques, universités…) semblent avoir jusqu’à présent surtout cherché à réconcilier leurs élèves avec l’ordre existant : que ce soit l’aristocratie du pouvoir hier ou la souveraineté du marché aujourd’hui.

Pour Rolin Moe, la pensée critique est certes à la base de la maîtrise de l’information, mais ceux qui la proposent ne sont pas nécessairement en mesure de la fournir réellement. Trop souvent les institutions du savoir ont été incapables de penser de façon critique leurs propres pratiques et propositions. Et Rolin Moe de pointer notamment l’absence de participation du public à l’évaluation ou à la curation des établissements, institutions et organisations du savoir, allant des écoles aux musées. Dans l’ensemble, les institutions sont restées fondamentalement élitistes et leur capacité à valider les connaissances également. Les apprenants sont restés des utilisateurs et le libre accès n’a servi qu’à coordonner une consommation de masse de contenus certifiés par les autorités. Malgré un accès accru des citoyens à ces espaces, la possibilité de collaborer à la création réelle de connaissances est restée une activité professorale. « Le modèle de consommation de contenus utilisés dans les écoles perpétue le modèle des médias de masse, fournissant des informations décontextualisées sous forme de divertissement éducatif ». En traitant les apprenants comme des utilisateurs, l’information demeure présentée sous forme d’une présélection sans leur permettre de comprendre pourquoi ou en quoi celle-ci est reliée au projet disciplinaire de construction de la connaissance. Si une réponse collective est façonnée, si une norme est établie, ceux qui ont été normalisés n’y ont pas contribué. Pour Moe, les institutions du savoir ne font que montrer et protéger l’information, sans y associer réellement leurs publics et participent à transformer ainsi la culture et la connaissance en mausolée.

Pour Moe, l’un des problèmes est de savoir ce qu’il se passe quand les autorités changent leur vision de la connaissance partagée, évoquant par exemple le climatosceptiscisme à venir des agences gouvernementales américaines… qui risque de mettre encore un peu plus à mal la diffusion unidirectionnelle du savoir. A l’heure où l’administration Trump annonce vouloir restreindre la liberté de communication des agences du gouvernement, le fait de n’avoir pas construit un accès plus démocratique au savoir devient brutalement un problème. Pour Moe, l’éducation à l’information est moins une solution qu’un alibi pour résoudre les problèmes éducatifs. L’enjeu est surtout de penser à développer de nouveaux modes de contribution plus participatifs et démocratiques.


Image : un dessin du dessinateur Davit Witt qui évoque le compte twitter alternatif du Service des parcs nationaux américain, premier d’une série d’administrations américaines qui ont ouvert un compte alternatif pour ne pas avoir à se soumettre à la demande de l’administration Trump de ne plus communiquer sans autorisation.

MAJ : Comme le souligne Martin Lessard en commentaire sur Facebook, le propos de Moe, s’il est stimulant demeure ambigu. La démocratisation de l’école ne peut pas pour autant vouloir dire que chacun doit « réexpérimenter » ses connaissances en contexte, sans donner libre cours à bien des vérités alternatives. Il me semble – en tout cas c’est ainsi que je l’ai lu – que Moe plaide surtout pour des institutions de savoirs qui soient moins top-down, qui sachent faire un meilleur accueil à une gouvernance avec les publics qu’elles accueillent.

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