Seshat et la naissance des « divinités morales »

Il y a quelque temps nous avions présenté Seshat, une gigantesque banque de données de faits historiques qui devait permettre aux chercheurs de s’appuyer sur des bases solides pour émettre des hypothèses en sciences humaines. Selon l’expression des concepteurs, Seshat devait amener à un « massacre des théories historiques », autrement dit, toutes les idées sur l’histoire qui avaient été émises pouvaient se trouver, pour la première fois de manière rigoureuse, soumises au test de la réalité, ce qui ne pouvait qu’entraîner la réfutation et la disparition d’un bon nombre d’entre elles.

Eh bien le massacre a déjà commencé, à en croire un article de Nature (accessible sur le blog de Seshat).

Qu’est-ce qui permet la naissance de civilisations complexes, réunissant sous une même bannière des centaines de milliers d’individus ? On a pu croire que l’une des causes de ce phénomène était l’apparition des « grands dieux » ou « dieux moralisateurs » : des êtres très puissants (et même tout puissants) susceptibles de nous surveiller et qui sont impliqués dans la façon qu’ont les humains de bien se conduire. En effet, si des divinités ou des esprits ont toujours été en mesure de se mettre en colère si on ne respectait pas leur culte ou un tabou, l’apparition d’entités intéressées par la manière dont nous nous comportons en société est plus récente. Selon cette hypothèse répandue, la croyance en de telles divinités aurait permis la normalisation des comportements d’une grande masse d’individus.

Mais apparemment, cela ne s’est pas passé comme ça. Pour tester cette théorie, les auteurs de l’étude ont étudié 414 sociétés qui se sont développées depuis le néolithique dans 30 régions du monde, en utilisant 51 marqueurs de complexité sociale (celle-ci est difficile à définir, en gros, les sociétés vraiment complexes comportent plus d’un million d’individus). Les chercheurs ont découvert qu’apparemment, la croyance en ces dieux moralisateurs s’est répandue après que les sociétés en question aient atteint un certain niveau. À noter que ces historiens ont aussi intégré à la définition des divinités moralisatrices les grands principes de « jugement surnaturel » même s’ils sont plus impersonnels, comme le karma dans le bouddhisme.

Dans un article du New Scientist, l’un des chercheurs, Harvey Whitehouse (également cofondateur de Seshat et dont nous avons déjà présenté succinctement les théories), explique par exemple que la première divinité moralisatrice enregistrée dans l’histoire était probablement la déesse égyptienne Maat, apparue aux alentours de 2800 avant JC. À l’époque, la société égyptienne comptait déjà plus d’un million de membres et c’était la plus sophistiquée de l’époque.

En revanche, il semble bien qu’une fois atteint un certain niveau de complexité, le recours aux « divinités morales » se soit généralisé :  » (…) la plupart des sociétés dépassant un certain seuil de complexité sociale ont développé une conception des dieux moralisateurs. Plus précisément, dans 10 des 12 régions analysées, la transition vers des dieux moralisateurs s’est produite 100 ans après que la société ait dépassé la valeur de complexité sociale de 0,6 (ce que nous appelons une méga-société, car elle correspond à peu près à une population de l’ordre de un million). »

Il semble donc que ces entités surnaturelles aient plutôt possédé un caractère adaptatif, aidant au fonctionnement d’une société déjà complexe.

La religion n’aurait-elle donc joué aucun rôle dans cette montée de la complexité ? En fait un autre élément semble important : l’apparition de ce que les chercheurs nomment les rituels doctrinaux : il s’agit de rites effectués de manière régulière sous la houlette d’une classe de prêtres professionnels. Selon Nature, l’apparition de ces rituels précède parfois d’environ 1100 ans l’avènement de divinités moralisatrices, et ce dans 9 des 12 régions analysées.

Whitehouse revient dans le New Scientist sur la notion de « rituels habituels ». Dans les sociétés les plus archaïques, explique-t-il, la plupart des rites sont rares et extrêmement spectaculaires et violents, impliquant souvent douleurs, scarifications, etc. De telles cérémonies sont utiles au sein des sociétés de chasseurs-cueilleurs, afin de consolider les liens entre les membres de la tribu, qui vivent souvent dangereusement et risquent fréquemment leur vie. Mais avec l’arrivée de l’agriculture, les besoins changent. Le danger est moins présent et les rituels plus routiniers tendent à prendre la place des rites violents. Whitehouse note toutefois un paradoxe : avec l’agriculture se généralise aussi la pratique du sacrifice humain, qu’on pourrait difficilement qualifier de calme et routinier.

En tout cas, il semble bien que le rite précède la croyance. Comme le conclut l’article de Nature : « en ce qui concerne la montée initiale de la complexité sociale, la manière dont on pratiquait le culte a peut-être finalement été plus importante que la divinité à qui ce culte était dédié ».


Image : carte représentant la distribution des « divinités morales » sur les 30 régions analysées. Les nombres représentent les milliers d’années depuis leur apparition. « MHG » signifie « Moralizing High Gods » et « BSP » « Broad Supernatural Punishment », comme le karma…

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